Heidegger, la quotidienneté et la démocratie

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Heidegger et l’espace public : Le paradigme du “on”

La question générale qui va nous occuper dans cet article est : comment critiquer l’espace public sans sortir de la démocratie ? Heidegger fournit une première critique de l’espace public qui consiste à en faire un espace inauthentique où l’individu se perd et se fond dans la masse de la communauté à laquelle il appartient. Cette critique peut être considérée comme idéal-typique de par sa conception de la modernité, et plus particulièrement de la modernité politique, qui s’incarne dans le modèle de la démocratie de masse. La condamnation heideggérienne de l’espace public se cristallise autour de la notion de la technique, notion que nous allons tenter d’expliciter. Nous essaierons de montrer que cette critique de la technique mène à l’antidémocratisme puisque le lien d’implication réciproque entre la démocratie et l’espace public interdit de condamner définitivement l’un sans nier l’autre. Faire de la critique heideggérienne un idéal-type se justifie par l’influence de ce dernier sur les générations postérieures1. La dénonciation contemporaine des médias, notamment, porte en elle des motifs heideggériens.

Dans Etre et Temps, Heidegger, dans le cadre de son analyse existentiale du Dasein, aborde le thème de la quotidienneté du Dasein. Même si il ne thématise pas stricto sensu les notions d’espace public et de démocratie, il nous semble possible d’y trouver implicitement, à travers cette étude, les traces d’une théorie politique qui intègrerait la mise en question du penser en commun. Le Dasein vit en effet en communauté, puisque le « monde est monde commun ». Le Dasein y est toujours-déjà déchu : la déchéance, ainsi que la quotidienneté, qui s’incarne dans le « on », sont constitutifs de son être. Pour Heidegger, le paradigme de ce qu’il nomme « l’être-avec » (« Mit-Sein ») quotidien est le lecteur de journal. Celui-ci est soumis à la dictature du « on » (« das Man »), c’est-à-dire de l’impersonnalité et de l’interchangeabilité. Un journal impose sa vision du monde à une communauté de lecteurs rendus tous identiques, qui n’a d’autre choix que d’y adhérer. Lire le journal est donc une activité dépersonnalisante où « chaque équivaut à l’autre », où chacun est un autre et personne n’est soi-même. Bref une activité passivante. Dans l’espace public, l’individu se perd, il n’est qu’un exemplaire d’autrui qui lui impose sa puissance homogénéisante et aliénante. Le fait que « les autres, ce sont plutôt ceux dont la plupart du temps on ne se distingue pas »  implique qu’au sein de la sphère publique, l’individu fait corps avec la masse, il quitte la sphère du propre pour plonger dans celle, indifférenciée, des autres. Bref, le « on » détruit toute singularité. Paradigme de la curiosité, qui désigne la volonté du Dasein de voir le monde comme spectacle et non de le comprendre, la lecture du journal est ce qui l’éloigne de ce qu’il doit être, de sa tâche d’être. Mais ce paradigme désigne bien plus que cela : toute posture à l’intérieur de l’espace public.

L’être-public est le mode de l’impropriété, où l’individu n’est pas lui-même, où il devient « on ». Heidegger condamne l’espace public en ce qu’il étouffe toute capacité critique de l’individu car il dicte un « être-dans-la-moyenne », proscrit toute exception, il fond tous les membres de la communauté dans la même masse informe en glorifiant l’unanimité. L’être-public, autrement dit le « on », est le sommeil du Dasein, l’espace protecteur et confortable où il peut s’oublier, arrêter d’être lui-même. Mais ce dont le « on » protège le Dasein, c’est précisément le souci de sa propre mort, qui fait de l’individu un être proprement singulier, un « je », en ce que la mort est ma possibilité la plus ultime, l’expérience de mon unicité, l’épreuve de l’impossibilité de l’interchangeabilité avec autrui. Dans sa dictature, le « on » fournit au Dasein des opinions, le force à adopter le « prêt-à-penser » qu’on lui soumet et qu’il accepte par complaisance, il le dispense de penser et le déresponsabilise donc d’avoir à répondre de ses décisions. Dans l’espace public, c’est autrui qui existe et qui pense en et pour moi. L’être-là vit alors par pro-curation, autrement dit il laisse autrui se soucier à sa place de ses possibles.

L’exemple du journal comme modèle de la perte de soi dans l’espace public peut être illustré par la peinture de Jean Hélion intitulée la Grande journalerie (cf. le tableau en tête de l’article). Au centre de ce tableau se trouvent des hommes, assis sur le même banc, lisant le journal. Il est frappant de constater, entre eux, une extrême ressemblance de condition, tant au niveau vestimentaire que corporel. Ces hommes paraissent n’avoir aucune identité ni particularité, ils forment une communauté dans laquelle est absente toute singularité. L’indistinction des lecteurs semble indiquer la défaillance de pensée propre aux individus : la passivité de la pensée par l’adoption d’une pensée non personnelle illustre la force du « on », incarné par le journal lui-même. Le titre de cette peinture est éclairant à cet égard. L’expression « Grande Journalerie » renvoie à l’idée d’un rite auquel les individus ne peuvent échapper, soumis à l’hégémonie d’une puissance qui les dépasse et les désindividualisent. Cette thématique se retrouve également chez Gustave Le Bon, pour qui la presse, profondément nuisible, entretenait les foules, ensemble invisible d’individus articulés par une unique idée, et constituait une force d’homogénéisation du public.

Revenons à Heidegger. Les individus, rendus dans l’espace public « indifférenciés et anodins », ne s’oublient pas seulement eux-mêmes, oubli qui s’exprime par une fuite, mais oublient la question de l’être. L’espace public redouble l’oubli de l’être, puisque Heidegger se propose de penser l’oubli de l’être, il s’agit alors d’un oubli de l’oubli de l’être. Dans son rapport à l’être, le Dasein doit appeler l’être pour le recueillir, il doit adopter à son égard une pensée passive, méditante. Or cet appel est radicalement opposé à la communication régnant dans l’espace public. La communication, qui émane de la raison technique, signifie bavardage, c’est-à-dire redondance du dit, pure redite. Pour Heidegger, tout ce qui est explicité ou discuté sur la scène publique n’est jamais nouveau, n’apporte rien au Dasein qu’il ne sache déjà, ou alors qu’il ne puisse découvrir par lui-même. Ainsi, l’être-public du Dasein est sa déchéance, il le condamne à l’inauthentique. La communication est liée à la curiosité, qui sous-tend une vision superficielle du monde dans laquelle ce dernier est considéré comme un spectacle, une « télé-vision ». Or ce spectacle s’accompagne de la prévalence du présent et de l’immédiateté, ce qui va à rebours de l’essence du Dasein qui est futurité. Ainsi les possibilités se réduisent, sous l’empire du « on », aux possibilités quotidiennes, rompant par conséquent avec les possibles authentiques liés au pro-jet constitutif du Dasein.

Le réquisitoire contre l’espace public conduit à un horizon : la pure et simple fuite de l’espace public comme unique moyen d’être sous le mode de la propriété. Ainsi, si l’inauthenticité est toujours-déjà accomplie, elle semble réversible. Cette conjuration signifie la fuite de la communauté et de l’espace public. L’individu, chez Heidegger, ne pourrait alors se saisir que dans la solitude, seule condition capable de lui permettre de joindre l’étant à l’être. La résolution, conscience lucide de notre être-pour-la-mort qui constitue le pendant de la curiosité, ne s’atteint que dans la solitude voulue par le Dasein. Sous le règne du « on » s’exprime la médiocrité des masses et le nivellement qu’elles entraînent. La hantise du penseur de l’être est l’homogénéisation des individus, qu’il croit inévitable. L’être ne peut, donc, être recueilli qu’hors de la communauté. Par conséquent, Heidegger, pour qui l’espace public est la dissolution, la dispersion du Dasein, fournit une critique ontologique radicale de celui-là, critique qui conduit au mépris de toute sphère publique. Loin du pluralisme kantien, Heidegger prétend que l’espace public annihile toute dissidence. Il préconise un bond hors de l’espace des opinions, qui sera celui du passage de l’inauthenticité à l’authenticité.

Espace Public et inauthenticité : la fuite solipsiste de Heidegger

La conception heideggérienne de l’espace public est indissociable de la notion d’inauthenticité (« Uneigentlichkeit »). L’opposition entre authenticité et inauthenticité peut être vue comme une retraduction de l’opposition entre élites et masses. La révolte de Heidegger contre le « on », et plus généralement contre l’espace des opinions, sous-tend une conception aristocratique de la rationalité. L’intersubjectivité, qui était au cœur de la conception kantienne de l’espace public, est ici considérée comme productrice d’homogénéisation. Devenue purement individuelle, la rationalité sort du champ de la politique. Heidegger ne laisse donc aucune possibilité pour l’individu de devenir authentique au sein de l’espace public. Car, certes, une des caractéristiques de l’être-là est le « mit-sein », l’être-avec, qui fait d’autrui un être qui se donne à moi en même temps que le monde. Mais, autrui, dans l’espace public, affirme sa domination sur le Dasein par la force du « on ». Un espace public propre semble donc impossible tant mon rapport à autrui est vicié. La conséquence de cette impropriété conduit Heidegger à prôner un « solipsisme existential » qui, seul, met le Dasein « devant son monde comme monde et le met lui-même du même coup devant lui-même comme être-au-monde ». La propriété, comme saisie de soi comme être-au-monde ne peut se faire que contre autrui, que par une rupture avec l’espace de l’altérité qu’est l’espace public.

Heidegger et l’ontologisation du politique

Cette hétérogénéité entre Dasein authentique et Dasein inauthentique se traduit également par la dichotomie qu’opère Heidegger entre pensée méditante et pensée calculante ou instrumentale. La seconde est celle qui prime dans l’espace public, ce dont témoigne la condamnation sans appel de ce qu’il appelle « bavardage » (« Gerede ») et de la « curiosité » (« Neugier »), qui éloigne le Dasein du recueillement de l’être. La communication publique, condition sine qua non d’un espace public, se trouve ici ramenée au rang de futilité. Elle élude le recueillement de l’être, qui est la tâche du Dasein, au profit de la maîtrise de l’étant. Heidegger engloutit la politique par l’ontologie.

Heidegger ne condamne pas seulement l’espace public, mais s’en prend également directement à la démocratie, cette « démocratie d’en bas »1, qu’il considère comme l’aboutissement de ce qu’il nomme la « métaphysique de la subjectivité ». La démocratie, comme politique de la subjectivité, réalise le projet anthropo-logique cartésien, c’est-à-dire poser l’homme comme fondement absolu. Or l’érection du sujet en fondement n’est donc que l’accomplissement politique de l’arraisonnement (« Gestell »), de la raison technique, qui masque la question de l’être : la démocratie signifie domination de l’étant par la subjectivité, oubli de la question de l’être, elle parachève le déploiement de la métaphysique moderne de la subjectivité.

 En conclusion : Heidegger et la haine des masses

Cette haine des masses, de l’argumentation publique et de la raison technique s’inscrit dans un cadre plus général qui est celui de la modernité, dont le rejet nous amène à confirmer l’antidémocratisme élitiste de la pensée politique de Heidegger. La démocratie n’est qu’une imposture chez le penseur allemand.

En effet, nous l’avons qualifié d’externe-radicale, car cette critique ne permet pas de penser ce que peut ou pourrait être un espace public démocratique, ni même les maux qui le minent. Cette critique adopte un point de vue extérieur au cadre démocratique, qui ne permet pas de penser de manière féconde les fragilités ou les défauts structurels, ni de proposer des solutions aux imperfections de l’espace public. Ce type de critique ferme donc l’horizon de la démocratie moderne. Le « bond » qu’exige Heidegger hors de l’espace public révèle à quel point il faut, pour ne pas briser le couple espace public/démocratie, le critiquer de manière interne qui, elle, laisse précisément ouvert l’horizon d’une amélioration de l’espace public, à partir même des problèmes qu’il rencontre. La critique externe déserte l’espace public, et finalement la démocratie, alors que la critique interne perdure en son sein pour en corriger les défauts. Toute pensée de l’espace public est, à notre sens, confrontée à cette typologie.

Julien Josset

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