La philosophie de la main invisible (Adam Smith)

« C’est la main invisible du marché ! ». La célèbre métaphore d’Adam Smith est souvent caricaturée comme l’argument principal des thuriféraires du marché et du laisser-faire. Dans cette perspective, elle serait la justification mythologique sommaire du développement sans frein des inégalités, juste puisque chacun serait libre, et bénéfique dans la mesure où il conduirait, en dernière instance, la société tout entière à un état supérieur de bien-être.

Or, que l’on y adhère ou qu’on la condamne, l’image de la main invisible recèle un véritable substrat philosophique.

Revenons à la source pour le retrouver.

L’ordre naturel de la main invisible

Adam Smith évoque l’image dans un passage deson œuvre majeure, La richesse des nations, qui traite des qualités du chef d’entreprise :

« En préférant le succès de l’industrie nationale à celui de l’industrie étrangère, il ne pense qu’à se donner personnellement une plus grande sûreté ; et en dirigeant cette industrie de manière à ce que son produit ait le plus de valeur possible, il ne pense qu’à son propre gain ; en cela, comme dans beaucoup d’autres cas, il est conduit par une MAIN INVISIBLE à remplir une fin qui n’entre nullement dans ses intentions ; et ce n’est pas toujours ce qu’il y a de plus mal pour la société, que cette fin n’entre pour rien dans ses intentions. » (livre IV, chapitre II)

Si le chef d’entreprise remplit « une fin qui n’entre nullement dans ses intentions », c’est qu’il agit en partie indépendamment de sa propre volonté. Il satisfait des consommateurs, fait vivre ses salariés, dynamise le commerce, accroît la richesse nationale, etc. alors qu’il ne vise qu’à réaliser un profit. De plus, comme « il ne pense qu’à son propre gain », il n’a même pas conscience de la portée générale véritable de son activité.Ainsi, une part de l’action de l’entrepreneur capitaliste échapperait tant à sa volonté qu’à sa conscience.

Comment expliquer ce phénomène ?

Faisons un zoom arrière : à regarder la vie sociale de très loin, comme un tout, il en émanerait, d’après Adam Smith, un ordre naturel – c’est-à-dire que la société s’organiserait et tiendrait d’elle-même, sans besoin d’une intervention extérieure artificielle quelconque. La prospérité, la paix, et le progrès émergeraient spontanément dans une collectivité où les interactions humaines seraient laissées à elles-mêmes.

En reliant le microcosme et le macrocosme, il apparaît donc que les actions individuelles seraient spontanément et magiquement coordonnées vers le plus grand bien collectif.

La philosophie politique nomme cette thèse « l’identité naturelle des intérêts »[1].Dans ce paradigme, un peu comme dans la théorie des âmes sœurs, il existerait pour tout intérêt individuel un autre qui lui correspond exactement, et ils auraient vocation à se rencontrer – par la magie de la main invisible – pour aboutir à un bénéfice mutuel.

Or, comme pour les relations amoureuses, l’attraction et la rencontre des intérêts ne peuvent se produire qu’à la condition qu’ils soient libres de s’exprimer. Voici pourquoi l’harmonie préétablie de la main invisible sanctifierait le marché comme le lieu naturel d’organisation des échanges.

Cette conception de la vie sociale a des implications à l’échelle de l’individu : faisons donc maintenant un zoom avant sur l’acteur économique.

Zoom sur l’intérêt individuel

La réalisation de l’ordre naturel de la main invisible demande que chacun soit laissé libre de poursuivre son intérêt individuel. Comme dans La Fable des abeilles de Mandeville, l’égoïsme, la cupidité, et la concurrence ne sont que la façade, les maux apparents de la vie sociale, derrière lesquelles s’épanouissent les dynamiques invisibles du progrès – progrès de la qualité des produits et des services, et plus généralement du bien-être.

Adam Smith a illustré cette propriété avec son fameux exemple du boucher, du marchand de bière et du boulanger :

« Ce n’est pas par la bienveillance du boucher, du marchand de bière et du boulanger, écrit Smith, que nous attendons notre dîner, mais bien du soin qu’ils apportent à leurs intérêts. Nous ne nous adressons pas à leur humanité, mais à leur égoïsme ; et ce n’est jamais de leurs besoins que nous leur parlons, c’est toujours de leur avantage. » (La richesse des nations, livre I, chapitre II).

Ainsi, le talent exercé dans un but étroitement mercantile s’avère finalement profitable à la société tout entière.

De ce point de vue, la métaphore de la main invisible signifie également que l’ordre social naît des interactions, tout particulièrement économiques, des individus. Il ne suffit pas que les hommes vivent au même endroit pour qu’ils fassent société ; ils doivent également entrer plus ou moins concrètement en relation.

Cette nécessité est satisfaite par l’échange. En effet, celui-ci rend les individus dépendants les uns des autres. Étant donné leurs spécialisations, le boucher, le boulanger et le marchand de bière ont besoin les uns des autres (si tant est qu’ils ne proscrivent pas la viande, le gluten, ni l’alcool).

Mais il y a plus, car l’échange ne se résume pas à une permutation de propriété entre des entités économiques rationnelles. Il institue au contraire des liens nouveaux entre les cocontractants en les mettant en communication et en les poussant à se faire mutuellement confiance. Ainsi, le travail bien fait est reconnu et récompensé de la fidélité et de la rigueur du paiement. Les échanges se multipliant, l’acheteur et le vendeur s’apprécient de plus en plus et deviennent solidaires dans la même communauté rapprochée.

La main invisible repose donc, à l’échelle de l’individu, sur une procédure de socialisation marchande qui accouche même d’une forme de morale économique.

La main invisible… introuvable !

Il y a cependant un hic.

Cette interprétation, combien fidèle, pertinente et cohérente soit-elle par rapport à la pensée d’Adam Smith, ne correspond probablement pas au sens qu’il voulait, lui, donner à l’image.

À la vérité, il n’est même pas certain qu’il voulait lui donner un sens précis…

De fait, l’expression n’apparaît que trois fois dans toute l’œuvre de l’auteur : une seule fois dans son Histoire de l’astronomie ; une seule fois dans sa Théorie des sentiments moraux ; et enfin une seule fois dans La richesse des nations (dans le passage cité plus haut).

Épargnons-nous toutes les hypothèses des exégètes pour relever simplement les deux difficultés majeures que pose cette faible occurrence. Tout d’abord, il n’est pas certain qu’Adam Smith ait voulu dire la même chose dans les trois ouvrages. Ensuite, il n’est même pas certain qu’il ait voulu dire quelque chose tout court ! En effet, l’extrême marginalité de la métaphore (au regard de la taille de l’œuvre) laisse à penser qu’elle aurait plutôt une fonction rhétorique, voire ironique.

À l’extrême, on pourrait même imaginer qu’Adam Smith se serait en réalité moqué de ceux qui croient en l’action, sur les hommes, d’un phénomène transcendant comme la main invisible !

« Das Adam Smith Problem »

Le mystère de la main invisible s’épaissit encore au regard de ce que Karl Knies, un économiste allemand de la seconde moitié du XIXe siècle, a appelé « Das Adam Smith Problem » (« Le problème Adam Smith »).

La métaphore poserait également un problème de cohérence globale dans l’œuvre du père de l’économie moderne, et plus particulièrement entre ses deux ouvrages principaux. L’anthropologie de La richesse des nations serait difficilement compatible avec celle de son Traité des sentiments moraux, l’essai de morale qui l’a rendu célèbre. D’un côté, l’homme serait fondamentalement mû par son intérêt, c’est-à-dire par un égoïsme rationnel ; de l’autre, ses mobiles dépasseraient en réalité cette seule dimension pour intégrer des composantes liées à l’empathie, comme la pitié.

Alors, quel Adam Smith faut-il croire ?

Inutile de chercher à répondre, ces subtilités de spécialistes ne sont pas forcément nécessaires pour remettre en cause la pertinence de la célèbre expression.

Les limites de la métaphore

L’image de la main invisible présente en effet plusieurs limites intrinsèques.

Sur le plan logique, tout d’abord, on peut soupçonner que qualifier un phénomène d’« invisible » est peut-être un moyen bien commode d’en camoufler la probable inexistence – celui qui en appelle à la main invisible fait l’économie de la démonstration.

Sur le plan historique, ensuite, le lieu même de l’expression de la main invisible, le marché, semble plutôt être une création de l’État (thèse défendue notamment par Karl Polanyi dans La Grande Transformation) plutôt qu’un phénomène spontané. De ce point de vue, il existerait une main en réalité bien visible, celle de l’État.

Sur le plan pratique, enfin, on peut adresser à la métaphore le reproche que Keynes faisait plus généralement au laisser-faire, à savoir qu’elle conduirait à sacrifier un état intermédiaire au profit d’une hypothétique prospérité finale. Si tant est que les intérêts individuels finissent bien par se réaligner en faveur de l’intérêt général, la société aura tout de même connu une période de misère jusqu’à ce rebond naturel.

La réalité ne serait donc peut-être pas régie par une main invisible, mais elle semble bien présenter des phénomènes de ce type, c’est-à-dire des situations où un ordre émerge naturellement (ou spontanément) sans coordination voulue ni consciente des acteurs. C’est notamment le cas sur internet, où les activités (y compris de multiples marchés) se développent à partir des initiatives individuelles, sans autorité centrale, et généralement avec plusieurs années d’avance sur le régulateur.

La main invisible de l’histoire des idées

Tout compte fait, le concept d’Adam Smith semble victime d’une forme de spéculation. Comme dans une bulle, le sens et la valeur réels sont ensevelis par la surenchère. Les partisans de la main invisible paraissent y recourir avec autant de légèreté que ses détracteurs, sur le mode de la foi. Or, elle repose sur des hypothèses tout aussi précises et intéressantes que le sont ses limites profondes.

Finalement, la disproportion entre l’occurrence réelle de l’expression et sa portée théorique ultérieure invite à distinguer non pas deux, mais trois sens à la métaphore :

1° celui, mystérieux, que lui donnait Adam Smith ;

2° celui que lui ont donné les interprètes en extrapolant à partir de la pensée du philosophe ;

3° celui auquel l’ont réduit les critiques du libéralisme économique.

Romain Treffel

Romain Treffel est le créateur du site 1000 idées de culture générale et coauteur du manuel éponyme.

[1] Les philosophes et économistes modernes (Friedrich Hayek notamment) parlent plutôt d’« ordre spontané » pour insister sur le fait que l’ordre n’est pas prédéterminé et fixe, mais évolutif, vivant, en perpétuelle émergence.

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