Soutine, peintre réaliste

Un réalisme sanguin et veineux

Dans la terre les pieds, définitivement dans la terre. Enracinés dans les forces telluriques incompressibles. Tremblantes les jambes, activées par les vibrations de l’asphalte. Spasmodique, l’ensemble, comme animé par des secousses sismiques. Sexuées les hanches, irrémédiablement sexuées parce que c’est dans le ventre que l’œuvre d’art retentit. L’ensemble des corps, qu’il s’agisse de ceux présentés par la toile ou de celui du spectateur, est alors tendu, gonflé par un trop plein d’afflux sanguin qui finit par nouer la gorge dans la clôture d’un hurlement qui ne sortira pas car trop rempli de lui-même pour parvenir à s’échapper. Aucun rassemblement sensoriel n’est possible car tout est irrémédiablement mêlé, trop plein, trop complet ; comme une totalité qui s’engouffre en soi par-delà toute volonté d’accueil. Et puis, finalement, les genoux qui plient, le bassin qui s’affaisse, comme anéanti. Assassine l’œuvre de Soutine car face à elle aucune réponse n’est possible, si ce ne sont un « merci » et un « pardon » prononcés de concert. Meurtrière la peinture de Soutine car une invitation à la chair qui n’aura pas lieu ; le meurtre de la chair toujours déjà annoncé parce que le corps et exclusivement le corps ; l’organique en l’état. Brutale la rencontre avec l’œuvre de Soutine car imposant le meurtre de la chair comme nécessaire à la préservation du Soi, rendant ainsi manifeste la chair comme toujours déjà conspiratrice d’une « mésalliance » à partir de laquelle apparait cet être hybride appelé « nous » dans lequel finalement aucun soi ne se reconnait et qui dans l’œuvre de Soutine est immédiatement larvé, crevé dans l’œuf. Car, ce qui frappe, en premier, dans une œuvre de Soutine, c’est l’aspect immédiatement sanguin de l’œuvre. La couleur, certes, la matière, sûrement, donnent effectivement à l’ensemble quelque chose proche de l’hémoglobine, quelque chose qui participe à la fois de l’hémorragie et de la coagulation à partir desquelles un monde avorté prend corps :

« Il débouche de l’ombre comme un fœtus et voici la lumière. Elle le frappe, le déchire, le fait hurler. Le petit Hercule se débat, puissant mais à jamais blessé, à jamais infirme. (…) A l’instant le fait merveilleux et abominable est accompli. Il ne s’agit pas d’espace, de volumes ; non, cela se passe dans un autre monde : une genèse foudroyante et écourtée. Le concret monstrueux a rayé l’abîme ».

Car l’œuvre de Soutine est sans appel. La conscience d’objet reste désemparée car mise au rebut. Devant l’aspect démuni des portraits de Soutine, ne peut être prononcé qu’un « je ne peux rien » comme le froid constat d’un monde face auquel la conscience abdique. Face au désœuvrement de l’œuvre ne peut répondre que le désœuvrement de la conscience d’objet.

Lorsqu’on parcourt les propos tenus par Soutine pour évoquer l’expérience initiatrice et fondamentale à partir de laquelle son œuvre se déploie, force est de constater le sens de l’expérience-limite dont il fut l’objet et qui détermine son œuvre comme un éternel retour du Même :

« J’ai vu une fois le boucher du village trancher le cou d’une oie et laisser s’écouler le sang. Je voulais crier, mais son air joyeux me nouait la gorge. (…) ce cri je le sens encore là. Lorsque j’étais enfant, et que je dessinais un maladroit portrait de mon professeur, j’essayais de me libérer de ce cri, mais en vain. Lorsque je peignais une carcasse de bœuf, c’était toujours ce même cri dont je voulais me débarrasser. Je n’ai pas encore réussi ».

A l’origine de l’acte créateur, il y a un événement relativement auquel tout agir semble découler comme une « re-visitation » permanente de l’épreuve fondatrice. Cette expérience semble ainsi déterminer un état du corps comme la substantialisation même de l’expérience en un corps. Une expérience de la démesure parce qu’elle concilie des sensations antinomiques provoquant une impitoyable confusion des états organiques par un empêchement à toute extériorisation.

Porosité et herméticité, friabilité et consistance, liquéfaction et pétrification, tels semblent être les éléments que l’on retrouve dans l’œuvre de Soutine. Il y a comme une logique implacable de la circulation sanguine qui est circulaire, circulation qui se régénère à mesure qu’elle se dissipe. D’un point de vue physiologique, l’œuvre de Soutine n’a rien d’homéopathique, elle est sanguinaire. Elle ne participe pas de la perfusion ni de la transfusion mais de l’hémorragie et du vampirisme. C’est une œuvre qui se reçoit ou qui se refuse avec la même violence, une œuvre qui s’impose ou se retire de façon immédiate car organique. Elle est intransigeante. Elle ne s’adresse pas à la conscience d’objet mais au corps.

Les portraits peints par Soutine (« Le groom » de 1928, « l’autoportrait grotesque » de 1922-1923, « L’enfant au jouet » de 1919) témoignent d’une union entre la pesanteur de la terre et la fluidité de l’eau, une extrême retenue du sujet mêlée à son total abandon, quelque chose qui ne participe pas de la « déflagration de l’être » mais de son avachissement, à la fois répandu et ramassé sur lui-même. L’alliance de cette extrême porosité et de cette absolue herméticité du sujet confère à l’ensemble un aspect disjoint, disloqué. Les contours sont asymétriques, décalés, comme si le sujet représenté n’était ni totalement de face ni totalement de profil. L’ensemble revêt alors quelque chose de « ramolli », gluant, propre à ce qui se répand dans une ouverture à la chair, à la prise ne main en même temps que ce caractère définitivement mou met en échec toute tentative de préhension. Le gluant, chez Soutine, signale ainsi une consistance trop liquéfiée pour pouvoir être attrapée. L’inconsistance de la matière fournit ainsi la résistance même à toute préhension : elle s’échappe à mesure qu’on tente de l’appréhender. La matière doit sa consistance à son inconsistance même : « ça file entre les doigts », « ça fout le camp », cela s’absente à mesure que cela se présente, cela se solidifie à mesure que cela se délite. Et c’est en cela que les portraits de Soutine ne représentent pas des sujets « beaux » au sens habituel du terme mais « gracieux » car enveloppés dans une sorte de pudeur et d’élégante maladresse. Il ne peint pas la peau mais la carne. Le réalisme n’est pas charnel mais organique, pas épidermique mais sanguin :

« Pour Soutine, l’image est un souvenir si intérieur qu’il en devient un sang interne de la couleur ».

La recherche d’un état d’épuisement, d’un état léthargique, propre à une suspension de l’attention, propre à l’engourdissement de la conscience par le corps qui la porte au monde et finalement atteindre un état proche de l’oblomovisme : le corps qui a fait le choix du non choix, le corps devenu étranger à tout sollicitation charnelle, toute invective de l’intersubjectivité. Et en même temps que ce relâchement de l’être confine au sujet un aspect vulnérable, il est aussi ce qui lui confère aune totale inviolabilité. Si les toiles de Soutine participent de l’oblomovisme quant au relâchement de l’organique, elles n’en demeurent pas moins investies de la violence du moujik relativement au corps se refusant à la chair. Etrangères à toute possibilité d’interprétation, les toiles interdisent tout bavardage psychologique. Chez Soutine, pas de décor, pas de mise en scène des corps. Il n’y a pas de place pour une quelconque mise en situation des sujets, la théâtralité est interdite. Les corps sont strictement là, physiquement donnés dans l’herméticité de leur clôture organique, dans l’anonymat nécessaire à l’indifférenciation du corps. Les sujets se réduisent à ce qui d’eux est immédiatement visible : ils ne sont que fonction fournie par leurs uniformes. Les petites gens, les désœuvrés présentés par Soutine sont avant tout ceux qui se fondent dans l’anonymat de la fonction, dans la trivialité de l’existence ; ceux dont on ne fait pas de cas, ceux qui sont toujours déjà chosifiés par la banalité de l’usage que l’on fait d’eux dans le monde social. Au-delà de ce qui est immédiatement montré d’eux, rien ne peut être dit : ils sont tels qu’ils sont, rien d’autre n’est à chercher.

Mais il demeure malgré tout, dans la pose, une sorte d’académisme dans la nonchalance, académisme produit par une organisation triangulaire des corps représentés, quelque chose de pyramidal avec des points de convergence : « Le petit pâtissier » de 1923-1924, tenant son foulard, « L’enfant au jouet » de 1919 également rassemblé dans ce que tiennent ses mains, aspect pyramidal comme si tout sujet était un temple imposé à la terre, temple sans aucun point d’entrée. C’est pourquoi, face aux exigences de la conscience d’objet et la question « qui suis-je au-delà du corps que je suis ? », Soutine semble répondre : « au-delà du corps, il y a cela » : « Le bœuf écorché » (1925), « Le lièvre écorché » (1921-1922), au-delà du corps, il n’y a pas la chair mais la « barbaque », la viande dite à la manière du boucher lorsqu’il présence la pièce sur l’étal ; la « barbaque » : le corps à l’état brut, donc nécessairement argotique pour une domestication espérée par la chair policée. A cet effet, l’œuvre « L’étal de boucherie » de 1919 est particulièrement significative. Les trois éléments principaux (deux pièces de viande qui encadrent le boucher) sont peu distincts. Ils se signalent plus qu’ils ne signifient, ils se devinent plus qu’ils ne s’identifient. Cette fois, ce sont moins les pièces de viande que la boucherie qui est rouge sang. Rouge au même titre que la tête du boucher. Symétriques les trois éléments, à tel point que le boucher semble lui-même suspendu entre ses deux pièces de viande. Réaliste, la peinture du Soutine, atrocement réaliste.

Réaliste, Soutine, lorsqu’il se réfère également au réalisme de Gustave Courbet et de l’œuvre « Un enterrement à Ornans » de 1849-1850. Cette toile présente une foule rassemblée pour des obsèques, foule dans laquelle se trouvent deux petits enfants de chœur dont l’un a le visage tourné vers un ecclésiastique alors que le second semble plongé dans un regard absent, lointain, étrangement seul dans cette pluralité, l’enfant de chœur frappe par son retrait, comme happé vers un ailleurs synonyme d’un ensoi. En cela, il apparait comme un personnage soutinien avant l’heure. Cependant, les toiles que réalisera Soutine manifestent un réalisme différent de celui de Courbet parce que le réalisme de Courbet est une réalité du fait, alors que celui de Soutine est le fait de la réalité.

Pour s’en convaincre, il suffit de se rapporter à la toile « L’origine du monde » de Gustave Courbet, œuvre qui peut être mise en parallèle avec les « Fragments anatomiques » (1818-1819) de Géricault. Dans ces deux toiles, il y a comme une quête du parcellaire, une crudité du démembrement, quelque chose qui est de l’ordre de l’anatomique, de la dissection. C’est un réalisme impudique et presque médical. A l’inverse, l’œuvre de Soutine est étrangère au parcellaire comme si la réalité ne pouvait être fragmentée, comme si la désunion, la dislocation ne pouvaient en aucun cas se réaliser sur une seule partie du corps. Chez Soutine, le corps est une matière brute, unifiée en tant que telle, son ébranlement est toujours total. Il ne s’agit pas d’un réalisme qui procède d’un état de fait mais d’un fait de l’état, pas l’organicité du fait mais le fait de l’organicité. A ce titre, si l’enfant de chœur présenté dans l’œuvre de Courbet intéresse Soutine, c’est parce qu’il indique ce fait organique qui fait que le sujet est comme happé par lui-même, reconduit au corps qui le porte au monde. Il incarne la solitude ontologique. Et ce fait se traduit par le port d’un vêtement trop lourd pour l’enfant de chœur de Soutine, comme une autorité et une responsabilité trop pesantes pour ses frêles épaules.

A cet égard, « L’enfant de chœur » de 1928 est particulièrement significatif. A le voir, une autre évocation vient immédiatement à l’esprit, celle de Le Greco. Figure allongée comme tirée vers la terre, tassée par une pesanteur qui dégouline, accentuée par un vêtement trop ample qui casse les épaules. Les mains sont jointes comme avalées par la trop grande amplitude des manches. Dans cette toile, le rouge flamboyant révèle le blanc incandescent qui constitue le vêtement, appuyant l’aspect trop lourd du vêtement religieux. C’est cette trop grande pesanteur pour un corps si frêle que semble indiquer le regard craintif, oblique de l’enfant. Il a le regard de celui qui se sent investi de quelque chose de trop lourd pour lui. Le corps est comme englouti sous le vêtement, vêtement qu’il ne parvient pas à incorporer, dissimulant toute forme anatomique. L’enfant de chœur est un corps confronté à ce qui ne lui va pas, à ce qui est trop pesant pour être incorporé. Le corps est comme écrasé par une chair qui ne parvient pas à s’affirmer. C’est la raison pour laquelle, lorsque Courbet peint l’organicité d’un fait, l’enfant de chœur qu’il représente est celui dont le corps est perdu face à la chair qu’est la multitude, multitude à laquelle il ne parvient pas à s’intégrer physiquement. Il est un corps placé face à une situation. A l’inverse, lorsque Soutine peint le fait de l’organicité, l’enfant de chœur est un corps qui ne peut incorporer la chair, qui ne peut la porter et dans lequel la chair ne peut se fondre. Chez Courbet, il s’agit d’une situation face à laquelle le corps ne peut répondre, chez Soutine, c’est un état dans lequel le corps ne peut s’approprier, pour l’un la chair trop loin, pour l’autre, la chair est trop lourde :

« Pour Courbet, la physiologie du corps du peintre imprègne le tableau, alors que pour Soutine, c’est le travail de la physiologie même dot le tableau, ses couleurs, sont la résultantes ».

La couleur, parce que Soutine ne peint pas la peau mais le sang qui s’inscrit dans quelque chose de chaud, d’humide, épais et ne même temps glacé, abrupt, coagulé : rouge et bleu à la fois, veineux et artériel en même temps. D’abord le rouge de Soutine : un rouge violent, profond, sanguin, épais, pâteux. Que l’on observe la série des « Enfants de chœur », le foulard des « Petits pâtissiers », les carcasses des « Bœufs écorchés », le rouge est là, dans la crudité de l’hémoglobine. C’est un rouge qui participe de la viande crue : le sang ne se dilue pas dans sa diffusion. Sa consistance demeure toujours la même et la différence de teintes empruntées ne semble manifester qu’une temporalité accidentelle, un moment particulier d’un seul et même élément : le sang. En cela, le rouge de Soutine n’est jamais « terreux » parce qu’il est fondamentalement terrien, plus proche de la lave volcanique que de la surface de la terre.

Ensuite, le bleu : glacial, tranchant, comme à « couteux tirés », tirant de l’azur au noir abyssal. Le bleu vient s’entrechoquer avec le rouge, les deux se violentent l’un l’autre. Ils s’opposent dans une « dysharmonie » tendue. Ici, rien ne se confond, rien ne se décline, rien ne peut se temporaliser :le temps est comme suspendu : « La peinture de Soutine travaille à faire obstacle à la circulation des couleurs. La couleur y est élaborée, comme par le retentissement de sa circulation dans l’organe, ses veines, ses capillaires, s’élabore d’humeur ». Les bleus de Soutine sont aussi crus que ses rouges. Ils sont aussi veineux que ses rouges sont « hémoglobiniques ». Primaires les couleurs utilisées par Soutine :il n’y a pas de demi-teintes, pas de dégradés. Si les rouges sont sanguins, les bleus sont hypothermiques. C’est un rouge qui suinte, c’est un bleu qui coagule, un rouge fiévreux face à un bleu glacial, l’inconciliable réuni qui s’affronte à mesure que cela ne peut pas ne pas faire corps. Et hors de cela, il n’y a rien à montrer.

C’est en cela qu’il y a quelque chose de claustrophobique dans les œuvres de Soutine, quelque chose d’oppressant, comme un étouffement. L’absence de perspective, l’utilisation d’éléments rudimentaires participent de cette impossibilité pour le spectateur de « regarder » l’œuvre : ou le spectateur voit, ou il détourne la tête parce que l’œuvre de Soutine n’est pas une œuvre qui se « dévisage ». Elle prend immédiatement à la gorge, nous désarme comme conscience d’objet. Et ce désœuvrement se retrouve également dans ce qui d’habitude témoigne de douceur et de complicité : les maternités.

En effet, même les maternités chez Soutine et les représentations d’enfants ont quelque chose de démuni. Tous les enfants, chez Soutine, (« Le petit breton », « l’enfant au jouet », « Mère et enfant ») sont, même lorsqu’ils sont accompagnés, organiquement seuls. Dans ces toiles, l’être-avec physique a disparu, rien ne se tient, tout s’écroule. L’enfant est maladroitement tenu par une mère très embarrassée par sa progéniture, progéniture dont elle ne sait que faire. Il y a quelque chose de totalement inadéquat, d’inapproprié dans ces maternités parce qu’elles sont tout sauf iconiques. Aucun regard, très peu de tendresse, la « Maternité » de 1942 montre, paradoxalement une mère qui rend l’enfant orpheline et l’enfant, elle aussi, par son regard oblique, « orphelinise » la mère. Il y a une grande indigence affective dans cette toile. Il y a comme une menace et un avertissement dans ces œuvres. D’abord, phénomène qui n’apparait que vers la fin du travail artistique de Soutine, les portraits du « plusieurs », du « ensemble ».

Dans « Mère et Enfant », « Les deux enfants de l’assistance publique », les sujets sont dans un rapport tactile, ils sont assis l’un sur l’autre ou se tiennent par la main comme participant d’une réconciliation possible. Mais il ne s’agit pas d’un « tu » qui s’adresse à un « je », même s’il y a de la tendresse et de la bienveillance, il n’en demeure pas moins que la solitude fondamentale des sujets semble indépassable. Plus que cela, la bienveillance du premier semble accentuer la solitude du second. Difficulté de l’être-avec, impossible réconciliation lorsque la volonté du « nous » assassine et illusoire est activée. Le « je » regarde le « tu » qui refuse de regarder car le « tu »est happé vers un « il » indéterminé. Plus rien ne trouve sa place dans « Maternité » et « Les deux enfants de l’assistance publique ». Plus rien ne peut se communiquer. Dès lors, seul l’être-avec  physique au sens strict du terme  peut être maintenu car les deux corps, les deux organismes s’entremêlent par-delà toute intention.

C’est ce que semble avoir compris la petite fille dans « Mère et enfant » (1942). Le regard intrigué par un ailleurs que personne ne voit, un ailleurs qui n’est pas présent dans la toile, un ailleurs invisible pour la mère, pour le spectateur, ailleurs, que seule la fillette semble appréhender et qui engendre chez elle l’esquisse d’un sourire. Et chez la mère, la désolation semble immense car mère et fille s’échappent l’une l’autre. Il y a du renoncement et du désœuvrement dans le regard de la mère qui constate l’échec de la chair et une solitude de l’ensoi doublée par celle du sans l’autre malgré la présence de l’autre. Même les maternités, chez Soutine ont quelque chose de démuni. Tous les enfants chez Soutine « L’enfant au jouet », « Le petit breton »…sont des enfants qui sont seuls (même lorsqu’ils sont accompagnés), ce sont des enfants qui ne jouent pas, des enfants faisant l’épreuve de la solitude ontologique. Il y a de la torpeur dans certains de leurs regards.

La même torpeur prend à la gorge lorsque l’on observe les paysages réalisés par Soutine. « Les gorges du loup de Vence » (1923), « Les maisons » (1920-1921), « Vue de Cagnes » (1922-1923) ont quelque chose de fantomatique avec leurs formes étrangement humaines. Les demeures sont ondulantes, dansantes et les façades ressemblent à de petits visages. Ce sontdes maisons qui n’ont rien d’accueillant, elles apparaissent comme des citadelles interdites et hostiles. Les couleurs utilisées sont dans le ton fauve, l’ensemble est pris dans un mouvement violent, agité, nerveux. Les chemins sont serpentins et semblent ne mener nulle part. « L’escalier rouge de Cagnes » (1918) apparait comme une armature, une colonne vertébrale. L’ensemble ressemble davantage à un entassement de côtes de bœuf qu’à un escalier. Et l’ensemble part de nulle part pour aller nulle part. Hostile la nature parce qu’informe, menaçante, englobante. Révoltée et révoltante parce qu’indistincte. L’extériorité est toujours donnée pêle-mêle dans un chaos d’une pluralité ingérable. C’est une diversité annulée par la confusion des éléments tourbillonnants et par trop « sollicitants » pour le corps. C’est un tout dévorant dans lequel aucune identité ne parvient à s’extraire ni même à trouver sa place.

En effet, il y a comme une impossibilité pour l’organique à pouvoir habiter une place dans la végétation toujours déjà trop imposante : telle semble évoquer la toile « Les grands arbres bleus » (1922). Dans cette œuvre, les arbres débordent du cadre de la toile, comme s’en échappant par chacun des angles. Sous leurs troncs, le sol se dérobe, glisse, entrainant dans sa chute les maisons présentées. Tout semble plier sous la présence envahissante des arbres, rien ne parait pouvoir résister à leur envergure. Ce sont les arbres qui délimitent l’espace entier : ce n’est pas la spatialité qui est traversée par les arbres, ce sont les arbres qui délimitent l’espace, espace trop restreint et que les arbres finissent par faire éclater.

Plus que menaçante, la nature, chez Soutine est comme habitée par des présences fantomatiques animées par une vitalité nerveuse. Et ce fantomatique n’investit pas que le végétal, on le retrouve aussi dans la pierre.

En effet, à observer « Les maisons hantées », « Les gorges du loup de Vence » (1923), force est de constater le jeu particulier qui se trame quant à la spatialité et la spatialisation. La pierre présente l’avantage d’être immédiatement liée à l’idée de solidité, de pesanteur et de pétrification. De plus, l’édifice délimite une spatialité qui lui est propre, spatialité à la fois définie par son intégration dans un espace commun avec son environnement naturel et par son espace propre qui se constitue d’une extériorité (une façade) et d’une intériorité l’intérieur de la maison). Mais les maisons témoignent d’un agencement précaire. Et encore plus inquiétants sont les personnages dissimulés dans des toiles telles que : « Terrasse de Varp (paysage avec  des personnages) » de 1922, « La montée de Cagnes » (1923-1924).

Les personnages dissimulés sont un phénomène récurrent dans l’œuvre de Soutine. Face aux œuvres citées plus haut, c’est le retour  des tons plus tranchés : les verts sont appuyés les bleus sont « nuit ». De la même manière, les contours sont davantage définis : les figures, les éléments sont déterminés quant à leur identité. La toile « Vue de Cagnes » (1922-1923) expose une circulation de haut en bas des tons bleu, vert, jaune, inscrivant une démarcation entre le ciel, le végétal et la terre. Il y a de la rondeur dans le mouvement général et de l’anguleux dans les édifices. Mais malgré tout, la totalité apparait enfermée dans un mouvement sphérique et allongé. Au milieu, le regard tombe sur la silhouette humaine étendue sur le sol, inerte, mortifiée, crucifiée. Le corps est comme littéralement « terrassé » par cet entre-deux entre porosité et herméticité et comme trop sollicité pour parvenir à se constituer en figure, en un organisme identifiable. Il est un corps victime de sa propre hybridation.

C’est cette même hybridation que l’on retrouve dans les autoportraits réalisés par Soutine. En effet, la série des autoportraits apparait  telle que le Je  peut observer le Moi, mais c’est un Soi toujours  réalisé par un Il. C’est ce que le corps de l’artiste peut transpirer de la chair qu’il est pour lui-même. Observer les autoportraits de Soutine, c’est approcher les  grands mouvements dans son art. Le premier autoportrait « Autoportrait au rideau » (1920-1921) présente un Soutine immobile, objectif. Il s’agit d’un peintre qui prend la pose en habit de peintre. Le second autoportrait de 1920-1921 mêle l’immobilisme et le mouvement, l’hermétique et le poreux. Il est déformé, littéralement difforme : sans concessions le regard que Soutine porte sur lui-même : tout est trop mou, tout dégouline. Tout se passe comme si le corps s’altérait de l’intérieur, comme si l’intérieur et l’extérieur ne faisaient qu’un. Il y a dans cette toile tout le monde avorté de Soutine, quelque chose de l’ordre du mort-né : une figuration qui ne s’annonce que pour se refuser à la figure, un portrait qui s’échappe de la figuration et qui annonce le travail de Francis Bacon.

Par l’œuvre d’art, s’établit donc une relation circulaire entre l’artiste, l’œuvre et le spectateur, qui dans cette  alliance englobante se trouvent physiquement participés par l’éternel retour de l’origine  sur elle-même dans un  va-et-vient constant du désœuvrement à l’œuvre et de l’œuvre du désœuvrement : une éternelle finitude.

A ce terme, on peut ainsi affirmer que les toiles de Soutine sont comme des organismes hybrides, constitués d’une inconsistance fondamentale qui ne cesse de se consolider à mesure qu’elle se récupère dans sa propre néantisation. C’est en cela que l’œuvre d’art participe du mort-né, qui, de fait rassemble l’originel hurlement du nourrisson et l’ultime silence du cadavre, ce qui n’est advenu à la chair que pour s’en échapper. C’est sûrement en cela qu’il faut comprendre la phrase d’Elie Faure à propos de Soutine :

« c’est dans la viande déjà morte qu’il trouve sa joie sensuelle. Mais il faut tout de même que cette viande ait saigné ».

Sandrine Guignard

Docteure en philosophie (thèse sur Dostoïevski soutenue à Nanterre), Sandrine Guignard a également enseigné la philosophie en secondaire et en classes préparatoires.

Bibliographie

  • Chaïm Soutine : catalogue raisonné. Maurice Tuchman,  EstiDunow, Klaus Perls. Dunow, 1993.
  • Soutine : Pinacothèque de Paris, Marc Restellini, 2007.
  • Daniel Klébaner : Soutine ou le tourment flambloyant, Broché, 2000.
  • Pierre Courtaud : Soutine peintre du déchirant. Lausanne.
  • Pierre Drieu La Rochelle : Soutine,  Formes n°25, Paris, 1930.
  • Elie Faure : Soutine, Folio, 1929.
  • Maurice Sachs : Le sabbat. Corréa, Paris, 1946.
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