Analyse d’une notion philosophique : la technique

Technique et savoir

Qu’est ce que la technique ?

Qu’est ce que la technique ? On définit couramment la technique que par sa fonction instrumentale : est qualifié de technique tout procédé mis en œuvre pour obtenir un résultat déterminé. La technique ne serait donc qu’un ensemble de moyens utilisés pour développer les performances de nos fonctions corporelles ou mentales, ou les compenser en cas de besoin, afin d’améliorer nos conditions d’existence.

Pour la pensée moderne, l’idée de technique fait référence à des procédés élaborés à partir des connaissances scientifiques, la technique étant définie comme une application de la science. Un instrument, une machine nous apparaissent comme “une théorie matérialisée”, selon l’expression de Gaston Bachelard dans Les Intuitions atomistiques (1935). Si le microscope “est un prolongement de l’esprit plutôt que de l’œil”, pour reprendre l’exemple du philosophe, il faut comprendre la technique non pas comme un ensemble de procédés plus ou moins empiriques, mais comme un savoir possédant sa propre rationalité.

La technique est-elle un savoir ?

Aristote distingue la connaissance empirique, à laquelle même les animaux peuvent s’élever par la sensation et le souvenir, de l’art (technè) et du raisonnement auxquels seuls les hommes peuvent accéder (La Métaphysique Livre A). La technè se différencie de la simple expérience, ou connaissance empirique (emperia : l’expérience en grec), parce qu’elle a la même forme que la science, elle est l’application de la science au cas individuel.

Elle n’en diffère que par son objet : la science vise à la théorie, c’est-à-dire à la contemplation de l’objet (theoria, en grec), tandis que l’objet de la technè est pratique, son domaine est celui de la fabrication, de la production. La technè s’apparente au savoir mis en œuvre dans l’activité artisanale. Le potier qui sait fabriquer une jarre, le sculpteur qui sait façonner une statue ou le médecin qui sait produire la santé sont tous des “hommes de l’art”, à la fois habiles et savants, ayant acquis un savoir-faire. Ils sont capables de savoir-faire parce qu’ils sont détenteurs d’un savoir.

La valeur spirituelle de l’outil

L’histoire des hommes commence avec celle des outils qu’ils ont su fabriquer pour subvenir à leur besoins. Notre ancêtre est d’abord Homo faber, “homme qui fabrique” nous rappelle Bergson. les hommes évoluent au rythme de leur capacité à nous transformer et à façonner la matière, la pierre, puis le bronze et le fer, afin d’assurer leur emprise sur le milieu naturel. La technique se développe donc bien avant la science, elle a une histoire qui lui est propre et qui relève de cette pensée absolument originale.

L’outil “n’est réellement que dans le geste qui le rend techniquement efficace” souligne André Leroi-Gouhran dans Le Geste et la Parole qui montre que l’action technique est présente aussi bien chez l’animal que chez l’homme : les grands singes sont capables des mêmes manipulations que l’homme. La frontière entre le primate et le premier possesseur d’outil n’est pas dans les possibilités techniques, mais dans la “libération” de la main, et de la mémoire, entraînée par la marche verticale et le développement de l’appareil cérébral chez l’homme.

La main humaine est humaine, non parce qu’elle est, un simple dispositif ostéo-musculaire très proche de celui du singe, mais par ce qui s’en détache. Chez l’animal, l’outil  et le geste se confondent en un seul organe, mais chez l’homme, on assiste à “une libération opératoire si poussée, écrit le Leroi-Gourhan, qu’elle a atteint non seulement l’outil, mais le geste dans la machine, la mémoire des opérations dans la mécanique automatique, la programmation même dans la mécanique électronique”. Combinée à l’émergence du langage qui permet à l’homme de placer sa mémoire en dehors de lui-même, dans la culture de l’organisme social, cette “libération de l’outil” est l’élément déterminant de la mutation dont est issu l’Homo sapiens.

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Technique et pouvoir

Technique et politique

Le thème du dénuement originel de l’homme, de la faiblesse de l’espèce humaine qui ne possède aucun des caractères naturels nécessaires à la survie dans un milieu hostile revient souvent dans la mythologie. Selon le mythe rapporté par le sophiste Protagoras dans un dialogue de Platon (Protagoras 320d-322e), le héros, Prométhée, “voit les autres animaux convenablement pourvus sous tous les rapports, tandis que l’homme est tout nu, pas chaussé, désarmé”. Prométhée dérobe le feu divin pour le donner aux hommes afin de compenser leur faiblesse par rapport aux autres espèces vivantes. Le don de Prométhée illustre le destin d’une espèce contrainte de s’élever au-dessus de sa condition naturelle pour créer les artifices techniques et sociaux aptes à assurer sa survie.

Ce mythe met en lumière le lien originel qui unit technique et politique. Prométhée dérobe le feu, le “génie créateur des arts”, pour en faire don aux hommes naturellement démunis de tout. En remettant le feu aux hommes, Prométhée leur donne l’intelligence qui s’applique aux besoins de la vie”, c’est-à-dire le savoir-faire nécessaire afin de pourvoir à leurs besoins vitaux : le feu permet la cuisson des aliments, il est l’énergie nécessaire pour forger des outils, des armes, etc… Mais le mythe nous apprend aussi que Prométhée n’a pas eu le temps de dérober “l’art d’administrer les cités”, indispensable pour user avec raison, c’est à dire, pour le bien de tous de la puissance quasi surhumaine que leur confère la technique : “Mais quand ils [les hommes] se furent groupés, ils commettaient des injustices les uns à l’égard des autres, précisément faute de posséder l’art d’administrer les cités ; si bien que, se répandant à nous veau de tous les côtés, ils seraient anéantis”.

Sans l’ “art politique”, les hommes ne savent pas user à leur profit de la puissance technique. En s’affrontant, ils perdent leur combat contre la nature hostile. Au lieu de mettre la technique au service de la vie, ils l’utilisent pour la guerre, et causent ainsi leur propre malheur.

Faut-il avoir peur du progrès technique ?

Le rapport des hommes à la technique met en évidence unes des contradictions les plus caractéristiques de nos sociétés modernes. La technique est omniprésente. Elle organise toutes les fonctions de la vie quotidienne, des plus vitales aux plus ludiques. Nous avons tellement intégré ces fonctions techniques à nos propres mode de comportement que des gestes utilitaires comme allumer la lumière ou un poste de télévision sont devenus comme une seconde nature plus familière, plus proche, plus rassurante que la vie naturelle elle-même.

Mais la difficulté à maîtriser le développement de la technique fait percevoir comme une menace pour l’avenir de l’humanité, un monde désormais dominé par la seule rationalité du calcul et par la recherche de l’efficacité à tout prix. Faut-il en conclure que la technique est devenue l’ennemi principal de l’homme ? Ou faut-il admettre, avec Habermas qu’il n’y a pas de moyen plus humain que la technique pour assurer le progrès de l’humanité.

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Technique et technocratie

Pour Habermas (philosophe allemand né en 1929), la raison technicienne qui gouverne la société industrielle trahit les idéaux d’émancipation véhiculés par la philosophie des Lumières (XVIIIème) et notamment par Diderot. Si la science et la technique se sont développées jusqu’à la fin du XIXème siècle de façon relativement autonome, elles sont devenues progressivement interdépendantes en se couplant toujours plus finement avec la production industrielle. Science, technique et industrie forme aujourd’hui un complexe à la fois intellectuel et pratique, la “techno-science” qui régit selon Habermas l’évolution des systèmes sociaux indépendamment de toute forme de contrôle démocratique. Le discours de l’expert, ou du “technocrate” tend à se substituer désormais aux décisions argumentées des responsables politiques.

Ce n’est pas le progrès technique qu’il faut redouter, mais la dérive technocratique des sociétés industrielles. Si nous ne voulons pas être asservis à ce nouveau type de domination, il importe de relever “le défi de la technique”. Les choix technologiques engagent l’avenir de l’humanité . Ils ne doivent pas être confisqués par des spécialistes ou groupes d’experts imposant leur décisions de façon technocratique, sans débat ni possibilité de contestation. Pour remettre la technique au service de la démocratie, il faut repenser le rapport entre technique et politique. Mais cette réappropriation par les citoyens du débat sur la technique passe, selon Habermas, par la formation d’une volonté politique capable d’ouvrir “une discussion générale et exempte de domination” entre tous les membres de la société civile.

 

En résumé

La technique représente avec la formation des organisations sociales, un des deux traits caractéristiques de l’espèce humaine. Le monde tel que nous le connaissons aujourd’hui est un milieu entièrement façonné par la technique. mais comme l’illustre le mythe de Prométhée il y a un rapport très étroit entre technique et politique. Il peut sembler, aujourd’hui, qu’un développement incontrôlé de la puissance technique mette en danger le futur de l’espèce humaine. Relever le défi technique suppose donc de s’interroger d’abord sur les conditions dans lesquelles les citoyens pourraient se réapproprier, face aux pouvoirs technocratiques, les moyens effectifs d’un contrôle des grands choix technologiques qui déterminent l’avenir de l’humanité.

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