Analyse philosophique de Naruto : les alter ego et la métriopathie de la colère

Introduction

Les séries sont-elles capables de produire une philosophie ? Voilà la question qui s’impose à nous après l’observation de ces œuvres d’un genre nouveau. Les séries sont à la fois des œuvres d’art au sens cinématographique du terme, mais également des phénomènes de société. Elles sont les vitrines de ce qu’est la modernité, non seulement en tant qu’elles la montrent à travers des lieux, des personnages et des événements qui sont des enjeux primordiaux de notre modernité mais également de par la façon dont elles sont faites dont elles sont construites. L’agencement des divers intrigues, les oppositions entre les personnages évoluant dans le temps, mais aussi plus globalement les thèmes abordés, sont autant de façons de montrer que la société moderne s’interroge encore sur de nombreux sujets, la modernité, à travers le phénomène des séries, demeure une société philosophante.

Néanmoins cette philosophie ne fonctionne évidemment pas de la même façon que ce que nous nommerons la philosophie classique, ce n’est pas à travers des traités ou des essais que la philosophie des séries se créée, mais bien grâce à ces nouveaux supports que sont les intrigues, les personnages et surtout les conflits. Les conflits sont l’occasion, dans une série, de montrer l’opposition entre deux modèles de pensée, entre deux visions du monde. Par cette opposition, les personnages en viennent à exposer leurs différents arguments et bien souvent, celui qui l’emporte dans la série se trouve être celui dont la philosophie est la plus élaborée, celle grâce à laquelle il parviendra le mieux à se sortir des situations complexes auxquelles il va être confronté. Le spectateur n’est cependant pas forcé d’adopter un point de vue, il n’est pas rare que les personnages principaux d’une série aient des opinions totalement différentes des notres, nous n’y adhérons pas pour autant, nous sommes simplement contraints de reconnaître la valeur d’arguments auxquels nous ne nous rallions pas. Or c’est aussi proprement le rôle de la philosophie que de nous interroger sur nos présupposés et les meilleures séries sont celles qui parviennent avec le plus de brio à nous faire reconnaître que le monde est différent, plus complexe, que ce que nous croyions. Nous allons tenter aujourd’hui de comprendre en partie ce phénomène.

L’une des formes de série qui pousse le plus loin cette notion de combat de visions du monde illustré par un combat réel se trouve être le shonen, un type de séries animées japonaises issues de mangas relatant l’évolution d’un jeune garçon. Pour illustrer ce courant, je propose de prendre pour objet le manga Naruto de Masashi Kishimoto et porté sur le format animé à partir du 3 octobre 2002 par les studio Pierrot et Aniplex. Il raconte l’histoire de Naruto, un jeune garçon au sein duquel est scellé un démon et souhaitant devenir un ninja. Considéré comme un perdant, il décide de se mettre en quête de reconnaissance grâce à son talent et à ses qualités relationnelles. Au delà de ses allures enfantines ce manga développe une théorie de la colère extrêmement élaborée, que je comparerai à celle proposée par Aristote dans les deux Éthiques. L’idée ici n’est absolument pas de montrer en tant que telle quelle est la théorie de la colère présente dans Naruto, ni de montrer que le personnage éponyme pense la même chose que le philosophe antique, mais de comprendre comment la série en elle-même développe une théorie complexe de la colère similaire à celle qu’Aristote expose dans ses cours. Nous allons tenter de comprendre comment la série nous mène à la compréhension de ces théories et donc en quoi elles sont le support d’une philosophie.

La théorie que nous allons défendre est qu’il existe une forme d’éthique des alter ego au sein des séries animées japonaises telles que Naruto. En cela nous entendons qu’il existe des personnages proches du personnage principal dans leurs caractéristiques, mais qui n’ont pas eu les mêmes expériences que le héros ce qui les mène à avoir une vision du monde différente, des réactions différentes et cela s’illustre parfaitement au cours de leurs confrontations. Nous entendons le terme expérience au sens philosophique de vécu. Je choisi de nommer ce type de personnage un alter ego non pas dans le sens moderne de compagnon, d’ami de confiance, mais bien dans le sens d’ « autre soi » présent en latin. L’alter ego est celui qui aurait peut-être pu être le personnage principal lui-même.

Néanmoins l’alter ego n’est pas un clone, il s’agit d’un personnage à part entière dans le sens où il n’est semblable au héros que par certains aspects alors qu’il diffère de lui par de nombreux autres. L’éthique des alter ego n’est donc en aucun cas une forme de réduction du personnage à une simple personnalisation de sa vision du monde, mais bien une forme d’encrage dans le réel. Les personnages sont à la fois différents et semblables comme les personnes réelles, ils ont leur éthique et leur philosophie bien que les philosophies des personnages de séries soient souvent un peu grossies afin de mieux rendre la confrontation des idéaux. Un alter ego peut donc être défini comme un personnage à part entière possédant, à un moment ou à un autre, certaines caractéristiques semblables à celles du personnage principal, mais dont les jugements, les choix et les actions diffèrent du fait de leur expérience

Pour ce qui est de Naruto, j’ai décidé de me baser sur deux de ce que je considère comme étant des alter ego. Le premier est Rock Lee, personnage lui aussi considéré comme un perdant car incapable d’utiliser le chakra, l’énergie grâce à laquelle les ninjas effectuent leurs techniques. Le second de ces alter ego est Gaara. Ce dernier possède en lui un démon, tout comme Naruto, mais il est au contraire considéré comme un génie. Ces trois personnages vont s’affronter lors du tournoi des Chûnins, qui doit départager les meilleurs candidats pour devenir des ninjas. Nous allons pouvoir ainsi analyser trois combats afin de comprendre comment cette éthique des alter ego fonde, avec des moyens totalement différents, une éthique proche de celle d’Aristote.

Avant de nous lancer dans l’observation de la série proprement dite, il ne serait pas inutile de rappeler la théorie défendue par Aristote concernant la colère, afin d’être sûrs que les résultats auquel arrivent les deux méthodes philosophiques soient bien les mêmes. La colère est une passion chez Aristote, à savoir un produit a-rationnel de l’âme mais pouvant être placé sous l’égide de la raison. Il défend la métriopathie, à savoir la théorie selon laquelle il existe un bon usage d’une passion, qui est l’usage modéré se situant entre deux usages excessifs. La colère en tant que telle se divise donc en trois parties : les deux parties excessives que sont l’irascibilité et l’indifférence et la partie modérée qu’est la douceur. Ainsi « l’irascible est celui qui s’irrite plus qu’il ne faut, plus rapidement aussi et contre plus de gens qu’il ne faut. L’indifférent est celui qui s’irrite contre trop peu de gens, trop peu souvent et insuffisamment »[1]. La colère bien employée est donc une forme de douceur, elle apparaît à la fréquence qu’il faut, avec l’intensité qu’il faut et contre les personnes qu’il faut. Nous nous demanderons donc comment la présence d’alter ego dans la série Naruto permet de fonder une théorie métriopathique de la colère.

Nous analyserons d’abord les différents combats entre les alter ego et montrerons en quoi ces derniers nous permettent de fonder une forme nouvelle de philosophie. Ces combats se trouvent respectivement aux épisodes 50, 62 et 79 de la série animée. Ces combats nous de comprendre comme la série en elle-même produit une théorie de la colère poussée grâce à l’usage des alter ego. Une fois prouvée la capacité de cette méthode pour fonder une éthique viable, nous tenterons de développer davantage la notion de ce qu’est un alter ego. Pour cela nous travaillerons principalement par distinction, en montrant en quoi il se distingue d’un clone, d’un personnage basique et d’une allégorie.

I. Les alters ego dans Naruto : les combats comme expressions de la colère

1- Gaara et Rock Lee : l’irascibilité triomphe de l’indifférence

Je propose d’observer les combats non dans l’ordre chronologique, mais dans un ordre qui semble favoriser la compréhension du schéma d’ensemble, afin que nous puissions comprendre le développement des différents personnages, leurs rôles, et la façon dont ils nous mènent à penser une nouvelle forme d’éthique. Le premier est celui qui oppose Rock Lee à Gaara à l’épisode 50, l’un est donc un outsider, un perdant et l’autre un génie. Ce combat est l’un des plus importants, car pour la première fois, Gaara va être mis en difficulté et on va même croire pendant quelques instants à la victoire de son adversaire. Mais finalement c’est bel et bien Gaara qui l’emporte, alors que le spectateur est davantage poussé à soutenir Lee. Que pouvons-nous en déduire? Qu’a-t-il manquer à Rock Lee pour atteindre la victoire ? Nous nous permettons ici d’écarter immédiatement toute supposition reposant sur la facilité scénaristique ou sur l’arbitraire, en effet, on écrit une histoire pour dire quelque chose, pas uniquement pour le plaisir de l’écrire. Que nous dit donc le scénario de cette série ? Nous pourrions considérer qu’il était tout simplement moins fort, mais cette hypothèse semble relativement peu crédible, la force dans Naruto s’appuie davantage sur les idéaux des personnages que sur leur force réelle.

Ce qui a sans doute manqué à Lee, c’est une forme de colère. Incapable de détester son adversaire, il ne parvient pas à se dépasser suffisamment pour le surpasser. Ainsi, il perd contre celui qui, de son côté, est capable de se mettre en colère, en effet Gaara est un personnage des plus irascibles. Nous sommes donc face à un parti pris réel, le personnage qui gagne n’est pas celui qui demeure toujours calme, qui repousse la colère en permanence, comme l’ont défendu les stoïciens, mais au contraire celui qui sait utiliser sa colère, voire sa rage, contre son adversaire. Rock Lee n’est cependant pas une allégorie de l’indifférence, car la profondeur du personnage dépasse de loin cette simple notion, c’est ce qui en fait un personnage des plus intéressants. Mais c’est un alter ego de Naruto ayant comme caractéristique l’indifférence lorsque l’on parle de colère. Ce qui fait donc la différence entre les alter ego et les allégories c’est que le premier possède un ensemble de qualités dont celle qui nous intéresse, même si c’est de façon très marqué, quand la seconde ne possède qu’une seule qualité à laquelle elle se résume. Quoi qu’il en soit la colère semble l’emporter contre l’indifférence.

2- Naruto et Gaara : la colère aveugle ne mène qu’à la défaite

 Or cette conclusion a de quoi nous étonner lorsque nous observons le dernier combat, celui qui oppose Naruto et Gaara lors de l’épisode 79. Ce dernier semble plus que jamais représenter la colère. Il va jusqu’à laisser la place à son démon, qui lui-même semble développer une haine tenace à l’encontre de l’ensemble du monde. Naruto, quant à lui exploite le pouvoir de son démon sans pour autant lui laisser le contrôle. Or cette fois c’est Naruto qui l’emporte. Là encore, laissons de côté le fait qu’il s’agit du personnage principal pour nous pencher sur la raison réelle pour laquelle Naruto réussi là où Lee a échoué, alors qu’ils sont tous deux considérés comme des perdants. En réalité, cette éthique des alter ego ne se déploie pas sur un moment en particulier, mais bien davantage dans la mise en perspective de divers moments qui se ressemblent et qui pourtant ont une issue différente. C’est dans ce décalage que se situe la philosophie. En effet, c’est au spectateur plus ou moins avisé de comprendre ce qui distingue les deux moments dans leurs paramètres, afin d’en tirer une conclusion éthique en général.

Ainsi ces deux combats sont similaires mais possèdent des issues opposées. Le résultat est moins la victoire de Naruto que de la défaite de Gaara. Ce dernier se laisse totalement emporter par sa colère, souhaitant tout détruire mais faisant finalement preuve d’imprudence. Nous pouvons donc observer que Gaara est une forme de version de Naruto dans laquelle ce dernier serait incapable de contrôler sa colère. Gaara semble donc faire preuve du défaut que décrit Aristote, ce second excès de la colère qu’est l’irascibilité. Il se met en colère tout le temps, de façon excessive et surtout contre les mauvaises personnes. En effet, il s’énerve contre le reste du monde alors que la personne qu’il déteste le plus c’est lui-même, étant persuadé de n’être qu’une arme au service de son village.

Ainsi, on observe que dans l’éthique des animés japonais, le personnage que l’on juge le plus à même d’être considéré comme bon n’est pas celui qui ne se met jamais en colère, mais celui qui se met en colère contre les bonnes personnes, avec l’intensité qui s’impose. Donc Gaara et Lee, en tant qu’alter ego représentent tous deux des échecs mais pour des raisons différentes, l’un se met trop en colère et l’autre pas assez. Le spectateur voyant cela, ne peut que condamner l’attitude des deux personnages, ou du moins ne souhaite pas faire les mêmes choix qu’eux. C’est pourquoi j’emploie le terme d’éthique. Il s’agit de contextes divers desquels on va tirer des conclusions qui pourront s’appliquer dans des cas similaires. Dans Naruto les personnages n’explicitent jamais, ou très rarement, de véritables morales, en ce sens que nous n’avons pas réellement de vaste système englobant et se basant sur des éléments situés hors de l’expérience. Car c’est proprement l’expérience de l’observation des différents personnages qui permet au spectateur de définir son éthique.

3-    Naruto et Neji : Une saine colère est possible

Nous nous sommes penchés sur les différents alter ego de Naruto et avons montré en quoi ils représentent une version excessive de ce dernier en ce qui concerne la colère. Néanmoins nous n’avons pas encore observé Naruto lui-même. Ce dernier apparaît dans deux des combats que nous avons cité, celui de l’épisode 79 contre Gaara et celui de l’épisode 62 contre un nouvel adversaire : Neji. Là encore nous retrouvons exactement le même contexte, deux adversaires dont l’un est un perdant et l’autre un génie, Neji étant d’entrée de jeu présenté comme tel. Ce combat prend place dans à moment particulier, Neji s’est précédemment opposé à Hinata, une amie de Naruto et a grièvement blessé cette dernière. Naruto entame donc le combat directement en colère. Cette colère lui donne une force à laquelle son adversaire ne s’attendait pas, ce qui lui permet de lui tenir tête quelques temps, mais ce n’est pas cette colère qui va lui apporter la victoire. En effet, au cours du combat, Naruto va peu à peu prendre conscience du fatalisme de Neji. Ce dernier accepte le destin qui est le sien et qui le condamne à une existence de soumission à des règles claniques. C’est contre cela que Naruto va se mettre en colère, c’est cette acceptation, cette soumission à laquelle il va s’opposer.

La colère de Naruto n’est donc pas basée sur un aveugle désir de vengeance. Naruto se bat pour ouvrir les yeux de son adversaire, lui faire comprendre que son chemin n’est pas le bon. Derrière cette attitude qui peut donc sembler basique au premier abord, à savoir la volonté de victoire et la colère de Naruto, on trouve deux éléments bien plus intéressants. Déjà c’est une colère rationalisée. Le but de Naruto n’est pas de laisser libre cours à une colère qui deviendrait libératrice pour lui, il a choisi une philosophie de vie à laquelle il ne fait que se conformer. Bien entendu nous pouvons critiquer cette vision du monde, nous pourrions prendre Neji comme modèle ou encore critiquer la colère comme moyen de montrer son point de vue. Mais en faisant cela nous nous plaçons déjà dans une optique philosophique et nous ne critiquons pas l’attitude de Naruto comme dépourvue de raison mais comme le fait d’une raison défaillante ce qui n’est pas la même chose. La deuxième raison pour laquelle la colère de Naruto en dit plus que son simple animosité envers Neji, c’est qu’il cherche réellement à lui ouvrir les yeux. La compréhension d’une nouvelle partie du monde par Neji n’est pas un effet secondaire de ce combat, c’est l’objectif fixé par Naruto, c’est la raison d’être de ce combat. La colère marque donc aussi une volonté d’amélioration de la part de Naruto ce qui est également l’un des points clés de la bonne colère aristotélicienne [2] .

Encore une fois, on ne peut pas comprendre la logique de cette éthique des alter ego sans les comparer les uns aux autres. Rock Lee ne se met pas en colère contre Gaara car il n’a pas réellement de volonté de voir ce dernier sortir de sa condition, il ne le voit que comme un ennemi et non pas comme une victime. En effet, Gaara étant lui-même considéré comme une simple arme dans son village ne fait qu’agir en conformité avec la condition dans laquelle on l’a mis. L’absence de colère de la part de Rock Lee est donc mauvaise parce qu’il ne semble pas avoir la volonté de voir son adversaire sortir de sa misérable condition. Il s’agit ainsi d’un indifférent incapable de voir l’aspect tragique de la situation et c’est pourquoi il perd. Or dans son ultime combat contre Gaara, Naruto a la même attitude envers ce dernier qu’envers Neji. Il cherche sincèrement à lui montrer qu’il n’est pas qu’une arme au service de son village, mais qu’il constitue un individu en lui-même qui doit assumer à la fois ses droits, ses ambitions personnelles, mais également ses responsabilités. La morale peut paraître enfantine, mais une nouvelle fois ce n’est pas tant ce qui est dit que la façon dont cela est dit qui nous intéresse. Gaara est une véritable concentration de colère, il ne cherche pas non plus l’amélioration de son adversaire car sa colère n’est absolument pas rationnelle. Or donc Naruto se bat pour que Gaara découvre cette colère en lui, qu’il l’apaise, le but de Naruto est bel et bien d’enseigner. En confrontant les alter ego nous comprenons donc que la colère aveugle tout comme l’absence de colère ne peuvent en aucun cas mener à un enseignement quelconque, à la moindre évolution, et que seule une colère présente mais rationnelle peut mener à une amélioration. Seule donc la colère rationnelle peut être considérée comme saine.

Il convient également de relever que ces éléments philosophiques que nous observons ne sont pas explicités dans la série. Naruto ne revendique pas lui-même une colère saine qu’il opposerait à celle de ses adversaires. Car ce n’est pas ainsi que fonctionne l’éthique des alter ego. C’est par l’observation des différents modes de colère, c’est à dire en observant qu’il existe divers façons de se mettre en colère, que le spectateur va se sentir plus enclin à accepter l’une ou l’autre des modalités. Bien entendu le fait que le personnage principal se trouve être davantage tourné vers une forme de médiété, selon le terme d’Aristote [3], à savoir un intermédiaire entre deux excès, n’est pas anodin. Il serait néanmoins absolument mensonger de faire croire que tous les alter ego peuvent êtres perçus comme de potentiels modèles par le spectateur. En effet, il existe ce qui semble être un bon chemin contrairement à ce qui est considéré comme un mauvais chemin. Bien entendu la voie du bien et du mal peuvent sembler assez claires et le spectateur serait toujours poussé vers la voie du bien. Néanmoins lorsque l’on parle de la colère, on observe qu’elle est à la fois partagée par des personnages considérés comme bons et comme mauvais, il s’agit pourtant d’un élément qui fait partie intégrante de la moralité des personnages. Nous sommes donc face à un élément moral mais qui ne semble pas entrer de façon évidente dans le tableau moral canonique qu’est le rapport entre le bien et le mal. C’est cela qui fait que le manga, contrairement à ce que l’on pourrait penser, n’est pas un manichéisme complet, il permet également de montrer avec une grande précision les ambivalences qui existent en matière de morale et qui ne sont pas du tout présentes dans les traités philosophiques. Il ne s’agit pas évidemment de produire un traité de moraliste qui tenterait de reprendre tous les cas de conscience possibles, mais simplement de montrer que le rapport que nous devons avoir à des objets comme la colère dépend largement des circonstances même s’il existe tout de même une ligne de conduite à respecter.

Le spectateur a donc lui-même une forme de participation morale, même inconsciente lorsqu’il observe Naruto. Il ne peut pas rester passif et se sent obligé de prendre parti. Cependant avec l’éthique des alter ego que nous avons montré, en observant les relations entre les divers alter ego et les résultats qui découlent de ces rencontres , le spectateur est amené à prendre conscience de la complexité de certains sentiments qu’il pensait évidents et cela même est la base de l’attitude philosophique. Les séries animées japonaises ne sont donc pas seulement philosophantes dans le sens où elles contiennent des éléments de philosophie, mais également dans le sens où elles font du spectateur un spectateur philosophique.

Nous avons donc montré comment fonctionnait cette éthique des alter ego, il nous faut maintenant approfondir plus en détail la façon dont ses derniers sont créés, ce qui fait d’eux des alter ego et non pas uniquement des personnages comme les autres.

 

II. Qu’est-ce qu’un alter ego : alter ego, clones, personnages et allégories

 1-  Le rapport de l’alter ego au personnage principal : la juste distance

 Les alter ego doivent posséder divers caractéristiques pour êtres considérés comme tels, ils doivent posséder une proximité caractérielle suffisamment grande avec le personnage principal pour qu’ils se situent dans la même catégorie, sans pour autant constituer un double de celui-ci, sans quoi il n’y a pas non plus de comparaison possible car on ne compare pas ce qui est similaire. Ainsi, un personnage tel que Kakashi, le maître de Naruto, ne peut pas constituer un alter ego car les deux personnages ne font pas parti en quelque sorte du même champ de questionnements. Kakashi est un adulte, un maître accompli qui se connaît et qui connaît le monde. Par champ, j’entends l’ensemble des questionnements, des présupposés et des connaissances qu’ont en partage des personnages d’une même catégorie comme les adultes, les enfants, les chefs ou les employés. . La vision qu’il a du monde est donc en quelque sorte incommensurable avec celle de Naruto, non pas dans le sens où elle serait beaucoup plus élevée, mais dans le sens où ils ne parlent presque pas dans la même langue, ils n’emploient pas les mêmes termes pour parler du monde, leur réalité est différente. Tandis que Gaara et Rock Lee, sont tous deux des étudiants comme Naruto, ce sont des enfants tout comme lui et ils ont donc des traits de personnalité très similaires et bien que leurs croyances les séparent, ce qui fait que ce ne sont pas de simples clones, ils ne parlent pas des langues différentes. Ils sont capables de se comprendre et comme leurs visions du monde sont en quelques sorte de même nature, ils sont capables de s’opposer les uns aux autres. Il est possible qu’un adulte soit l’alter ego d’un enfant, mais dans ce cas il faudra que l’enfant aie la vision du monde d’un adulte et vice versa, et même dans ce cas cela pose un problème, car un enfant n’est pas supposé avoir cette vision là, ce qui fait de lui quelqu’un de différent de l’adulte qui est légitime à occuper son champ.

Mais les caractéristiques sociales ne sont pas les seules à prendre en compte. Ainsi, il faut aussi considérer la psychologie des divers personnages. Si les personnages possèdent des traits de caractère qui diffèrent fondamentalement, si ils ne possèdent pas un ou plusieurs éléments importants correspondants à ceux du personnage principal alors ce sont de simples personnages. Un personnage comme Hinata a beau être une étudiante de l’âge de Naruto, elle ne constitue pas pour autant un alter ego car elle est aux antipodes de lui en terme de psychologie, et qu’elle n’a pas de caractéristiques sociales évidentes au-delà de son statut d’élève. Contrairement à elle, Rok Lee dont nous avons déjà parlé est considéré comme un outsider évident, tout comme Naruto, ce qui leur fait un point commun suffisant pour en faire un alter ego. Pour trouver là où peuvent se situer des caractéristiques réellement similaire, il est également important de regarder du côté de la vie des personnages. En effet, le passé des personnages de séries japonaise est bien souvent extrêmement développé et cela pour une raison simple. Le personnage correspond bien souvent à la somme de son existence. Ainsi, Rock Lee, Gaara et Naruto peuvent être considérés comme des alter ego car ils ont tous été rejetés dans leur enfance. Du moins ils ont ressenti cette forme de rejet à un moment ou à un autre pour des raisons qui peuvent être divers. Ainsi, si les personnages ont eu une existence qui n’avait absolument rien à voir avec celle du personnage principal, une vie qui ne peut les mener à ressentir les choses de la même façon et à se poser les mêmes questions, il n’y a aucune raison que ces personnages puissent êtres considérés, dans l’action présente, comme des alter ego.

Il est également important de noter que les alter ego peuvent changer au cours de la série. Les animés japonais, ainsi que toutes les autres séries en format long, ont pour caractéristique de favoriser le développement des personnage. Ces derniers, bien qu’ils demeurent les mêmes changent cependant de façon parfois très flagrante au cours de la série. Ainsi, si un personnage en vient à sortir totalement du champ du personnage principal pour une raison ou pour une autre, il est possible que ce dernier, qui était peut-être un alter ego, n’en soit plus un. Il est également possible qu’un personnage disparaisse purement et simplement ou qu’il n’apparaisse plus que de façon très sporadique. Un alter ego se doit d’apparaître au moins régulièrement sans quoi il n’est plus qu’un personnage secondaire. Mais l’inverse est aussi possible et un personnage qui n’avait que peu d’importance et surtout qui ne partageait rien avec le personnage principal peut également devenir un alter ego, ou bien si il se passe une action dans le présent qui justifie cela, ou bien parce que le spectateur découvre un élément de son passé qui le rend plus proche du personnage principale que ce que l’on pensait initialement. Un alter ego ne garde pas nécessairement ce titre tout au long de la série et vice versa.

2-  Le rapport de l’alter ego à la série : un indissociable

Il existe également un autre élément qui forme l’alter ego, ou pour être plus précis, il existe un élément avec lequel il ne doit pas être confondu. Nous l’avons en effet mentionné plus haut, l’alter ego n’est en rien une allégorie. Rock Lee n’est pas l’indifférence il est simplement indifférent par certains aspects, il en va de même avec Gaara et l’irascibilité et Naruto avec la douceur. Quelle est donc la différence exacte entre une allégorie et un alter ego. Il en existe deux principales, tout d’abord l’alter ego possède certes des caractéristiques, mais il ne se résume pas à ses caractéristiques. Ainsi, dans L’Avare de Molière, Harpagon n’est pas seulement un avare, il est l’avarice. En se résumant uniquement à une caractéristique, il perd la capacité de développement ainsi que l’intérêt que nous avons à observer son passé. Personne n’a besoin de connaître le passé, d’Harpagon, Harpagon est l’avarice et rien de plus.

L’autre élément qui différencie l’allégorie de l’alter ego est plus subtile. En effet ; l’alter ego est un « autre moi », il doit donc toujours être ramené à un « moi » pour qu’on saisisse sa portée philosophique. Il ne s’agit pas de dire que les alter ego n’ont aucun intérêt, en tant que personnage, si ils ne sont pas reliés au personnage principal, mais simplement que s’ils ne sont pas eux-mêmes mis en relation avec le héros et ses autres alter ego, on ne peut pas créer de morale. Là encore l’exemple d’Harpagon est parlant. Ce personnage en lui-même est ridicule, sa façon de s’exprimer, ses gestes et même son physique, l’existence d’Harpagon, isolé de tout le reste de la pièce est déjà une satyre, si ce n’est une critique pure et simple, de l’avarice. Mais il n’en est pas de même qu’un personnage comme Rock Lee, sans Gaara et Naruto, sans les combats qu’il livre, il est impossible de comprendre qu’il fait preuve d’une forme d’indifférence, mais il est également impossible de comprendre l’ensemble de la théorie de la colère qui se déploie à travers toute l’œuvre. C’est la raison pour laquelle on peut affirmer que Rock Lee n’est pas une allégorie mais un alter ego. Il possède des caractéristiques personnelles bien assez développées pour être considéré comme un personnage à part entière, isolé du reste de l’ouvrage il ne peut pas être considéré comme représentant en soi telle ou telle qualité, et une fois pris dans le système des alter ego, il nous permet de saisir que l’indifférence n’est pas un bien.

Nous avons donc montré en quoi un alter ego n’était ni un clone, ni un simple personnage, ni une allégorie, mais qu’il possédait à la fois un rôle et des caractéristiques tout à fait spécifiques qui lui donnait ue nature totalement différente de celle des autres personnages. Les alter ego sont les fondements de l’éthique dans les séries et notamment les séries animées japonaises.

 

Conclusion

Nous avons donc vu à travers les divers combats de la série, comment cette dernière produisait une éthique développée proche de celle d’Aristote dans son contenu mais en usant de moyens tout à fait différents. Nous avons compris que si l’on prenait le schéma de la série dans sa globalité Gaara pouvait être identifié à un excès de colère, Rock Lee à un manque de colère et Naruto à une médiété bonne, à une forme de douceur. Ces alters ego diffèrent des clones, des personnages et des allégories car ils font partie du même champs de réflexion que le personnage principal, qu’ils partagent des caractéristiques psychologiques communes bien qu’ils ne soient pas exactement similaires et qu’ils ne se limitent pas à une qualité qui pourrait les définir en dehors du contexte de la série.

Cette éthique des alter ego me semble s’appliquer à l’ensemble des séries animées japonaises, notamment celles du genre du shônen, cependant il reste encore à voir comment cette dernière peut trouver une effectivité dans les autres types de séries. Bien que la méthode employée diffère totalement de la philosophie traditionnelle, il pourrait être intéressant de développer cette théorie pour voir si elle pourrait s’appliquer dans d’autres champs que les séries télévisées et autres œuvres de fiction, pour toucher peut-être la philosophie classique.

Par Paul Koseleff

Bibliographie

 Œuvres principales

ARISTOTE, trad. Dalimier Catherine, Éthique à Eudème, Paris, GF- Flammarion, 2013, 349p.

trad. Bodéüs Richard, Éthique à Nicomaque, Paris, GF- Flammarion, 2004,

560p.

Œuvres secondaires

ARISTOTE, trad. Bodéüs Richard, De l’âme, Paris, GF- Flammarion, 1993, 292p.

GOURINAT Jean-Baptiste, Les stoïciens et l’âme, Clermont-Ferrand, Vrin, 2017, 161p.

Filmographie

HAYATO Date, Naruto, 2006, Kana Home Video. Principalement les épisodes 50, 62 et 79

Notes

[1] Éthique à Eudème ; Aristote, II, 3, 1121a 15, 93

[2 ]Éthique à Nicomaque, Aristote, III, 1, 1111a 30, p.139

[3] Éthique à Eudème ; Aristote, III, 3, 1131b 25, 167

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