Anna Gaskell : des contes de féé à l’acide

Des contes de fées revus à l’acide, telle pourrait être qualifiée l’œuvre d’Anna Gaskell comme un entre-deux permanant entre le conte féerique et l’inquiétante histoire mortifère, entre le ludique enfantin et la fausse innocence assassine. L’entre-deux comme suspension dans l’indétermination, dans l’indécision, comme un positionnement esthétique, intellectuel, sexuel absolument impossible à maintenir.

Une invite à traverser le miroir de l’enfance

Il y a dans les photographies d’Anna Gaskell un mouvement toujours déjà amorcé en total déséquilibre, une sorte de bascule (que cette dernière soit provoquée par le mouvement physique des jeunes filles photographiées ou engendrée par une situation spatiale précaire, voire improbable). Un entre-deux entre l’innocence de l’enfance et l’inquiétante adolescence naissante au regard presqu’averti et que ces jeunes filles semblent nous renvoyer comme pour nous manifester une chosification impossible en-deçà du regard inquisiteur de l’objectif. Chosification dont elles pourraient être l’objet mais qui demeure rétive à toute captation, affichant ainsi une altérité infranchissable. Il y a du Lewis Carroll dans ces photos parce qu’elles sont une invite à traverser le miroir. Le jeu est trouble car les déguisements arborés par ces jeunes filles relèvent par définition du monde de l’enfance, du féerique mais qui combinés au regard que ces dernières affichent jettent le trouble dans le regard du spectateur qui se retrouve dans le statut de voyeur d’un monde étrange et inquiétant.

Une réflexion sur le regard

L’enfant est menaçant dans l’œuvre d’Anna Gaskell, il est entre deux âges, entre deux situations, entre deux positionnements spatiaux. Tout demeure en eaux troubles pour la perception conduisant ainsi le spectateur vers un embarras certain. A la vue des œuvres d’Anna Gaskell, on se retrouve sur le « qui-vive », toujours au bord de la chute, de la rupture parce que les histoires qui nous y sont racontées sont violentes, à teneur psychanalytique. Nous ne sommes pas loin de l’ « Analyse des contes de fée » de Bettelheim et pourtant les œuvres d’Anna Gaskell, parce qu’elles sont des œuvres d’art doivent, de fait, échapper à toute étude psychologisante. Ce qui est proposé n’est pas une réflexion sur l’enfance mais sur le trouble que peut provoquer un regard ambigu sur ce qui habituellement est admis comme relevant du magique. A ce titre, Bettelheim avait défloré ce qui se tramait derrière les contes de Blanche neige, la belle au bois dormant… offrant ainsi une lecture qui révélait les angoisses existentielles, sexuelles qui se tramaient sous l’apparente douceur des histoires pour enfants. De la même façon, le travail d’Anna Gaskell, s’il prend pour modèles des enfants et de jeunes adolescentes n’est pas une œuvre pour enfants. A ce titre, elle fait écho au conte « Alice au pays des merveilles » qui, lors d’une lecture appuyée révèle un texte pour adulte parce que s’attaquant aux liens fragiles entre ce qui procède du langage et du Logos. Dans cette même optique, Anna Gaskell jette le trouble entre ce que l’on dit de l’enfance, ce que l’on raconte aux enfants et les adolescentes que ces enfants deviennent, ce qu’elles traduisent quant à la réappropriation qui est faite des contes de fées.

Déstabilisants pour la Raison, le travail de Lewis Carroll et d’Anna Gaskell sont une mise en péril de ce qui procède de la logique. Lewis Carroll affirmera : « Le langage est un outil trop incertain pour permettre le dialogue ». Alice, quant à elle se souciera moins du sens des mots que de leur valeur esthétique. De la même façon, lorsqu’on lit dans « Alice au pays des merveilles » certaines phrases les unes indépendamment des autres, elles font sens, mais une fois coordonnées avec celles avec lesquelles elles doivent faire texte, force est de constater que l’absurde règne. Tenons pour exemple ce qui est dit du chat décapité : ce dernier est décapité mais ne possède ni tête ni corps. Absurdité de la situation de celui dont on coupe la tête alors qu’il n’en possède pas, de celui dont on sépare la tête du corps alors qu’il ne possède, à l’origine, aucun des deux éléments. Les têtes absentes des photos sont aussi un phénomène dans l’œuvre de la photographe américaine : plusieurs photographies présentent de jeunes filles suspendues dans les airs, dont on ne voit que les jambes et dont la tête est coupée par le cadrage.

L’une de ces photographies, en particulier, montre des jambes gainées de collants blancs suspendues dans les airs avec à leurs pieds, sur le sol, des cordes à nœuds marins. Simulation d’une pendaison collective mais dont les nœuds auraient été retirés alors que les corps continuent de flotter dans les airs. Elles sont suicidèrent les adolescentes chez Anna Gaskell. Les contes de fées virent à la tragédie et les petites filles en tablier de jardinières n’ont rien de gentilles cultivatrices ou d’innocentes planteuses de roses. Dans la photographie ici citée, deux jeunes filles sont présentes : l’une de face, l’autre de dos. Les deux jeunes préadolescentes sont vêtues de manière identique : petite robe bleu ciel, tablier jaune. Elles sont dans une forêt mais le regard de la jeune fille présente de face sur sa congénère est intriguant : corps et tête sont immobiles, seul le regard est incurvé, oblique. Il y a plus que de la peur dans ce regard, on y perçoit la sensation d’une menace, d’une surveillance qui serait opérée par la seconde sur la première bien que cette seconde soit de dos. Tout se passe comme si la jeune fille au premier plan se sentait épiée et comme présentant une punition corporelle possible pouvant intervenir à chaque instant. L’angoisse est si présente que l’on finit par se demander si les petites cultivatrices plantent des fleurs ou s’apprêtent à enterrer un corps en  forêt. Le souffle et la respiration semblent retenus, l’angoisse est palpable. Les forêts, chez Anna Gaskell n’ont rien d’enchantées, les trolls n’y sont pas de merveilleux petits lutins joueurs, non les forêts sont menaçantes, denses, opaques, brumeuses.

C’est cette même inquiétante étrangeté que l’on retrouve dans les forêts enneigées. Ici aussi, les têtes sont coupées, on ne voit que les corps. Les ciels sont embrumés, les individus sont séparés les uns des autres, empruntant un chemin dont la destination nous se révèle comme inconnue. Au premier plan, un homme en manteau noir, les bras ballants, le visage coupé par le cadrage de la photographie. Il est le seul sujet de face. L’ensemble apparait comme une sorte d’exode, les personnages, au-delà, semblent s’avancer vers le néant, vers la mort.

Les ciels sont tout aussi inquiétants dans l’œuvre d’Anna Gaskell. Et ces ciels se trouvent le plus souvent dans les photographies qui représentent des infirmières. Ces dernières portent le costume d’infirmière plus proche de la panoplie que du vêtement authentique du personnel de santé. En ce sens, elles apparaissent comme plus proches de l’interné en hôpital psychiatrique que de celles qui en prennent soin. Figées, prises de dos et comme hypnotisées par un ciel ombragé, comme comprenant que le ciel est angoissant. L’orage est proche, la menace omniprésente. Certaines des jeunes femmes sont également en blanc mais ne portent pas la coiffe de rigueur. On peut alors se demander s’il s’agit d’infirmière ou de patientes. Mais toutes sont figées, comme paralysées par ce ciel qui semble annoncer la colère des dieux.

Une autre photographie d’infirmière est à voir également. Sur cette photo n°56 on peut voir deux jeunes femmes portant la panoplie d’infirmière mais dont l’une ne porte pas la coiffe. Ces deux jeunes femmes sont reliées par d’étranges gants blancs surdimensionnés, elles semblent totalement entravées dans leur mouvement, comme ligotées et ne pouvant, malgré une tentative, se défaire de ce lien qui les unit autant qu’il les empêche. C’est la raison pour laquelle l’habit d’infirmière apparait ici plus proche de la camisole de force que de la tenue du personnel soignant. Aliénées au sens strict comme au sens figuré, celles qui jouent à l’infirmière sont plus proches des malades mentaux que de la jeune femme en blanc. Emberlificotées, empêtrées dans la tenue, aliénées l’une à l’autre, elles ne peuvent se défaire de leurs liens.

Une part cachée de l’adolescence

Anna Gaskell est une artiste impressionnante. Les contes de fées tournent au tragique. On ne sait si l’on est entre le conte féerique ou l’histoire d’horreur. Proche d’Alice au pays des merveilles, les contes, ici sont inquiétants et le regard posé sur les jeunes filles à l’allure féerique nous racontent une part de l’adolescence et de ce que l’on raconte aux enfants que l’on préférerait ignorer.

Sandrine Guignard

Autres oeuvres notables consultables également sur le site du Guggenheim.

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