Aperçu sur le Personnalisme d’Emmanuel Mounier

INTRODUCTION

Le but de cette réflexion est de définir et d’analyser rationnellement le concept du « personnalisme » d’Emmanuel Mounier. De prime abord, le personnalisme est un courant d’idées spiritualiste. Le nom même de ce courant philosophique parle de lui-même : le personnalisme par essence fait de la personne humaine et du respect de cette même personne la valeur, la norme par excellence. Ce terme semble avoir été créé par un pasteur de l’église protestante de France, Albin Mazel dans le cadre d’une étude intitulée « solidarisme, individualisme, socialisme ». On attribue également la création de ce terme à Charles Renouvier dans une étude sur Kant.

Il est vrai que Kant met aussi la personne humaine au cœur même de ses préoccupations puisque pour lui c’est l’homme qui se situe au centre de gravité de toute expérience en général et celle de la morale en particulier. Mais le noble représentant du personnalisme est sans doute Emmanuel Mounier. C’est lui qui a donné au personnalisme ses lettres de noblesse et son originalité. En France, il fonde autour de la « Revue Esprit » un mouvement recherchant une troisième voie humaniste entre le capitalisme libéral et les fascismes.

Mounier a voulu faire du personnalisme un courant philosophique qui refuserait l’individualisme qui coupe la personne de la communauté par le ‘’je’’ qui est mis en évidence autant que le totalitarisme qui soumet la personne à la collectivité par le ‘’nous’’ qui est mis en exergue. Il s’agit donc d’une sorte de moyen terme, c’est-à-dire une forme d’humanisme mais prenant en compte le tragique de la condition humaine et les exigences de la solidarité. Mounier voulait réconcilier Marx et Kierkegaard pour ainsi dire l’existentialisme du chrétien et les valeurs du mouvement ouvrier.

Le principe moral fondamental du personnalisme selon Emmanuel Mounier se résume en ce terme qu’une action est bonne dans la mesure où elle respecte la personne humaine et contribue à son épanouissement, dans le cas contraire elle est mauvaise. Cependant, Mounier n’est pas un moraliste. Il est convaincu que le mal tient d’abord à une culture qui a fait de l’homme un individu abstrait, coupé des autres et de la nature. Il faut donc refaire la renaissance, autrement dit, reconstruire un humanisme capable d’intégrer à une nouvelle civilisation toutes les données de l’histoire et des sciences de l’homme. L’axe de cet humanisme est la personne. L’esprit doit rétablir l’union. A l’intérieur d’une ontologie dynamique dont la personne « mouvement d’être vers l’être » est le moteur, l’homme retrouvera le contact perdu avec autrui et avec la nature et les communautés s’ordonneront en une cité orientée, non point vers le confort mais vers la justice, l’amour et la création.

Nonobstant, quelle est la conception de l’individu et de la personne d’après Emmanuel Mounier ?Est-il idéal que l’homme se dépossède radicalement de son individualité ?Telles sont les interrogations qui guideront notre réflexion mais nous signalons que notre démarche méthodologique dans ce travail sera d’ordre analytico-critique. D’abord nous parlerons de manière brève de l’historique de l’ouvrage d’Emmanuel Mounier, ensuite nous ébaucherons la question de l’individu et de la personne selon Mounier et enfin nous ferons une lecture.

 

I-HISTORIQUE DE L’OUVRAGE

Emmanuel Mounier est l’un des plus grands philosophes français du XXème né en 1905 à Grenoble et mort en mars 1955.Son œuvre peut être située pendant l’entre-deux-guerres où l’Europe est touchée par une profonde crise de l’humanité et d’une crise de l’esprit. Il a donné le nom de personnalisme communautaire au mouvement de la pensée groupé autour de la Revue Esprit qu’il avait fondée en octobre 1938 à l’âge de vingt-sept ans et qu’il dirigea jusqu’à sa mort.

L’influence qu’il a exercée au-delà de son équipe et qui se prolonge aujourd’hui est due à l’alliance d’une pensée à la fois rigoureuse et ample avec une personnalité rayonnante. Sa vie commence par des ruptures. Renonçant à la médecine pour la philosophie, il suit à Grenoble sa ville natale les cours du bergsonien Jacques Chevalier puis vient à Paris où en 1928, il est reçu à l’agrégation. Influencé par Jacques Maritain et par Nicolas Berdiaef, il est bientôt saisi par la pensée de Charles Péguy l’exemple de Péguy, il quitte la sale machine universitaire et décide de fonder, comme nous l’avons dit ci-haut, une revue qui soit l’organe d’un mouvement de pensée visant à une rénovation totale de la civilisation.

La crise économique qui secoue alors l’Europe à cette époque, lui apparaît comme le symptôme d’une autre crise spirituelle et philosophique. Convaincu que le monde occidental va à la catastrophe, Mounier veut procéder à une révision radicale de ses valeurs et de ses principes. Le monde bourgeois lui répugne du fait qu’il n’est qu’avilissement par la possession, isolement et oppression des hommes dans une société où les vrais besoins sont sacrifiés. Contre ce monde, le marxisme incarne la révolte des pauvres mais il ne peut le contredire vraiment car il a subi l’empreinte de son ennemi, le capitalisme qui est un matérialisme qui se présente comme l’envers et la sanction d’un spiritualisme qui a trahi.

Nonobstant, le personnalisme rassemble de nombreux apports, les uns venant du thomisme, les autres de l’existentialisme allemand et de l’idéalisme russe.

Pour Mounier, le conflit du matérialisme et de l’idéalisme est artificiel comme celui de l’individualisme et du collectivisme. Voyant dans les communistes des représentants de la classe ouvrière, il se refusait cependant à tout compromis philosophique avec le marxisme car selon lui nous pouvons dire contre Marx, qu’il n’y a de civilisation et culture humaine que métaphysiquement. Mounier stipule que « le personnalisme est une philosophie, il n’est pas seulement une attitude. Il est une philosophie, il n’est pas un système. Mais son affirmation centrale étant l’existence de personnes libres et créatrices, il introduit au cœur de ces structures un principe d’imprévisibilité qui disloque toute volonté de systématisation définitive » .(1)

 

II-INDIVIDU ET PERSONNE SELON MOUNIER

Dans le langage commun, les notions d’individu et de personne sont souvent utilisées indistinctement pour désigner une même réalité. Le personnalisme apporte au contraire une distinction. Avec la personne, il propose de dépasser l’individu, replié sur la seule dimension matérielle de l’existence humaine, en l’ouvrant à sa dimension spirituelle. Un individu n’est pas une personne. Un individu est un être qui entre dans l’ordre établi, un être uniquement mû par des passions élémentaires et instinctives. Il est aliéné par un système économique donc penché vers le matérialisme. Une personne à l’inverse de l’individu, est un être de corps, de chair et d’âme. Une totalité somatique, psychique et spirituelle.

Ainsi, à contresens de ce qui caractérise l’individu, la personne est un être qui est mû par une spiritualité, une créativité, une liberté fondamentale en lien avec la nature et tous les mouvements collectifs qui respectent l’homme et se rejoignent en une seule valeur. Si l’individualité matérielle est la condition même de l’existence humaine, cette dernière tend vers une dimension plus élevée qui est celle de la personne où s’affirment sa liberté et sa capacité créatrices où se tisse aussi sa relation nécessaire avec autrui, faite d’engagement généreux et de responsabilité. « Le premier souci de l’individualisme, dit Mounier, est de centrer l’individu sur soi, le premier souci du personnalisme de le décentrer pour l’établir dans les perspectives ouvertes de la personne ».(2)

Pour Emmanuel Mounier et d’autres personnalistes catholiques, ce mouvement de personnalisation s’oriente vers Dieu comme fin ultime et s’épanouit dans l’amour du prochain. « On pourrait presque dire que je n’existe que dans la mesure où j’existe pour autrui et, à la limite :être, c’est aimer ».(3) Nonobstant, nous pouvons dire qu’Emmanuel Mounier, par sa philosophie personnaliste cherche à réhabiliter l’homme dans son intégrité et sa dignité aussi bien faire intégrer dans sa pensée l’aspect communautaire. « De même que le philosophe qui s’enferme d’abord dans la pensée, ne trouvera jamais une porte vers l’être, de même celui qui s’enferme dans le moi ne trouve jamais le chemin vers autrui ».(4)

De ce fait, le personnalisme invite à l’abnégation afin de bâtir un monde qui serait vraiment humain et digne de l’homme. Autrement dit, « l’acte premier de la personne, c’est donc de susciter avec d’autres une société de personnes »,(5) qui se fonde sur une sorte d’actes originaux. C’est sortir de soi, c’est-à-dire se décentrer pour se rendre disponible à autrui et donc c’est lutter contre tendance à l’égocentrisme, à l’individualisme.

C’est aussi comprendre l’autre, c’est-à-dire se situer au point de vue d’autrui sans cesser d’être soi, donner et non pas revendiquer ou calculer, c’est en un mot être fidèle, dévoué à la personne d’une fidélité créatrice et non pas uniforme. La personne n’est pas une entité juridique qu’il faudrait défendre contre la collectivité. Au contraire, le personnalisme tient que société est dans l’homme, autant que l’homme est dans la société. La personne est l’homme qui se fonde mais par la négation même de son individualité, s’ouvrant ainsi à la communauté et à l’univers.

 

III-LECTURE EN CONTREPOINT DU PERSONNALISME

La pensée d’Emmanuel Mounier, résumée dans son livre Que sais-je ? « Le Personnalisme » se construit autour de la différence entre l’individu et la personne. On peut interroger cette différence mais aussi les zones d’ombres qui entourent cette notion sur laquelle le personnalisme est construit. Mounier stigmatise l’individualisme et même de nos jours il prend une connotation négative mais il faut savoir qu’il constitue une étape nécessaire et un progrès dans l’histoire du développement humain.

Dans le langage courant, un individu désigne une personne et le terme peut avoir des acceptions sensiblement différentes suivant les disciplines. Le terme vient du latin ‘’individuum’’, c’est-à-dire ce qui est indivisible. Son équivalent provenant du grec est atome, le mot individu désigne actuellement selon le dictionnaire de l’académie française, une unité organisée. Il tire de son origine dans celle du sujet distinct, en tant que personne ayant un corps-identité unique. Parmi ses caractéristiques principales sont l’autonomie et la réflexion, combinées à une conception de l’action où l’individu est en interaction avec un monde qui lui est extérieur.

A ce stade, l’individualisme est le fondement d’où tout édifice social tire à la fois son existence et sa légitimité car il est une attitude d’esprit ,état de fait favorisant l’initiative, la réflexion individuelle et le goût de l’indépendance .La théorie de Descartes stipulant ‘’cogito ergo sum’ ’je pense donc je suis peut bien donner du poids à l’autorité de l’individu parce que l’être humain doit exister puisqu’il est capable de se poser la question et cet questionnement de soi est un acte individuel. Ainsi, rejeter l’individualisme et la notion de l’individu comme tel selon la pensée de Mounier serait un risque de former une société de personnes passives, inconscientes et incapables de vivre leur intériorité.

Par contre, la personne tant prônée par Mounier sous le couvert du personnalisme peut être aussi fausse et illusoire. Nous prenons par exemple son étymologie latine ‘’persona’’ qui désigne les masques portés à la scène par les acteurs tragiques ou comiques, la personne ne serait qu’un masque, qu’une duplicité dans les rapports avec les autres. Il y a un certain risque que cette personne trop exaltée par Mounier ne soit qu’une représentation sans un changement effectif en l’homme comme le prétendrait le personnalisme.

Dans ce cas, il faudrait mieux ne pas dissocier l’individu et la personne en rejetant l’un et choisir l’autre. Nous pensons dans ce sens que l’individualisme permet à l’homme d’être en face de lui-même afin de se connaître même s’il est parfois un côté négatif de la nature de l’homme. D’ailleurs, le personnalisme en question est un concept qui fait référence à la substance individuelle de nature raisonnable.

 

CONCLUSION

En somme, l’auteur du personnalisme a une vision beaucoup plus théorique mais aussi pragmatique pour le remaniement des structures et relations sociales. Comme nous l’avons perçu, l’idée maîtresse du personnalisme est le rétablissement authentique de la dignité humaine. Car l’homme a été le jouet de ses passions, le jouet des causes socio-économiques et le jouet de son inconscient.

La préoccupation de cette philosophie personnaliste est donc une réalité bien récurrente même dans notre monde actuel de consommation puisque l’homme est toujours en proie à des conflits homicides et parfois absurdes. Si l’on n’est pas capable de se désindividualiser au profit du bien, du respect et de la dignité d’autrui afin de participer à la création d’un monde humaniste, le monde serait toujours confronté à des problèmes sans issu. En un mot, le personnalisme d’Emmanuel Mounier peut servir de support et fondement à mieux réviser les valeurs humaines de la personne.

Par MBAILASSEM Désiré

NOTES

1 Emmanuel Mounier, le personnalisme, ‘’que sais-je’’, PUF, Paris, 1995, p.4.

2 Emmanuel Mounier, op.cit. p.32.

3 Ibid,p34

4 Ibid,p33

5 Ibid,p34

BIBLIOGRAPHIE

1-Emmanuel Mounier, le Personnalisme, ’que sais-je’’, PUF, Paris, 1995.

2-Hansen-Love(L),Dir, La Philosophie de A à Z ,Paris, Hatier, 2022.

3-Alain Rey, Dictionnaire culturel en langue française (LR). Le Robert.

4-Encyclopaedia Universalis France S.A.1989.Corpus 17 .

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