Avec Jullien, de l’écart à l’autre

L’actualité de François Jullien semble ne jamais s’estomper. Sont ainsi parus récemment deux ouvrages, à savoir Si près, tout autre et Entrer dans une pensée ces derniers mois. Le premier est la continuité du second, et l’un comme l’autre viennent encore affiner la pensée développée dans Une seconde vie et Dé-coïncidence.

Si près, tout autre

Pour François Jullien, l’analyse de notre langue constitue d’indispensables prémices à la réflexion philosophique. Dès le début, le philosophe affirme que l’opposé n’est pas autre, au sens où il vit de sa complémentarité. Il analyse également la différence entre le plaisir et la jouissance ; notamment en insistant sur l’absence de délimitation de cette dernière, telle une infinité. La jouissance pose encore davantage problème dans la mesure où son opposé n’est qu’elle-même, tant elle s’entretient et est paradoxale.

Cette distinction est la racine d’une opposition entre l’homme de plaisir(s) et l’homme de jouissance, le premier cherchant à être rassuré grâce au lien créé par le plaisir, alors que le second crée de la distance, est désemparé, puisqu’il se sacrifie dans sa jouissance. Le premier n’hésite pas à parler de ses plaisirs, il crée l’envie même ; alors que le second est plus discret, presque honteux.

Cet exemple permet à F. Jullien d’illustrer l’écart qui peut se créer entre deux synonymes, quitte à être subversif, à gêner. Ainsi prolonge-t-il cette pensée en brisant la dichotomie créée par le ou entre les opposés. Il critique alors l’opposition facile qui structure nos schémas mentaux, et reproche surtout que « la pensée ne s’aventure plus » (page 51) dans celle-ci. S’en suit une logique critique de la dialectique hegelienne qui « réduit l’autre à n’être qu’un moment de ce développement » (page 65). Ce lien fort entre les opposés apparaît encore plus clairement quant à la mort et à la vie, opposés dans le langage, et pourtant non seulement complémentaires mais formant une chaîne indissociable.

Puis, le sinologue inverse le raisonnement, faisant ainsi le lien avec la rencontre annoncée dans le sous-titre :

Comme il faut réduire l’autre se présentant en opposé, il faudra tout autant faire émerger de l’autre, en le dégageant du semblable imposé. Car c’est par écart, en le détachant du proche, du semblable, de l’apparent équivalent, qu’on voit poindre enfin un autre qui soit autre : de l’autre actif, en tension d’autre, non encore apparié et intégré. (page 83)

Après une analyse sur le lien entre sens et cohérence, entre écart et différence, et enfin entre différer et reporter ; l’auteur souligne l’importance de cet écart dans la pensée, en tant que nécessité de déranger (au sens propre comme figuré d’ailleurs), de fissurer, de fracturer, pour parfois entrechoquer, et ainsi recréer du lien.

La dé-coïncidence qui marque son précédent ouvrage prend ainsi une nouvelle dimension avec la notion d’écart, et explique d’autant mieux pourquoi un être vivant tel que l’homme est aussi un être existant. C’est ainsi que l’Autre est au plus près, et c’est l’écart (celui qui peut se créer entre Moi et ceux qui sont si proches, qui me ressemblent) qui le fait émerger. L’autre devient tout à la fois le « négatif du même » et l’« extérieur à soi » ; et s’en suivent deux formes de pensées : la « pensée de l’Être » et la « pensée de l’Autre ».

Ainsi, l’Autre se rapproche de moi lors de la rencontre. Or, « rencontrer, c’est se laisser déborder et déporter par l’Autre, commencer de lever la barrière d’avec lui, par suite laisser entamer en retour son moi solide, ébrécher la frontière sous laquelle le moi se tient ordinairement à l’abri » (page 185). Une telle rencontre conduit alors à l’intime, déjà largement analysé par François Jullien, qui nécessite tout à la fois d’être si près tout en demeurant suffisamment éloigné pour que l’altérité subsiste. La rencontre est donc en même temps transcendantale et profondément humaine ; et en cela inouïe.

Entrer dans une pensée

Le premier essai de l’ouvrage pourrait être résumé au titre du chapitre 3, à savoir « Pensée d’avant ou d’à côté ? », qui fait le lien entre les propos précédents, et avec toute la pensée de F. Jullien. Cette pensée est symbolisée au niveau de la phrase, explique-t-il. Désormais, toutes les phrases se répondraient, autrement dit toutes les cultures (et par-là même les pensées) seraient liées les unes aux autres. La réponse du sinologue est simple : observons l’écart. Surtout, pour entrer, il faut être sorti. En clair, pour (r)entrer dans une pensée, il convient d’abord d’être sorti de son héritage. C’est pour cela que F. Jullien fut d’abord sinologue avant d’être helléniste.

Notons enfin une bien nommée phrase (page 230) : « il faut de l’autre, donc à la fois de l’écart et de l’entre, pour promouvoir du commun ». La boucle est-elle bouclée ?

Guillaume Plaisance


Bibliographie et recommandation

Jullien, François – Si près, tout autre – Grasset – 2018

Jullien, François – Entrer dans une pensée, suivi de L’écart et l’entre – Folio essais – 2018

L’illustration tant des concepts de rencontre, d’autre que d’intime et d’entre peut être retrouvée dans l’ouvrage Appelle-moi par ton nom d’André Aciman.

Leave a comment

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

La modération des commentaires est activée. Votre commentaire peut prendre un certain temps avant d’apparaître.