Introduction
Gaston Louis Pierre Bachelard, né à Bar-sur-Aube le 27 juin 1884, mort à Paris le 16 octobre 1962, est un philosophe français des sciences, de la poésie, de l’éducation et du temps. Directeur de l’institut d’histoire des sciences et des techniques, il l’un des principaux représentants de l’école française d’épistémologie historique. Epistémologue reconnu, il a exploré les chemins inattendus des grandes découvertes scientifiques de la physique et de la chimie de la fin du XIXe et du début du XXe siècle dans son ouvrage : la formation de l’esprit scientifique. Il réinterprète les conceptions psychanalytiques de Freud à savoir les thèmes de l’inconscient, de la censure, du rêve, du désir ou de la libido, qu’il utilise à la fois dans son épistémologie comme une psychanalyse de la connaissance objective et dans sa poétique comme une psychanalyse de l’imagination subjective ;et il utilise également les idées d’autres théoriciens psychanalytiques .Ses deux ouvrages de 1938,la psychanalyse du feu et la formation de l’esprit scientifique, introduisent la psychanalyse dans sa pensée. Dans ce travail restreint, il s’agit de connaitre quelle est la conception bachelardienne de la connaissance scientifique? Qu’est-ce que la psychanalyse de la connaissance chez Bachelard ? Et quelles sont ses démarches en psychanalyse de la connaissance ? Telles sont les interrogations qui vont alimenter notre réflexion. Dans une première partie, nous allons aborder la conception bachelardienne de la connaissance scientifique. Dans une deuxième partie, nous allons voir la psychanalyse de la connaissance chez Bachelard. Et la dernière partie va être consacrée à l’approche de la démarche bachelardienne en psychanalyse de connaissance.
I. La conception bachelardienne de la connaissance scientifique
Chez Bachelard, c’est en termes d’obstacles qu’il faut poser le problème de la connaissance scientifique.[1]D’abord, nous devons savoir que parler de la connaissance dans l’itinéraire de Bachelard nous renvoie nécessairement à l’épistémologie, donc à la connaissance scientifique. Ces obstacles que nous venons de souligner ne sont pas externes mais ils résident dans la subjectivité du chercheur ou du scientifique. Toute connaissance vraie et objective se fonde sur la négation de celle qui lui est antérieure et non à une première vue de la découverte .En revenant sur un passé d’erreurs, on trouve la vérité en un véritable repentir intellectuel. On connait contre une connaissance antérieure en détruisant des connaissances mal faites, en surmontant ce qui, dans l’esprit même, fait obstacle à la spiritualisation. De ce fait, nous sommes en face d’une perspective qu’il faut recommencer à nouveau pour fonder et faire accroître une connaissance qui ne s’enracine pas dans les opinions et surtout les opinions communes.
La connaissance scientifique dans son processus et dans son besoin de perfectionnement comme dans son principe, s’oppose absolument à l’opinion. Il peut arriver dans certains cas que la science admettrait l’opinion mais ce serait une exception pour d’autres raisons. En principe, l’opinion ne procure pas une connaissance objective, car elle pense mal ou elle ne pense pas et ce sont des besoins qu’elle traduit en connaissances. En montrant les choses par leur utilité, l’opinion s’interdit une vraie et bonne connaissance. On ne peut rien fonder sur l’opinion :il faut d’abord la détruire .Elle est le premier obstacles à surmonter.[2]Et nous pouvons voir que Bachelard avertit en ces termes : L’esprit scientifique nous interdit d’avoir une opinion sur des questions que nous ne comprenons pas, sur des questions que nous ne savons pas formuler clairement.[3]
Ainsi, il est nécessaire de savoir bien poser les problèmes pour aboutir à une connaissance objective, et il faut savoir que dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est ce sens du problème qui donne de la crédibilité à un véritable esprit scientifique. Pour un scientifique, toute connaissance est une réponse à une question. S’il n’y pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit.[4]Une connaissance acquise par un effort scientifique peut elle-même décliner, donc il n’y a pas de connaissance définitive mais elle peut être affaiblie d’un temps à l’autre par le biais d’autres découvertes.
Cependant, Bachelard s’en prend à la philosophie contemporaine qui ne se préoccupe pas et ne donne pas de l’importance à la philosophie des sciences ou d’une manière générale les philosophies de la connaissance qui semblent de nos jours être en défaveur .Il affirme que, si un philosophe parle de la connaissance, il la veut directe, immédiate, intuitive. On finit par faire de la naïveté une vertu, une méthode. On donne corps au jeu de mots d’un grand poète qui enlève n au mot connaissance pour suggérer que la vraie connaissance est une co-naissance.[5]De cette manière, la connaissance est vue sous l’angle de l’intuition qui la rend subjective et non objective. La connaissance scientifique est vouée à l’évolution de progrès en progrès au fil du temps. Gaston Bachelard s’exprime qu’en d’autres termes, il me semble que l’existence de la science se définit comme un progrès du savoir, que le néant symbolise avec l’ignorance. Bref la science est un des témoignages les plus irréfutables de l’existence essentiellement progressive de l’être pensant. L’être pensant pense une pensée connaissante.[6]
Dans la conception bachelardienne de la connaissance, nous trouvons aussi le concept de limite de la connaissance scientifique et la notion d’obstacles épistémologiques. On peut dire à cet effet que, le concept de limite de la connaissance scientifique consiste à tracer les frontières de la pensée scientifique qui font défaut à atteindre une connaissance certaine. Si le concept de limite de la connaissance scientifique semble clair à première vue, c’est qu’on l’appuie de prime abord sur des affirmations réalistes élémentaires .Ainsi, pour limiter la portée des sciences naturelles, on objectera des impossibilités toutes matérielles, voire des impossibilités spatiales. On dira au savant : vous ne pourrez jamais atteindre les astres !vous ne pourrez jamais être sûr qu’un corpuscule indivisé soit indivisible !cette limitation toute matérielle, toute géométrique, toute schématique est à la source de la clarté du concept de frontières épistémologiques.[7]
Par ailleurs, la notion d’obstacles épistémologiques peut être étudiée dans le développement historique de la pensée scientifique et dans la pratique de l’éducation .Dans l’un et l’autre cas, cette étude n’est pas commode. L’histoire dans son principe est en effet hostile à tout normatif. Et cependant, il faut bien se placer à un point de vue si l’on veut juger de l’efficacité d’une pensée. Tout ce qu’on rencontre dans l’histoire de la pensée scientifique est loin de servir effectivement à l’évolution de la pensée. Certaines connaissances même justes arrêtent trop tôt des recherches utiles. L’épistémologue doit donc trier les documents recueillis par l’historien. Il doit les juger du point de vue de la raison et même du point de vue de la raison évoluée, car c’est de nos jours que nous pouvons pleinement juger les erreurs du passé.
D’ailleurs, même dans les sciences expérimentales, c’est toujours l’interprétation rationnelle qui fixe les faits à leur juste place. C’est sur l’axe expérience-raison et dans le sens de la rationalisation que se trouvent à la fois le risque et le succès. Il n’y a que la raison qui dynamise la recherche, puisque c’est elle seule qui suggère au-delà de l’expérience commune et de l’expérience scientifique. C’est donc l’effort de rationalité et de construction qui doit retenir l’attention de l’épistémologue. On peut voir ici ce qui distingue le travail de l’épistémologue de celui de l’historien des sciences. L’historien des sciences doit prendre les idées comme des faits. L’épistémologue doit prendre les faits comme des idées, en les insérant dans un système de pensées.[8]Un fait mal interprété par une époque reste un fait pour l’historien. D’une manière plus précise, déceler les obstacles épistémologiques, c’est contribuer à fonder les rudiments d’une psychanalyse de la raison.
II. La psychanalyse de la connaissance chez Bachelard
La pensée de Bachelard s’ordonne autour de deux thèmes fondamentaux : l’épistémologie et la poétique. Thèmes non point juxtaposés, mais très fortement liés par une dialectique d’inspiration psychanalytique. Ce que la psychanalyse apporte à la pensée, hors du domaine thérapeutique, à titre de méthode de déchiffrement de l’existence, c’est la possibilité de négations qui n’anéantissent pas la possibilité de détours qui nous écartent de la croyance naïve en des substances et des choses qui ne sont ,en fait, que la projection de nos désirs et du destin de nos pulsions. La psychanalyse permet d’apercevoir sous l’œuvre poétique, cette familiarité et cette étrangeté du monde que nous habitons, concrétisés dans l’énigme symbolique du poème .La science nous le fait aussi apercevoir mais elle le fait par le travail et dans une direction tout opposée, puisque toujours à travers l’histoire, les théorèmes ne se sont faits que par le rejet des poèmes.
La racine de notre être conscient est ainsi une activité imageante qui se déploie en deux camps opposés, mais où, par une affinité curieuse, l’homme le sujet conscient de l’individualité, s’abolit dans des systèmes où il se trouve comme un autre plus pur et plus riche. Derrière l’agitation et le devenir du savoir, on perçoit que le sujet qui fait la science est en accord profond avec le sujet que la psychanalyse interroge. La dialectique de Bachelard est une dialectique du non. La négativité est en son fond, identique au mouvement de destruction et de réorganisation du savoir qui dénonce comme fausses les opinions. Toutefois, l’opposition illusoire des concepts renvoie à des conflits réels dans la pratique productrice de la science. La science élabore des propositions vraies, c’est-à-dire des propositions sans cesse soumises à la rectification. Si le rêveur recommence ses rêves les plus chers, le savant continue ses travaux les plus improductifs en apparence. Pris dans la science, le savant devient, par les conflits de sa pensée et de sa pratique, l’instrument d’une genèse toujours fuyante du vrai ou du vérifié.
Dans ses travaux d’histoire et philosophie des sciences, Bachelard manifeste un intérêt certain pour l’étude de la formation des idées, l’histoire psychologique de l’objectivation et la psychologie de la découverte, sans sacrifier pour autant au psychologisme. Il s’agit de mettre en évidence la pluralité des conditions de la connaissance objective et de souligner qu’on ne peut réduire la pensée scientifique à une activité exclusivement logique ou technique. Il y aurait ainsi une pluralité de facteurs à prendre en considération pour comprendre la constitution d’une connaissance objective et pour rendre compte du travail effectif de la science, des conditions non seulement logiques, expérimentales et sociales mais aussi psychologiques.
Or c’est dans le sillage de cette dimension psychologique, constituant l’une des originalités de l’épistémologie bachelardienne, que se joue la relation de Bachelard à la psychanalyse, surtout freudienne. Bachelard se réfère explicitement à la psychanalyse dans son œuvre épistémologique, qu’il en reprenne le vocabulaire, des principes et des concepts pour les appliquer au domaine de la philosophie des sciences. Selon lui, la psychologie elle-même deviendrait scientifique si elle devenait discursive comme la physique, si elle se rendait compte qu’en nous-mêmes, comme hors de nous-mêmes, nous comprenons la nature en lui résistant.[9]Nous tenterons cependant, d’éclairer ici à nouveaux frais, car il en résulte des transformations-déformations de la théorie psychanalytique de son champ de réflexion et de ses objets par prélèvement, transposition voire nominalisation des concepts dont il est nécessaire de mesurer les effets et de clarifier les enjeux.
Pour Bachelard, une psychanalyse complète de l’inconscient scientifique devrait entreprendre une étude de sentiments plus ou moins directement inspirés par la libido. En particulier, il faudrait examiner la volonté de puissance que la libido exerce sur les choses, sur les animaux.[10]De manière précise, la psychanalyse qu’il faudrait instituer pour guérir du substantialisme est la psychanalyse du sentiment de l’avoir. Le complexe qu’il faudrait dissoudre est le complexe du petit profit qu’on pourrait appeler, pour être bref, le complexe d’Harpagon.[11]C’est donc dans l’acte même de connaitre qu’il nous faut déceler le trouble produit par le sentiment prévalent de l’avoir.
III. Démarche bachelardienne en psychanalyse de la connaissance
De prime abord, retenons que notre épistémologue procède par démarche ou méthode expérimentale qui peut se résumer en trois moments à savoir, l’observation des faits, l’élaboration d’une hypothèse et la vérification ou confirmation de l’hypothèse. Il utilise les images et l’imagination comme démarche ou instrument de ses explications scientifiques. Revendiquant la liberté créatrice, Bachelard réhabilite l’imagination. Proche de la phénoménologie ou de la psychanalyse, il rejette une conception chosiste de l’image. Selon lui, l’imagination est ouverte toute en avenir. A travers la psychanalyse des images, comme dans l’intelligibilité de la science, il cherche à pénétrer la richesse inépuisable du réel, dont la profondeur est vécue avant d’être pensée. Il dit en effet que la psychanalyse a entrepris depuis longtemps déjà l’étude des légendes et des mythologies. Elle a préparé, pour les études de ce genre, un matériel d’explications suffisamment riche pour éclaircir les légendes qui entourent la conquête du feu.[12]
Comme Freud parle du complexe d’œdipe, Bachelard pour son compte utilise l’image du feu en l’assimilant au complexe de Prométhée. De fait, le feu est à la base de toute éducation et connaissance à cause de sa complexité. Il est à la fois bon et mauvais, bon parce qu’il est utile pour cuire les aliments, se réchauffer contre la fraicheur et éclairer l’obscurité, par contre mauvais, parce qu’il brûle quand on l’approche de trop proche ou on le touche. Pour cela, Bachelard pense que le feu et la chaleur fournissent des moyens d’explication dans les domaines les plus variés parce qu’ils sont pour nous l’occasion de souvenirs, d’expériences personnelles simples et décisives .Le feu est ainsi un phénomène privilégié qui peut tout expliquer.[13]
Parmi tous les phénomènes, le feu est vraiment le seul qui pourrait recevoir aussi nettement les deux valorisations : le bien et le mal. Il brille au paradis. Il brûle à l’enfer. Il est douceur et torture. Il est cuisine et apocalypse. Il est plaisir pour l’enfant assis sagement près du foyer ;il punit cependant de toute désobéissance quand on veut jouer trop près avec ses flammes.[14]Ainsi, nous respectons le feu par rapport à l’enseignement que nous avons reçu de lui à l’enfance, donc cette connaissance que nous avons du feu n’est pas naturelle mais c’est une connaissance enseignée. On peut dire cependant que le feu est au centre des interdictions primaires que l’enfant a eu dès l’enfance. Mais de là, apparait le complexe de Prométhée. Prométhée est un personnage dans la mythologie grecque qui désobéit en transgressant l’interdiction de Zeus pour apporter le feu interdit par les dieux aux hommes. Ce complexe de Prométhée s’identifie dans la désobéissance de l’enfant vis-à-vis de l’enseignement reçu au sujet du feu. Autrement dit, l’enfant met en question cette éducation en transgressant les interdictions sur le feu pour expérimenter lui-même cette réalité afin de mieux vérifier, alors il touche le feu et expérimente sa brûlure qui lui confirme cette connaissance reçue à priori à travers ses parents ou le milieu social.
Sur ce, Bachelard affirme que, nous proposons donc de ranger sous le nom de complexe de Prométhée toutes les tendances qui nous poussent à savoir autant que nos pères, plus que nos pères, autant que nos maîtres, plus que nos maîtres .Or, c’est en maniant l’objet, c’est en perfectionnant notre connaissance objective que nous pouvons espérer nous mettre plus clairement au niveau intellectuel que nous admiré chez nos parents et nos maîtres.[15]Par ailleurs, il est notoire de parler des quatre éléments poétiques considérés comme des démarches chez Bachelard pour une connaissance objective. Ces quatre éléments sont entre autres le feu dont nous avons déjà assez parlé ci-haut, l’eau, l’air et la terre. Il a exposé ces quatre éléments dans son ouvrage La psychanalyse du feu. L’eau et les rêves, l’air et les songes, la terre et les rêveries du repos pour tenter une explication aux mythes, aux rêves et à l’imaginaire.
Conclusion
En définitive, Bachelard pense que la science se construit contre l’évidence, contre les illusions de la connaissance immédiate. Le chercheur doit se détacher de ses préjugés qui se sont construits sur la base d’expériences passées, qui peuvent altérer son objectivité. Il reprend ainsi le kantisme mais à l’envers. Le devenir de la raison est un produit non humain du travail théorique des hommes. Aucune catégorie ne préside à priori à la constitution du savoir. La pensée produit ses catégories à travers le remaniement de l’empirique. En d’autres termes, ce sont la rigueur scientifique et l’objectivité qui font la force d’une connaissance vraie et authentique. D’où la remise en cause des connaissances primaires ou les connaissances découvertes dans le passé est exigée chez Gaston Bachelard ; et ceci conduit à la prudence intellectuelle scientifique. Ses démarches sont typiquement méthodiques en rapport avec l’empirisme et les sciences expérimentales.
Par MBAILASSEM Désiré, étudiant en philosophie à l’Institut Supérieur de Philosophie de Saint-Laurent de Bouar
Bibliographie
1-Encyclopaedia universalis CORPUS, éditeur à Paris, 1989
2-Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard ,1949
3-Bachelard, Epistémologie, Textes choisis par Dominique Lecourt, PUF, Paris, 1995
4-https://eauterrefeuair.wordpress.com/2017/03/10/les-quatre-elements-poetiques-selon-bachelard /
5-https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Gaston_Bachelard
[1] Bachelard, Epistémologie, Textes choisis par Dominique Lecourt, PUF, Paris, 1995, p.158
[2] Bachelard, op.cit., p.159
[3] Bachelard, Epistémologie, Textes choisis par Dominique Lecourt, PUF, Paris, 1995, p.159
[4] Bachelard, op.cit., p.159
[5] Bachelard, op.cit., p.14
[6] Bachelard, op.cit., P.15
[7] Bachelard, op.cit., p.16
[8] Bachelard, Epistémologie, Textes choisis par Dominique Lecourt, PUF, Paris, 1995, p.161
[9] Bachelard, Epistémologie, Textes choisis par Dominique Lecourt, PUF, Paris, 1995, p .163
[10] Bachelard, op.cit., p.170
[11] Bachelard, op.cit., p .167
[12] Bachelard, La psychanalyse du feu, Gallimard, Paris, 1949, p.33
[13] Bachelard, op.cit., p.18
[14] Bachelard, op.cit., p.18
[15] Bachelard, La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949, p.23