En 2018, Netflix sort la série Carbone modifié, du roman éponyme de science-fiction. J’ai analysé philosophiquement cette œuvre en raison des interrogations qu’elle suscite autour de la notion d’identité personnelle. Les nouvelles technologies trouvent régulièrement leur inspiration initiale dans la science-fiction. Ainsi, il est possible que certains postulats du roman se concrétisent dans plusieurs décennies ou siècles. C’est pourquoi j’estime que certaines des questions métaphysiques soulevées par ce roman pourraient se poser à l’avenir, ce qui les rend d’autant plus fascinantes à étudier. Dans cette analyse, je citerai de nombreux dialogues du livre.
L’enquête à élucider
Dans le futur imaginé par l’auteur, les humains numérisent et stockent leurs sentiments, leurs pensées et leur personnalité sur une pile, généralement implantée dans la nuque pendant la petite enfance. Si un humain numérisé meurt mais que sa pile reste intacte, il est ainsi possible de l’installer dans une autre enveloppe. La souscription à une assurance garantit une vie nouvelle après la mort en permettant de ressusciter à partir des informations de notre pile. Une solution extrêmement onéreuse permet également le stockage à distance des données enregistrées sur la pile pour parer à l’éventuelle destruction de la pile. En fonction de la fréquence des sauvegardes, une perte de données entre deux stockages existe toutefois. En revanche, dans le cas où la pile est détruite et qu’il n’existe pas de sauvegarde, c’est alors la “vraie mort” de la personne, définitive.
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Il avait vémé deux dealers d’enveloppe à Seattle…
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“Vémé” ?
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Ouais, vémé.
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Jerry a eu l’air surpris une seconde, comme si je venais de lui demander la couleur du ciel.
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Je ne suis pas d’ici, ai-je dis, patient.
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V.M. Vraie mort.
Le roman est raconté du point de vue de son héros, Takeshi Kovacs, au moment de son arrivée depuis Harlan sur Terre, “foyer de l’espèce humaine” et “plus ancien des mondes civilisés”. Il découvre son apparence physique à son réveil, sans miroir.
Pendant la douche, j’ai évacué le stress en sifflant un air atonal et j’ai promené le savon et les mains sur mon nouveau corps. Mon enveloppe avait dans les quarante ans, un corps standard du Protectorat, taillé comme un nageur, avec un système nerveux amélioré de classe militaire. Un neurachem, sans doute. J’en avais déjà eu un. Une certaine gêne au niveau des poumons indiquait une accoutumance à la nicotine et j’avais de belles cicatrices sur l’avant-bras mais, à part ça, je n’avais pas à me plaindre. […] Chaque enveloppe a son histoire. Si ça vous dérange, faites la queue chez Syntheta ou Fabrikon.
Il a été réenveloppé afin de mener une mission détaillée dans une lettre :
Je m’appelle Laurens Bancroft. Vous êtes originaire des Colonies, aussi cela ne veut-il sûrement rien dire pour vous. Sachez seulement que je suis un homme riche et puissant ici, sur Terre, et que je me suis fait de nombreux ennemis.
Il y a six semaines, je me suis fait assassiner, un acte que les policiers chargés de l’enquête, pour des raisons qui leur sont propres, ont choisi de considérer comme un suicide. […]
Vous vous demandez bien sûr quel rapport cela peut avoir avec vous, et pourquoi vous avez été transporté à cent-quatre-vingt-six années-lumière de votre lieu de stockage pour une affaire locale. Mes avocats m’ont conseillé d’engager un détective privé mais, en raison de ma position élevée dans la communauté globale, je ne peux faire confiance à aucun Terrien. […]
Les termes sur lesquels vous avez été libéré sont les suivants :
Je vous engage pour une période de six semaines avec une option de renouvellement si nécessaire. Durant cette période, je prendrai en charge toutes les dépenses liées à votre enquête, dans la mesure du raisonnable. De plus, je couvrirai les frais de leasing de votre enveloppe.
Dans l’hypothèse où vous conduiriez cette enquête avec succès, le reste de votre peine de stockage à Kanagawa, cent dix-sept ans et quatre mois, serait annulé et vous seriez transporté sur Harlan pour y être immédiatement libéré dans l’enveloppe de votre choix. Je pourrai aussi prendre en charge le remboursement de votre enveloppe actuelle sur Terre et vous aurez alors la possibilité d’être naturalisé comme citoyen des Nations unies. Dans les deux cas, la somme de cent mille dollars NU – ou l’équivalent en monnaie locale – sera créditée sur votre compte.
Kovacs a notamment été choisi parce que c’est un ancien Diplo, un membre du Corps diplomatique, devenu depuis mercenaire. C’est un humain modifié pour pouvoir servir des fins militaires.
Tu veux savoir comment on fabrique un Diplo ? Je vais te l’apprendre. Ils prennent ta psyché, et ils en grillent les mécanismes de limitation de violence. Les signaux de reconnaissance de soumission, les dynamiques de hiérarchie, les loyautés au groupe. Tout ça disparaît, un neurone à la fois… pour être remplacé par une volonté consciente de faire mal.
[…]
L’intuition des Diplos est une sorte de reconnaissance subliminale, une conscience améliorée des formes et des modèles que les humains normaux obscurcissent souvent en se concentrant sur les détails. Avec assez de traces de continuité, il est possible de faire un saut conceptuel vous permettant de voir l’ensemble, à la façon d’une prémonition anticipant la véritable connaissance.
Après moults rebondissements, Kovacs réussit sa mission et découvre la vérité : Bancroft s’est bien suicidé. Drogué à son insu, il a tué une prostituée sans le vouloir en l’étranglant. La prostituée étant catholique, il n’y a pas de risque qu’elle révèle quoi que ce soit puisque la ressusciter serait contraire à sa religion. Du côté de Bancroft, le suicide permet d’effacer l’événement de sa mémoire puisque, au moment d’être enveloppé, sa pile n’a pas encore sauvegardé ce souvenir. Ce n’est toutefois pas pour l’enquête policière que j’estime le roman digne d’être étudié, je ne m’étends donc pas sur l’intrigue. L’intérêt de Carbone modifié réside selon moi dans les questions existentielles soulevées par ce futur imaginé pour l’humanité.
L’enveloppe corporelle
Sur Terre en 2384, la société de consommation propose un large éventail d’enveloppes corporelles en fonction des budgets. Les plus riches choisissent des enveloppes organiques et les plus fortunés vont jusqu’à s’offrir des clones d’eux-mêmes. Les autres citoyens doivent se contenter d’acheter des enveloppes synthétiques économiques dont “les circuits du goût ne sont jamais réglés correctement. Tout ce que vous mangez a un goût de curry à la sciure.”
Les humains peuvent aussi être augmentés. Les corps des soldats sont par exemple agrémentés d’un “neurachem” qui améliore neuro-chimiquement les réflexes. Tout le monde a la possibilité d’accéder à des solutions plus subtiles, comme par exemple l’implant d’un micro interne, équivalent de télépathie pour ceux qui en sont équipé.
Le système est intégré et répond directement à la pensée.
[…]
Je vais vous prendre rendez-vous sur-le-champ. (Ses yeux sont partis dans le vague de celui qui consulte un matériel implanté.) Quelle heure vous conviendrait ?
[…]
Sur Harlan, les gens hésitaient encore à se faire incruster du matériel à l’intérieur du corps, mais il semblait que la mode soit différente sur Terre.
En revanche, pour les personnes qui n’ont pas les moyens de se payer une enveloppe, elles restent simplement sur pile, jusqu’à ce que quelqu’un puisse leur payer soit une installation virtuelle soit un réenveloppement.
Le roman soulève le problème de la dichotomie corps-esprit en décrivant le trouble qui peut être ressenti dans une enveloppe différente.
En m’habillant devant le miroir cette nuit-là, j’ai été convaincu que quelqu’un d’autre portait mon enveloppe. Que j’en étais réduit au rôle de passager dans la voiture d’observation située derrière mes yeux. On appelle ça un “rejet de psycho-intégrité”. Ou de la “fragmentation”. Il n’est pas rare d’avoir des crises, même quand vous êtes habitué à changer de peau, mais c’était la pire depuis des années. Durant un long moment, je suis resté terrifié à l’idée d’exprimer une pensée, de peur que l’homme dans le miroir remarque ma présence. Immobile, je l’ai observé […]. J’ai remué derrière ses yeux. […] Puis il est resté debout un moment jusqu’à ce que l’étrangeté s’estompe.
Le futur imaginé par Richard Morgan amène à se demander quelle place symbolique conserve la mort quand l’élite peut désormais passer d’enveloppe en enveloppe, trompant son couperet jusque-là implacable. S’affranchit-elle ainsi de la condition humaine en dépassant la mort ?
[L’élite] ce sont les dieux dont nous rêvions, les agents mythiques du destin. Aussi implacable que l’était la Mort, mais ce pauvre laboureur appuyé sur sa faux ne l’est plus aujourd’hui… Pauvre Mort, elle n’est pas de taille, elle n’a pu lutter contre la puissance du carbone modifié et les technologies de stockage et de récupération des données. Il fut un temps où nous vivions avec la crainte de son arrivée. A présent, nous flirtons avec sa sombre dignité, et des êtres comme ceux-là [l’élite] ne la laissent même pas passer par l’entrée de service…
Je considère que l’un des intérêts du roman s’inscrit dans l’ambivalence du monde proposé. D’un côté, il incarne la vision de la philosophie analytique qui considère le corps anecdotique par rapport à l’esprit. Et dans le même temps, il s’attarde sur les difficultés qu’un tel monde apporte du point de vue existentiel, plus souvent étudiées par la philosophie continentale. Au travers des expériences subjectives des personnages, l’auteur laisse entendre que la dichotomie corps-esprit n’est pas si simple qu’elle y paraît rationnellement.
La désacralisation du corps
Dans ce monde imaginaire, le corps n’est pas considéré comme un critère suffisant pour définir l’identité d’une personne. Pourtant, certains philosophes comme Bernard Williams estiment que le critère de continuité physique s’avère nécessaire pour caractériser l’identité. Judith Thomson soutient pour sa part qu’une personne ne reste la même que tant que son corps physique reste intact.
Dans le roman, seuls le catholique Vatican, une “vieille secte religieuse [qui nous a] exploités durant près de deux mille cinq cents ans”, refuse la vision selon laquelle “le corps est de la chair, rien de plus” et qu’il serait possible de dépasser la mort.
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“SEUL DIEU PEUT RESSUSCITER !!”
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Ils ne croient pas que l’on puisse digitaliser un être humain sans qu’il perde son âme.
[…]
- Une machine peut-elle sauver votre âme ?
- Non !!!!!
- Ils sont pour la suspension cryogénie mais contre le transport d’humains digitalisés ? Intéressant.
[…]
Le bureau du procureur de Bay City veut assigner à comparaître une catholique en unité de stockage. Un témoin capital. Le Vatican déclare qu’elle est déjà morte et dans les mains de Dieu. Ils disent que ce serait un blasphème de la ramener.
Nous pouvons pourtant imaginer que les catholiques ont contribué au travail de sape concernant le corps, permettant finalement l’acceptation de l’évolution humaine vers cette possibilité. En effet, le corps y est dévalorisé au profit de l’âme et associé au péché. La religion catholique fomente une dénigration du corps. Dans le futur, il ne s’agit plus que de viande susceptible de putréfaction.
La valeur. La valeur de la vie humaine. (Kawahara a secoué la tête comme un professeur devant un élève exaspérant.) Vous êtes encore jeune et stupide. La vie humaine n’a aucune valeur. Vous n’avez pas encore appris cela, Takeshi, après tout ce que vous avez vu? Elle n’a aucune valeur intrinsèque. Les machines coûtent de l’argent à construire. Les matériaux coûtent de l’argent à extraire. Mais les gens? (Sa bouche a émis un bruit obscène.) Il y en a toujours assez. Ils se reproduisent comme des cellules cancéreuses, qu’on le veuille ou non. Ils sont nombreux, Takeshi. Pourquoi auraient-ils une valeur? Recruter et utiliser une véritable pute de snuff coûte moins cher que d’installer et de faire tourner l’équivalent virtuel. La chair humaine coûte moins cher qu’une machine. C’est la vérité, de notre temps.
Dans ce futur imaginaire, l’humanité s’est débarrassée de la sacralisation du corps, il a perdu sa valeur.
La dichotomie corps-esprit
Le monde imaginé dans le roman Carbone modifié s’inscrit dans la vision de philosophes comme Descartes et Locke qui distinguent le corps de l’esprit. Que cet esprit soit nommé âme, conscience ou encore substance pensante, une des implications communes de ces perspectives consiste à considérer l’esprit indépendamment du corps. Dans le roman, l’esprit est conçu comme le foyer de l’identité personnelle et son stockage dans une pile permet sa sauvegarde. Tandis que le corps est perçu comme une enveloppe dont l’incidence est indifférente vis-à-vis de l’identité personnelle.
En 1641, Descartes établit le concept de dualité de l’âme et du corps dans son Discours de la méthode. Le fameux “je pense, je suis” situe le “je” du côté de l’esprit. Pour lui, la substance pensante n’a pas besoin du corps pour exister. Ainsi, Descartes écrit : “j’étais une substance dont toute l’essence ou la nature n’est que de penser, et qui pour être n’a besoin d’aucun lieu ni ne dépend d’aucune chose matérielle ; en sorte que ce moi, c’est-à-dire l’âme, par laquelle je suis ce que je suis, est entièrement distincte du corps, et même qu’elle est plus aisée à connaître que lui, et qu’encore qu’il ne fût point, elle ne laisserait pas d’être tout ce qu’elle est.”
Dans cette lignée, John Locke stipule dans son Essai sur l’entendement humain en 1690 que la conscience fonde l’identité personnelle et que cette dernière se base sur la mémoire : “aussi loin que cette conscience peut s’étendre sur les actions ou les pensées déjà passées, aussi loin s’étend l’identité de cette personne”. Le corps, qu’il nomme substance, n’influe pas sur l’identité. Ce n’est pas selon lui la continuité corporelle qui la fonde : “je suis certain, que moi qui écris ceci, suis, à présent que j’écris, le même moi que j’étais hier, que je sois tout composé ou non de la même substance matérielle ou immatérielle […] Nous pouvons voir par-là en quoi consiste l’identité personnelle ; et qu’elle ne consiste pas dans l’identité de Substance, mais comme j’ai dit, dans l’identité de conscience”. Locke estime ainsi que la continuité psychologique de la conscience constitue le facteur déterminant de l’identité personnelle.
Le roman Carbone modifié s’inscrit dans cette appréhension de la conscience comme critère premier de l’identité personnelle.
Le corps neutre
Philosophe américain de tendance analytique, Sydney Shoemaker choisit d’appréhender la question de l’identité d’un point de vue logique en analysant un cas particulier. Il propose une situation impossible dans notre monde réel actuel mais tout à fait appropriée dans le cadre de Carbone modifié, celui d’une transplantation de cerveau. Dans son article Brown-Brownson Revisited, Shoemaker postule que le cerveau d’une personne nommée Brown est extrait et placé dans le corps de Robinson. Dans son scénario, quand celui qui a la tête de Robinson et le cerveau de Brown finit par reprendre conscience, il répond “Brown” si nous lui demandons son nom. Il reconnaît la femme et la famille de Brown et il est capable de décrire en détail les événements de la vie de Brown. Tandis qu’il ne montre aucune connaissance de la vie de Robinson.
De manière intéressante, si le roman semble aller dans le sens de cette expérience de pensée dite du “changement de corps”, un élément la contredit toutefois. En effet, Carbone modifié décrit en outre une sorte de “mémoire” du corps chez son personnage principal Kovacs. Lorsqu’il récupère sa nouvelle enveloppe, il note immédiatement “une certaine gêne au niveau des poumons [qui indique] une accoutumance à la nicotine”. Tout au long du roman, il est assujetti à cette dépendance physique. Ces influences biologiques soumettent le personnage principal, devenu ainsi l’héritier du vice d’une autre personne. Devrions-nous par conséquent estimer qu’une partie de l’identité de cette personne lui a été transférée ?
J’ai laissé ma nouvelle enveloppe fumer quelques cigarettes.
Une identité associée à la mémoire de la conscience, même en cas de changement de corps, implique un inconvénient majeur. Le roman Carbon modifié souligne que, en même temps que toutes les autres données de la pile, les événements de la fin de sa vie précédente sont sauvegardés puis transférés dans sa nouvelle enveloppe. Ainsi, le stockage de cent dix-sept ans et quatre mois de Kovacs n’altère en rien ses souvenirs qui, une fois la pile réinjectée dans son nouveau corps, ressurgissent comme si c’était la veille. En conséquence, il se trouve hanté pendant tout le roman par les traumatismes liés à ses vies passées, en particulier la mort des êtres qui lui ont été chers et ses propres morts.
Les images de la mort de Sarah s’insinuaient dans mon esprit. La scène avait eu lieu la nuit dernière. Subjectivement.
Il découle du roman que l’identité serait avant tout liée à notre subjectivité. Shoemaker, à la suite de Descartes, défend quant à lui une thèse dualiste selon laquelle nous ne pouvons nous identifier qu’à notre esprit et non à notre corps. Dans le roman Carbone modifié, où le corps est ainsi conçu séparément de l’esprit, les enveloppes peuvent s’acheter comme se louer. D’ailleurs, quand un prisonnier purge une peine, son enveloppe devient disponible.
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Comment se comporte la nouvelle enveloppe?
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Ça va. Il y a une raison pour laquelle je ne peux pas avoir mon propre corps? Je serais beaucoup plus rapide dans…
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Je sais. Malheureusement, je ne peux rien faire. Vous ont-ils précisé combien de temps vous étiez restée au placard?
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Quelqu’un m’a dit quatre ans.
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Quatre ans et demi, ai-je précisé en jetant un œil sur les décharges. J’ai peur qu’entre-temps quelqu’un ait acheté votre enveloppe.
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Oh.
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Elle est restée silencieuse. Le choc de se réveiller pour la première fois dans le corps de quelqu’un d’autre n’est rien comparé à la colère qui vous prend quand vous réalisez que quelqu’un, quelque part, se promène avec votre corps. C’est une infidélité, un viol. Et, comme tous les viols, il n’y a rien à faire. II faut seulement s’y habituer.
[…]
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Savez-vous ce que je ressens?
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Non.
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J’ai couché avec mon mari et j’ai l’impression qu’il m’a été infidèle. (Un ricanement étouffé. Elle s’est essuyé les yeux de rage.) Et j’ai l’impression d’avoir été infidèle. À quelque chose. Vous savez, quand ils m’ont enfermée, j’ai laissé mon corps et ma famille derrière moi. À présent, je n’ai plus rien.
Contrairement à l’hypothèse de Shoemaker, le roman laisse penser que les enveloppes organiques ne sont pas neutres. Endosser l’enveloppe d’une autre personne reste perturbant.
J’ai signé de mon nom avec l’écriture de quelqu’un d’autre. Accord de leasing. Portant le corps d’un autre homme durant six semaines de location.
[…]
Vingt ans que je fais ça et, pourtant, lever les yeux vers un miroir et voir un total inconnu me regarder en retour est toujours un sacré choc. Durant les premières secondes, on ne voit qu’un étranger qui vous dévisage derrière la fenêtre. Puis, en faisant le point, on se sent flotter derrière le masque et y adhérer avec un choc presque physique. C’est comme si quelqu’un coupait un cordon ombilical mais, au lieu de vous séparer, c’est l’autre qui se fait éliminer et vous finissez seul devant votre reflet.
Cette réinjection, en plus d’être perturbante pour la personne concernée, peut également s’avérer dérangeante pour l’entourage qui doit s’adapter à une personne au corps totalement différent.
Ces gens ne reconnaîtraient pas leurs proches dans leurs nouvelles enveloppes ; c’était aux nouveaux venus de se présenter. La joie de la réunion prochaine était tempérée par une vague inquiétude : quel visage, quel corps allaient-ils devoir apprendre à aimer?
L’insignifiance de l’identité
Selon l’hypothèse de Locke, c’est la mémoire, portée par la conscience, qui définit l’identité. Toutefois, si la conscience se trouve interrompue par le sommeil, devons-nous considérer que l’identité d’une personne est suspendue ? Nous pourrions estimer que cet avis revient à affirmer que nous devenons quelqu’un d’autre pendant que nous dormons. Pourtant, nous doutons devenir une personne différente la nuit. Dès lors, il semble raisonnable de nous demander si la conscience est un critère pertinent pour définir l’identité personnelle. De même, si notre mémoire flanche, cessons-nous d’être qui nous sommes ? Défendre cette position amène à considérer qu’une personne atteinte de la maladie d’Alzheimer “disparaît” au fur et à mesure que sa maladie évolue. Ce serait cohérent avec l’expression populaire “elle n’est plus elle-même”. Pourtant, malgré la faillibilité de la mémoire d’un parent, les membres de sa famille continuent malgré tout à lui rendre visite. Cela semble démontrer qu’elles considèrent qu’il existe une continuité de la personne en dehors de sa conscience ou de sa mémoire.
Derek Parfit propose en 1984 une analyse, qu’il qualifie de réductionniste, pour dépasser les limites de cette interprétation. Il décrit les personnes comme une séquence de “moi”, qui se chevauchent partiellement, et soutient que ce qui importe n’est pas la relation d’identité entre les séquences de moi mais plutôt la force de ces connexions psychologiques. Il en déduit que, si nous sommes aujourd’hui plus étroitement connectés psychologiquement à notre moi dans une semaine qu’à notre moi dans 20 ans, nous sommes rationnellement plus soucieux du bien-être de notre futur moi proche que celui éloigné dans le temps. Par conséquent, la continuité psychologique ne peut pas selon lui être un marqueur identitaire suffisant. Il donne de la profondeur à la proposition de Locke en considérant que le nombre, la force et la qualité des liens psychologiques sont des facteurs déterminants pour faire de nous une même personne dans le temps. Parfit dépasse ainsi la continuité psychologique de Locke en introduisant une notion de degrés avec la connectivité psychologique. Il poussera sa vision jusqu’à dire que l’identité personnelle ne peut pas être rigoureusement déterminée puisqu’elle n’est qu’une simple question de degré.
Parfit imagine deux cas pour défendre cette indétermination de l’identité personnelle. Le premier cas est celui de triplés subissant un accident qui détruit le corps de l’un d’entre eux (frère a) et le cerveau des deux autres (frères b et c). Il propose de se représenter la possibilité de transférer chacune des moitiés du cerveau du frère mort (a) à la place des cerveaux des deux autres frère (b et c) dont les corps sont intacts mais dont les cerveaux ne fonctionnent plus. Parfit postule qu’une moitié de cerveau suffit à chaque frère transplanté (b et c) pour se sentir être le premier (a). Il considère que chacun doit alors penser être le frère (a) puisqu’il dispose de ses souvenirs et que le corps identique ne peut pas lui faire réaliser qu’il en est autrement. La question qu’il soulève alors dans cette expérience de pensée est de déterminer si chacun de ceux qui ont reçu un cerveau (b et c) peuvent à la fois revendiquer le fait d’être le frère (a) dont ils ont hérité une moitié de cerveau.
Pour Parfit, le corps n’est pas nécessaire pour définir l’identité : le “je pense” cartésien est réductible à “cela pense”. Dans le cas des triplés, il considère ainsi qu’il ne faut pas considérer que le triplé (a) est mort mais qu’il a au contraire survécu et qu’il a même survécu doublement, à la fois dans l’un et l’autre corps de ses frères (b et c). Le philosophe se situe ainsi en contradiction avec la perception intuitive et subjective de notre identité qui implique une unicité numérique. Pour lui, seule la continuité de l’identité compte. Déterminer si le frère survivant (a) est devenu l’un ou l’autre de ses frères (b et c), ou les deux, est une question dénuée de sens. Ce qui l’amène à conclure que “l’identité n’est pas ce qui compte”.
Il propose une autre expérience de pensée, que nous décrirons plus loin, qui fait fortement penser à une question posée dans Carbone modifié. Dans le roman, Kovacs procède à une duplication de lui-même. Placer une conscience dupliquée dans une enveloppe est illégal dans le futur et cette création d’un double de soi-même est puni par la mort réelle. C’est un des pires crimes possibles. Le héros s’interroge dans un dialogue avec son autre moi sur la possibilité que leur deux soi coexistent dans le temps :
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Je sais ce que tu ressens, idiot. Je suis toi.
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Vraiment ? ai-je dit en buvant une gorgée. Combien de temps faut-il pour que nous arrêtions d’être la même personne.
Il a haussé les épaules.
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Nous sommes nos souvenirs. Pour l’instant, nous n’avons que sept ou huit heures de perceptions séparées. L’effet ne doit pas être énorme.
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Comparé à quarante années et quelques de souvenirs ? Je suppose que non. Et puis, ce sont les souvenirs les plus anciens qui forment la personnalité.
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Ouais, c’est ce qu’on dit.
Parfit renouvelle la discussion sous une autre forme dans le cas inventé d’une personne qui se télétransporterait régulièrement sur Mars pour le travail. Cet exemple est encore une fois imaginé dans Carbone modifié où la numérisation de nos données apporte la capacité de transmettre ces informations à distance, à des systèmes stellaires lointains si besoin. Ce qui revient à un équivalent de télétransportation :
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Il est parti à Osaka, mais il est revenu. Je suppose qu’il ne s’y est pas rendu physiquement.
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Non, bien sûr que non. Il a un clone de transit là-bas.
Dans le roman, une personne met en sommeil son enveloppe et en utilise temporairement une autre ailleurs, utilisant les données de sa pile dans l’autre corps. Le philosophe va supposer une situation imaginaire où la télétransportation se passe différemment. Dans sa version, la télétransportation détruit le premier corps une fois que le clone sur Mars a transféré les données, ne permettant ainsi pas à deux corps identiques d’exister en même temps. La situation à laquelle Parfit souhaite nous faire réfléchir est celle où la machine qui assure le “transport” rencontre un problème technique. Le premier corps n’est alors pas détruit comme convenu en même temps que le clone sur Mars reçoit les informations de la première personne. Il est détruit avec une heure de retard. Le philosophe demande alors si la première personne doit se préoccuper de sa mort. D’après lui, notre intuition est de nous inquiéter alors que cela s’avère irrationnel puisque notre “survie” dans le deuxième corps est déjà assurée. Notre intuition de notre identité est donc infondée selon Parfit.
Dans Carbone modifié, la proposition est existentiellement plus complexe parce que rien ne prévoit la destruction d’un des doubles. Or, la duplication ayant eu lieu pour une raison précise de l’intrigue et étant totalement illégale, elle n’a pas vocation à durer. Ainsi, les deux moi de Kovacs en viennent très vite à s’interroger sur un point crucial :
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Il y a un sujet dont nous devrions discuter sur-le-champ.
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Lequel?
Mais je le savais déjà. Nous le connaissions tous les deux.
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Tu veux que je le verbalise? D’accord. (Il a tiré de nouveau sur la cigarette avant de hausser les épaules, mal à l’aise.) Il faudra décider lequel d’entre nous sera détruit quand tout sera terminé. Et puisque notre instinct de conservation devient plus fort au fil des minutes, nous devons décider vite.
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Comment?
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Je ne sais pas. Quel souvenir préfèreras-tu garder?
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Celui de la destruction de Kawahara? Ou d’une partie de jambes en l’air avec Miriam Bancroft? (Il a souri.) D’accord, je suppose qu’il n’y a pas photo…
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Eh, ce n’est pas de roulades sur la plage qu’il s’agit mais de sexe en plusieurs exemplaires. C’est probablement le seul plaisir réellement illicite. Irène Elliott a dit que nous pourrions tenter une greffe de mémoire et conserver les deux expériences.
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Probablement. Elle a dit que nous pourrions probablement faire une greffe de mémoire. Et cela ne nous dit pas lequel annuler.
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Ce n’est pas une fusion, c’est une greffe… de l’édition. Tu veux te faire ça ? A celui qui survit ?
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Comment pourrions-nous vivre avec une telle décision? Non, ce doit être une coupe franche. L’un ou l’autre. Et nous devons décider lequel.
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Ouais, ai-je dit en prenant la bouteille et en regardant l’étiquette. Comment fait-on? On le joue? Feuille, ciseaux, caillou, en trois coups gagnants?
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Je pensais à des moyens plus rationnels. En rentrant, nous nous raconterons nos souvenirs, puis nous décidons lesquels garder. Ceux qui ont la plus grande valeur..
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Comment la mesurer?
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Nous le saurons.
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Et si l’un de nous ment? Qu’il embellit la vérité pour la faire paraître plus séduisante? Ou qu’il ment sur ses souvenirs préférés…?
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Ses yeux se sont plissés.
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Tu es sérieux?
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Beaucoup de choses peuvent se produire en quelques jours. Comme tu dis, nous allons vouloir survivre tous les deux.
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Ortega peut nous polygrapher si nous en arrivons à cette extrémité.
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Je crois que je préférerais le jouer.
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Passe-moi cette putain de bouteille. Si tu ne prends pas les choses au sérieux, moi non plus. Putain, tu vas peut-être te faire griller là-haut et nous simplifier le problème.
En effet, si Parfit pense que nous devrions être rationnels quant à notre appréhension de notre identité, il n’en est pourtant rien. Les êtres humains semblent irrévocablement subjectifs. Le roman décrit justement le ressenti de son personnage principal à l’heure de faire un choix, qui paraît plus réaliste que la réflexion rationnelle à laquelle enjoint le philosophe.
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Elle a tressailli comme si je l’avais frappée.
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Mais vous… je pensais… vous avez l’air..
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Identique, ai-je dit en me regardant, en regardant
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l’enveloppe […]
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Mais comment avez-vous.
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Décidé quelle pile garder? (J’ai souri sans enthousiasme.)
[…]
- Vous vouliez savoir comment nous avons décidé ? Nous avons joué. Papier, ciseaux, caillou… Bien sûr, nous en avons discuté des heures auparavant. Ils nous ont branchés dans un forum virtuel à New York, très haute résolution, très discret, afin de nous laisser décider. Pas de problème de budget pour les héros du jour.
Un accent d’amertume a percé dans ma voix et je me suis interrompu. Puis j’ai bu une nouvelle gorgée.
- Comme je l’ai dit, nous avons discuté. Longtemps. Nous avons réfléchi aux différentes manières de prendre la décision.…. pour revenir à celle-là. Pierre, papier, ciseaux. En cinq coups. Pourquoi pas?
J’ai haussé les épaules, mais le geste n’était pas aussi désinvolte que j’aurais voulu. Des frissons me parcouraient chaque fois que je repensais à la partie. Moi, essayant de deviner ce que j’allais faire, alors que ma propre existence était en jeu. Nous nous sommes retrouvés à deux partout. Mon cœur battait comme la musique pourrie du Jerry’s Closed Quarters et j’étais bourré d’adrénaline. Affronter Kawahara avait été moins dur.
Quand il a perdu la dernière manche, caillou contre mon papier, nous avons contemplé nos mains tendues un long moment. Il s’est levé avec un léger sourire et il a placé son pouce et son index contre sa tête, quelque part entre un salut et une parodie de suicide.
- Un message à passer à Jimmy quand je le verrai?
J’ai secoué la tête en silence.
- Bon, ben, profite de la vie, a-t-il dit avant de quitter la pièce ensoleillée et de fermer doucement la porte derrière lui.
Une partie de moi me hurlait qu’il avait volontairement sacrifié la dernière manche. Ils m’ont réenveloppé le lendemain.
L’illusion de l’identité
Si Parfit a raison et que l’identité est insignifiante mais que notre perception est différente, que cela dit-il de son existence ? Plutarque a rapporté la fameuse question du vaisseau de Thésée. Elle invite à se demander si un bateau renouvelé pièce par pièce reste “toujours le même” ou s’il s’agit d’un “vaisseau différent”. Un parallèle peut être fait avec l’identité personnelle quand nous songeons que presque toutes les cellules d’un corps adulte se sont déjà renouvelées plusieurs fois depuis sa naissance. Pourtant, s’il n’y a physiquement plus rien chez un adulte qui date du début de sa vie, son identité n’est pas éprouvée chaque jour et nous projetons spontanément une continuité dans le futur. C’est ce qui fait dire à Parfit que ce qui compte n’est pas l’identité personnelle, mais plutôt la connectivité psychologique.
Notre nature humaine nous pousse à identifier des motifs récurrents pour catégoriser le monde et unifier nos représentations. C’est pourquoi, même si deux fois dans le même fleuve nous ne saurions entrer, nous utilisons malgré tout le mot fleuve par deux fois par commodité. Cela pourrait peut-être expliquer pour cette raison que, même si rien ne subsiste tel quel dans le temps, les humains conservent dans la pratique la notion d’identité par convention, en associant des concepts aux formes concrètes. C’est en tout cas ce que conclut Kovacs dans le roman :
Supposez que vous ayez connu quelqu’un, il y a longtemps. Vous partagez les choses, vous buvez à vos sources mutuelles. Puis vous vous éloignez, la vie vous entraîne dans des directions différentes. Les liens ne sont pas assez forts, ou les circonstances extérieures vous séparent. Des années plus tard, vous rencontrez cette personne de nouveau, dans la même enveloppe, et vous recommencez. D’où vient l’attraction? Celle que vous aimez est-elle la même personne? Oh, elle porte le même nom, la même apparence physique, mais est-elle la même? Les choses qui ont changé sont-elles annexes et sans importance? Les gens changent.…. mais à quel point? Quand j’étais enfant, je croyais qu’il y avait une personne essentielle, une sorte de personnalité centrale autour de laquelle les éléments de surface pouvaient évoluer sans modifier l’intégrité de son identité. Plus tard j’ai commencé à comprendre qu’il s’agissait d’une erreur de perception, cause par les métaphores que nous employons pour nous définir. La personnalité n’est rien de plus que la forme passagère d’une des vagues devant soi… ou, pour ralentir le processus à une vitesse plus humaine, la personnalité est une dune. Une forme passagère qui répond au stimulus du vent, de la gravité, de l’éducation. De la carte des gènes. Tout est sujet à l’érosion et au changement. La seule façon de rester soi est de se mettre en pile pour toujours.
“De la même façon qu’un sextant primitif fonctionne suivant l’illusion que le Soleil et les étoiles tournent autour de notre planète, nos sens nous donnent l’illusion de la stabilité dans l’univers et nous l’acceptons, parce que sans cette illusion, rien ne peut être accompli.”
L’illusion de l’identité serait ainsi une nécessaire illusion. Bourdieu dénonce cette “illusion biographique” en estimant que nous cherchons à apporter de la cohérence dans l’histoire de notre vie là où il n’y en a pas. De la même façon, Nietzsche dénonce l’idée de sujet pensant créée par le langage, en particulier la subjectivité du discours née du “je”. Attaquant le cogito, il rejette la certitude de Descartes que “quelque chose pense, mais que ce quelque chose soit justement l’antique et fameux “je”.” Pour Nietzsche, nous sommes un tout composé de notre corps et de notre esprit et nous ne pouvons penser qu’à partir de nous. C’est structurellement le seul rapport au monde dont nous disposons et notre façon de percevoir le monde est grandement influencée par notre corps. Nietzsche ne croit pas que ce que l’on est soit une chose en puissance, au fond de nous, qui va se développer. Le “vrai soi” n’est donc pas caché au fond de nous, il est au contraire au-delà de nous. La connaissance de soi est une interprétation dynamique de soi qui nous porte vers l’avant. Devenir soi pour Nietzsche, c’est se surmonter soi-même, se dépasser. C’est à se renouveler en permanence que l’on doit aspirer, dans un mouvement de dépassement continuel. Selon lui, nous sommes immanquablement conditionnés physiquement et mentalement à des croyances et notre objectif ultime est de nous en affranchir pour construire notre propre système de valeurs, que lui-même nous continuerons de questionner sans fin pour ne jamais aboutir à l’illusion d’un “soi” stable. Il n’existe donc pas de représentation objective du monde mais qu’une possible subjectivité.
L’image de soi
Le monde futuriste imaginé par l’auteur de Carbone modifié donne l’occasion d’interroger nos “perceptions physiques conventionnelles”. Par exemple, le choix de notre genre est devenu libre. Nous pouvons tout à fait choisir une enveloppe du genre opposé à celui du corps dans lequel nous sommes nés, temporairement ou de manière permanente. De même, notre représentation virtuelle est bâtie sur notre image de nous-mêmes.
La plupart des systèmes virtuels vous recréent à partir de votre vision de vous-même, une vision trouvée dans votre mémoire et corrigée par un sous-programme pour calmer les mégalos. J’en sors toujours un peu plus mince et un peu plus grand qu’en réalité. Ici, le système semblait avoir mélangé toutes les perceptions différentes de la longue liste d’enveloppes de Kadmin. Je l’avais déjà vu faire, pour des essais, mais avoir une telle image naturelle de soi était rare. La plupart des humains s’attachent vite à leurs enveloppes et annulent mentalement les incarnations précédentes. Après tout, nous sommes faits pour évoluer dans le monde physique.
Rien de tel chez Kadmin. Son aspect général était celui d’un Caucasien de type nordique, d’une trentaine de centimètres de plus que moi… mais son aspect général seulement. Son visage commençait par un menton africain, large et sombre. La couleur s’arrêtait sous les yeux, tel un masque, et la moitié haute de sa figure était divisée en deux parties le long du nez, cuivre pâle sur la gauche et livide sur la droite. Le nez, à la fois charnu et aquilin, formait une bonne transition entre le haut et le bas du visage, mais la bouche était un mauvais panachage des côtés gauche et droit et le résultat était tordu. De longues mèches brunes étaient peignées en arrière comme une crinière, avec une mèche blanche du côté droit. Les mains, immobiles sur la table de métal, étaient équipées de griffes identiques à celles du voyou de Licktown, mais ses doigts étaient longs et sensibles. Et il avait des seins, beaucoup trop ronds et fermes, sur son torse musclé. Ses yeux, incrustés dans sa peau noire, étaient vert pâle.
Kadmin s’était libéré des perceptions physiques conventionnelles.
Ricœur propose le concept d’identité narrative. Cette représentation de soi échafaude une autobiographie à la fois pour nous-même et pour les autres. Nous pourrions ainsi considérer que les systèmes virtuels de Carbone modifié constituent “de vrais laboratoires qui expérimentent la pensée, où l’identité des personnages se trouve soumise à d’innombrables variations imaginatives”. En 2020, les expériences en ligne favorisent de nouvelles formes d’expression de soi permettant d’explorer différentes facettes de notre personnalité via la métamorphose. Le philosophe humaniste Jean Pic de la Mirandole considère cette métamorphose non pas comme de l’inconstance mais plutôt comme un approfondissement de l’être qui parcourt sa propre diversité. L’identité serait ainsi construite à partir de l’image subjective de soi ou de notre idéal de moi.
Conclusion
Afin de déterminer ce qui fonde l’identité personnelle, les philosophes de tradition analytique ont pris l’habitude de se livrer à des expériences de pensée. Ils estiment que cela permet de démêler les fils qui composent notre concept d’identité personnelle et d’apprécier l’importance relative de chaque fil. Je considère que le roman Carbone modifié constitue une version élaborée de ces exercices de pensée.
La pensée analytique, majoritairement anglo-américaine, prend le parti d’analyser la question depuis une perspective externe aux individus. Son point de vue, logique et objectif, favorise les questions fermées, resserrant ses raisonnements autour de problématiques circonscrites, afin d’engendrer des réponses binaires. Elle se concentre sur ce que l’expérience humaine comporte d’universel et privilégie l’explication du monde par des concepts unifiés. Les nouvelles technologies révèlent des affinités avec cette vision du monde.
En revanche, la philosophie continentale s’en avère éloignée. Elle a tendance à estimer que le seul rapport au monde dont nous disposons structurellement est subjectif. Il en résulte la conception d’un univers dont la diversité est infinie. C’est ce qui explique qu’elle s’accommode des questions qui ne peuvent pas générer de réponse définitive. La philosophie continentale explore ainsi le questionnement existentiel sur l’identité personnelle sans prétendre aboutir à des certitudes.
Dans le monde imaginaire du roman, nous constatons que c’est la vision de la philosophie analytique qui prévaut, avec une valorisation de l’idée que notre vie mentale est soutenue par un objet physique, sans qu’il importe qu’il s’agisse du même organe biologique tout au long de la vie ou même d’un système virtuel. Ce futur imaginé par l’auteur peut à certains égards faire penser au monde annoncé par les évolutions technologiques. Si une réalité de ce type advenait, on peut se demander si l’interprétation analytique du monde laisserait encore de la place à la perspective continentale.
Par Stéphanie Lehuger
Site internet : https://www.stefets.com/
Sources :
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Thomson, Judith J. People and their bodies in Contemporary Debates in Metaphysics. Blackwell, 1997.
Descartes, René. Discours de la méthode. Vrin, 1935.
Locke, John. Essai philosophique concernant l’entendement humain, 1690, traduction française Coste, Vrin, 1998, Livre II, Chapitre 27, p. 264.
Shoemaker, Sydney. Brown-Brownson Revisited. The Monist 87, 4: p.573-593, 2004.
Parfit, Derek. Reasons and Persons. Oxford: Clarendon Press, p.544, 1984.
Plutarque, trad. D. Ricard. Les Vies des hommes illustres, Vie de Thésée. Bureau des éditeurs, 1844, p. 82-83.
Bourdieu, Pierre. L’illusion biographique in Actes de la recherche en sciences sociales. 62/63: 69-72, 1986.
Nietzsche, Friedrich, trad. P. Wotling. Par-delà le bien et le mal. Flammarion, 2000.
Ricœur, Paul. L’identité narrative. Revue Esprit, 140/141: 295-304, 1988.
Mirandole, Jean Pic de La, trad. Y. Hersant. De la dignité de l’homme. L’Eclat, 1993.