Charles Taylor et la sécularisation de la société moderne

Rabezara Solofoniaina, docteur en philosophie de l’Université Catholique de Toulouse

Introduction

La sécularisation caractérise notre société moderne. Le mot « sécularisation » provient du mot latin « saeculum » qui signifie « siècle » ou « monde ». Étymologiquement, la sécularisation signifie « rendre au monde » ou au « siècle[1] ». Cette expression « rendre au siècle » se trouve déjà dans la Bible, dans le Nouveau Testament, plus précisément dans la lettre de saint Paul aux Romains. Paul utilise le terme « saeculum[2] » pour évoquer la temporalité de la vie terrestre, la mondanité de la vie ordinaire, une vie considérée comme infectée par le péché. Le « retour au siècle » signifie la rupture avec le monde spirituel pour vivre dans un monde profane. Dans cette perspective, la sécularisation est la remise en valeur de la vie ordinaire, de l’Art, de l’Éthique, de la politique sans se référer à la religion[3] ou à la transcendance. Généralement, cette rupture des activités humaines et de la vie quotidienne avec le monde sacré débute à la fin du Moyen Âge[4]. D’après le sens courant, la sécularisation signifie la fin de la domination de la religion sur les affaires publiques. Désormais, la vie de la société est seulement dirigée par l’homme et les événements dans le monde sont uniquement expliqués à partir de la raison. On peut définir globalement la sécularisation comme la diminution de l’importance sociale de la religion dans la société moderne[5].

Dans son livre intitulé L’Âge séculier, Taylor examine particulièrement la sécularisation de l’Occident moderne. Pour Taylor, à partir de 1500 jusqu’à aujourd’hui, la sécularisation connaît une croissance importante. La religion est de moins en moins pratiquée. On dit même qu’elle est vouée à la disparition. Pourtant, les choses ne se sont pas passées comme cela. Évidemment, dans certaines sociétés, la pratique est en déclin mais pas dans toutes. La croyance en Dieu n’a pas disparu dans le monde occidental. Elle apparaît sous différentes formes. Avant, elle était une pratique indiscutable, acceptée par tous. Désormais, elle devient une option. Ce changement est intensifié par l’avènement de la morale de l’authenticité, c’est-à-dire la recherche de son propre mode de vie. Dans ce présent article, nous examinerons, dans un premier temps, comment se manifeste la sécularisation dans nos sociétés modernes. Dans un deuxième temps, nous verrons si nous avons encore des raisons de croire en Dieu avec la promotion du progrès technique et scientifique, de la liberté et de l’autonomie du sujet.

La sécularisation dans nos sociétés modernes

Nombre de penseurs affirment que l’essor de la modernité entraîne le déclin progressif de la foi en Dieu. «  Plus la modernité avançait, plus le religieux reculait[6] », écrit Jean-Paul Willaime. La société moderne s’organise selon les exigences de la raison instrumentale qui est liée à la domination de la science et de la technique. Selon Peter Berger, la sécularisation se développe lorsque les différents secteurs de l’économie, qui ont leur origine dans les processus capitalistes et industriels, connaissent une grande croissance. La société industrielle moderne, animée par l’esprit rationnel, crée dans la vie sociale divers secteurs qui s’organisent et fonctionnent indépendamment de la croyance en Dieu. Autrement dit, la diffusion de la rationalité entraîne la sécularisation de la société moderne. Car tous les secteurs de la vie sociale fondent leur fonctionnement selon des règles émanant de la raison. Cette étude est souvent inspirée du « désenchantement du monde » de Max Weber. Plus les gens deviennent rationnels, moins ils deviennent religieux[7].

En conséquence, tout recours à la loi divine, pour faire fonctionner un secteur social, par exemple, est presque inacceptable : la loi divine ne s’immisce pas dans des affaires politiques. Les lois qui régissent la société sont le fruit de l’intelligence des juristes et sont établies par le pouvoir législatif[8]. Dans un État laïc contemporain, la question de la religion devient une affaire privée. La loi de Dieu n’intervient plus dans des activités sociales. « L’État se donnant lui-même sa loi, il est autonome et rationnel[9] ». Machiavel avait déjà évoqué ces questions en insistant sur le fait qu’il faut juger les actes et les institutions politiques sans se référer à la volonté divine[10]. En un mot, actuellement, « l’homme devient souverain de lui-même[11] ».

Dans le domaine intellectuel, la théologie ne joue plus le rôle de fondement ou de source de la connaissance comme au Moyen-âge. À cette époque, la réponse à toutes les questions avait toujours une connotation théologique. La création du monde, par exemple, était, auparavant, expliquée de façon religieuse. Dieu créa le monde et les êtres vivants, ce qui était expliqué sous forme de récit ou de narration. Avec l’avènement de la modernité, les explications sur la création du monde en forme de récit sont remises en cause. Elles se sont même effondrées à cause de l’avancée de la science qui donne une autre explication scientifique. La théorie de l’évolution de Darwin dans son livre intitulé De l’origine des espèces (1859) remet en question le récit de la création de l’homme dans la Bible. Les explications scientifiques semblent les plus fiables parce que plus précises que les récits religieux. L’Église a ainsi été critiquée de toutes parts et la sécularisation a envahi nos sociétés modernes. La connaissance scientifique se sépare de la connaissance théologique, c’est-à-dire que l’homme devient source de sa propre connaissance.

La forme de la sécularisation que nous venons de présenter évoque le processus du déclin de la religion, voire l’inéluctabilité de sa disparition, en raison de la montée de la modernité. Cependant, de nombreux penseurs ne sont pas de cet avis. Jean Baubérot, par exemple, exprime clairement que :

« La diminution de l’influence de la religion sur le fondement des sociétés ne signifiait pas pour autant sa disparition dans les consciences individuelles et collectives, mais plutôt la fin d’un englobement des représentations sociales par une imprégnation religieuse »[12].

Selon Taylor, la croyance à la réalité ultime attire toujours beaucoup de monde. Aujourd’hui, il existe diverses formes de croyances. Le désenchantement du monde (rejet de la magie comme assurance du salut) ne signifie pas la disparition de la religion. Il est plutôt l’entrée dans la phase adulte de la croyance[13]. Nous passons de la foi « naïve » à la foi « réflexive ». Nous quittons la religion abstraite pour entrer dans la religion révélée, c’est-à-dire la « religion de la raison » qui est la synthèse de la conscience et de la conscience de soi (le christianisme)[14].

  1. Taylor présente trois formes de la sécularisation. La première signification, que Taylor appelle la « sécularité 1 », est la séparation de l’Église et de l’État ou le retrait de la religion de l’espace public. Ainsi, la foi en Dieu devient une affaire privée sans liaison directe avec l’État. Ce dernier se détache de son fondement sacré. Dans les sociétés occidentales séculières, les institutions politiques rompent leurs liens avec la religion. Cette sécularisation correspond à ce qu’on appelle la laïcité, c’est-à-dire l’organisation sociale qui sépare l’Église et l’État[15]. L’Église n’assure plus l’organisation politique. Les affaires politiques concernent les croyants et les non-croyants. Par rapport aux convictions religieuses, l’État reste neutre.

La deuxième forme de la sécularisation que Taylor nomme « sécularité 2 » concerne la régression de la croyance religieuse et la croissance de l’incroyance. Cette théorie de la sécularisation consiste en la montée en puissance de l’esprit athée et agnostique. Dieu qui était considéré comme maître de l’univers cède sa place à l’homme. Il est détrôné grâce aux progrès scientifiques et techniques. Pour Taylor, le progrès scientifique n’est pas l’unique cause du déclin de la foi en Dieu dans les sociétés modernes. La Réforme en est aussi responsable. Car elle rend chaque individu garant de son propre salut. Elle privilégie l’affirmation de soi, la liberté et l’indépendance de l’individu. La Réforme porte un nouveau regard sur la réalisation de la volonté de Dieu comme une piété forte, disciplinée, venant de l’intérieur de soi, comme la mise en valeur de la vie ordinaire. Elle promeut une société qui s’intéresse beaucoup au travail, à la famille et à la reproduction. Elle engendre également une société disciplinaire dans laquelle l’esprit de contrat entre des individus libres, l’autonomie et la responsabilité ont une très grande importance.

Le troisième type de sécularisation (« sécularité 3 ») que présente Taylor concerne les « conditions de la croyance » (« conditions of belief »). Il est étroitement lié au second sens. Taylor énonce aussi que dans la société moderne où le multiculturalisme, le pluriconfessionnel, la pluralité des choix moraux tiennent une place importante, la croyance en Dieu devient une option parmi de nombreuses d’autres. Taylor précise qu’auparavant, dans les années 1500, l’Europe croyait en Dieu. Il était impossible de ne pas croire. Désormais, au XXIe siècle, la religion devient une option libre. Les gens peuvent croire en Dieu ou ne pas croire[16].

Taylor élargit ainsi le sens de la sécularisation parce qu’il dépasse le sens classique de ce mot (la laïcité et le déclin de la participation aux affaires religieuses). Cette troisième forme est plutôt sociologique parce qu’elle concerne la cohabitation pacifique entres les croyants et les non-croyants. La croyance en Dieu n’est plus un critère de la moralité, de la dignité d’une personne. Elle n’est qu’un choix de vie parmi de nombreux autres, si on peut le dire ainsi. La « sécularité 3 » évoque l’égalité et la liberté de conscience. Notre société démocratique prend comme valeurs fondamentales « l’égalité de respect » et la « liberté de conscience[17] ». Ces valeurs permettent à chaque citoyen de « vivre ensemble de façon pacifique », de choisir son mode de vie, de décider de croire en Dieu ou non. S’il en est ainsi, ce troisième « sens » correspond à ce que dit Taylor pour la « reconnaissance de la différence[18] ».  La croyance et la non-croyance en Dieu ne sont pas deux entités en rivalité mais ce sont deux façons de comprendre la vie ou deux manières de se réaliser. Certains sont convaincus que c’est par la foi en Dieu qu’ils peuvent accomplir ce qu’ils sont. D’autres choisissent une autre forme de moralité pour s’accomplir. Chacun choisit un mode de vie dont il pense qu’il le rendra heureux et épanoui.

Marcel Gauchet soutient également que le déclin de la religion n’entraîne pas celui de la foi. Il dit même que Dieu n’est pas mort, il cesse simplement de s’occuper des affaires publiques des hommes. C’est dans ce cadre que Marcel Gauchet parle de la sortie de la religion. La religion n’a pas disparu mais elle se sépare de l’organisation politique, elle sort de l’explication de l’univers. Aujourd’hui, nous sommes à une « sortie de la religion entendue comme sortie de la capacité du religieux à structurer la politique et la société, et à une permanence du religieux dans l’ordre de la conviction ultime des individus[19] ». Auparavant, la religion représentait l’existence de la société humaine, elle était condition sine qua non du fondement de la communauté humaine. La religion était une manière d’être et tout le système politique et social en dépendait. Elle était le pilier de la société. Il était inimaginable alors de penser une société qui ne soit pas sous tutelle de l’Église. Le religieux n’était pas seulement partout comme le dit Danièle Hervieu-Léger, il organisait et structurait complètement le monde humain. Selon Marcel Gauchet, la sécularisation est un processus qui nous fait passer de l’ancien mode d’organisation dominé par la religion (« structuration hétéronome ») à un autre mode d’organisation qui dépend uniquement de la volonté humaine (« structuration autonome »). C’est pourquoi Marcel Gauchet parle de « sortie de la religion » au lieu de sécularisation pour dire que la religion déserte l’organisation de la société humaine. Le pouvoir de l’homme est reconstitué grâce à la sortie de la religion du monde politique[20].

Notre société actuelle est une société démocratique qui prône la liberté et l’autonomie, c’est-à-dire qu’elle reconnaît de nombreux modes de vie. C’est dans ce cadre que Taylor définit le troisième sens de sécularisation (« secularity 3 »), l’objet de son étude dans L’Âge séculier. Une société sécularisée est une société qui reconnaît la croyance au même titre que la non-croyance. Les deux tendances sont des choix possibles pour chaque individu. La croyance à la transcendance n’est pas une manière de vivre obsolète qui ne se marie pas avec notre monde moderne. Le raisonnement qui affirme que la montée de la science et de la technique fait disparaître la foi est insatisfaisant, affirme Taylor[21]. La croyance et l’incroyance sont des réalités vécues, une manière de vivre. Ces deux entités, qui quelquefois apparaissent comme rivales ou en concurrence, sont des manières de chercher le bonheur dans la vie. Chacun est libre, selon la voix de sa conscience, d’adopter soit l’une, soit l’autre (être croyant ou non-croyant) comme mode de vie.

Dans notre monde moderne dominé par la rationalité et la raison instrumentale, c’est-à-dire la recherche de l’efficacité et de la productivité maximale, avons-nous encore des raisons de croire ?

Raisons de croire

L’idée qui domine les sociétés modernes est que : les pays occidentaux sont libérés de la religion. Dans certaines sociétés occidentales, la pratique à des rites religieux diminue et de nombreux philosophes comme Marx (la religion est l’opium du peuple), Nietzsche (Dieu est mort), Freud (la religion est une névrose collective) contestent la religion et l’existence de Dieu. Cela ne signifie pas la fin de la religion ou de la croyance en Dieu. Certains des philosophes qui parlent même du retour spectaculaire de Dieu dans le monde sécularisé[22].

Pour contester l’idée selon laquelle les sociétés modernes tendent à s’émanciper de la religion, Habermas affirme que nous entrons maintenant dans un « âge post-séculier » « où la disparition de la religion a cessé d’être horizon de l’homme ». Charles Taylor perçoit sous un autre angle, le rôle de la religion dans la société moderne. Le philosophe canadien reconnaît le déclin de la pratique religieuse. Si la foi en Dieu est en perte de vitesse, y a-t-il encore une raison de croire ?

Nous entendons par croire, avoir confiance, reconnaître l’existence de quelqu’un ou de quelque chose : l’acte de tenir pour vrai une affirmation ou une présentation. Dans le domaine de la religion, la croyance relève d’une conviction intime fondée sur un credo et sur la relation avec Dieu. La foi habite à l’intérieur du croyant. Elle le dirige, le transforme et l’interpelle. Lorsque Taylor parle de la croyance, il s’agit de la foi en Dieu. Dans L’Âge séculier, Taylor énonce qu’il peut apporter des arguments qui défendent la foi[23]. Pour élaborer ses arguments, il abandonne le concept métaphysique et la théodicée. Il propose des arguments qui se focalisent sur l’expérience personnelle et sur l’éthique.

Le premier raisonnement présenté par Taylor est le « désir d’éternité ». Certes, l’athéisme et l’agnosticisme restent répandus dans nos sociétés. Mais les modernes ne cessent de chercher ou de désirer l’éternité. Ils aspirent à la vie éternelle[24]. Ce désir se manifeste dans les attitudes de l’homme face à la mort. La mort de quelqu’un qu’on aime provoque un déchirement. Car elle est comme la mort de soi. Sa disparition crée un vide pour celui qui est en deuil. La tristesse face à la mort, témoigne de l’amour profond envers quelqu’un que l’on a perdu. « Cet amour, par nature, appelle l’éternité[25] ». Il montre un « désir de continuer de vivre, de ne pas voir la vie s’arrêter[26] ». La commémoration est également une façon de continuer à vivre avec un être cher disparu. On garde sa mémoire pour qu’il reste vivant même après sa mort. Il est mort, mais on ne l’oubliera jamais. Il a laissé une place dans leur cœur. Pourquoi l’homme voudrait-il continuer à vivre avec celui qu’il aime éternellement ? N’accepte-t-il pas la finitude humaine ? Taylor conçoit que ce désir d’éternité n’est pas sans signification. Il est une aspiration à la vie sans fin. Il peut nous rappeler aussi qu’ « il existe quelque chose au-delà de l’épanouissement terrestre, un lieu de vie au-delà de la vie[27] ». Ainsi peut-on déduire que le désir d’éternité est un désir de rencontrer la Source de vie. Pour les croyants, Dieu seul est éternel, il est la source de vie. Cette idée est contestée par les non-croyants. Elle est rejetée par les athées qui comparent la croyance en la vie éternelle à l’âge puéril de l’humanité ou à un rêve imaginaire enfantin.  Taylor accorde qu’on ne peut pas faire une expérience scientifique de l’existence de Dieu parce que Dieu est un être absolument infini. Son infinité est au-delà de notre entendement fini. La « raison disponible » n’arrive pas expliquer toute sa profondeur. Anselme de Cantorbéry  écrit à ce propos : « Seigneur, tu n’es pas seulement celui dont on ne peut rien concevoir de plus grand, mais tu es encore plus grand que l’on ne peut concevoir[28] ».  Taylor pense aussi que le désir d’éternité est une ouverture à la transcendance. Le désir d’éternité est un appel de l’Amour éternel qui dépasse toute compréhension. On ne peut donc pas réduire l’existence de Dieu à la rationalité scientifique. Car elle relève de la foi. Et la foi est une expérience personnelle et une « intuition indémontrable[29] ».

Le deuxième argument avancé par Taylor est le désir de la « plénitude ». « La plénitude, pour Taylor, est un état au cours duquel la vie nous apparaît plus riche, plus pleine, plus fidèle à ce qu’elle devrait être[30] ». En parlant de la plénitude, Taylor évoque nos intuitions morales et spirituelles. Dans certaines activités ou conditions, nous nous sentons heureux, nous avons le sentiment d’avoir une vie digne. Le sentiment de la plénitude peut se produire lorsque nous nous sentons heureux ou fort face à une épreuve. En fait, la plénitude est ce qui donne sens à la vie, ce qui signifie qu’elle concerne les croyants et les non-croyants. Mais on voit que la plénitude de Taylor tend vers la croyance ou vers Dieu.

Certes, les sociétés modernes sont marquées par l’amélioration des conditions de vie. Les modernes se sentent plus libres et autonomes. Mais le progrès de nos sociétés n’arrive pas à répondre aux questions existentielles : quel est le sens de la vie ? Y a-t-il de la vie après la mort ? Certains penseurs athées comme Luc Ferry ont essayé  de répondre à cette question concernant le sens de la vie[31]. D’autres idéologies tentent de répondre également à cette question. Par exemple, « l’idéologie du progrès scientifique[32] ». La science s’efforce de répondre à tous les « pourquoi » de l’homme. Mais elle se heurte à des problèmes éthiques devant lesquels la science n’a pas de réponse satisfaisante. Il y a aussi « l’idéologie du bien-être ». Cette idéologie incite les modernes à acquérir des biens matériels. Mais la vie dans l’abondance ne résout pas les questions existentielles. De nombreux modernes sombrent ainsi dans l’individualisme, dans la solitude et souffrent d’une profonde insatisfaction. Malgré la facilité procurée par le progrès technique et scientifique, ils sentent que leur vie manque encore de quelque chose, mais de quoi ? C’est la religion qui possède la réponse la plus profonde à ces questions sur le sens de la vie. Elle ouvre une voie vers la plénitude. Pour Taylor, notre aspiration à la plénitude est le reflet de la réalité transcendante (qui est [pour moi] le Dieu d’Abraham)[33]. Cette vision de Taylor nous rappelle la quête de sens de saint Augustin. Avant sa conversion, il avait un désir confus. En cherchant la plénitude, il a tâtonné et s’est égaré. Il trouve l’apaisement en rencontrant Dieu par le chemin de l’intériorité :

« Tu (Dieu) étais au-dedans de moi, et j’étais, moi, en dehors de moi-même. […] Je me ruais dans ma laideur, sur la grâce de tes créatures. Quand j’aurai adhéré à toi de tout moi-même, vivante sera ma vie toute pleine de toi »[34].

En rencontrant Dieu, Augustin connaît le sens de sa vie. Il s’aperçoit que son bonheur ne se trouve qu’en Dieu. Pour vivre ce bonheur, il faut se laisser saisir et absorber par lui.

Taylor affirme aussi qu’il n’y a pas de réponse absolue concernant les questions sur le sens de la vie parce que l’aspiration à la plénitude est partagée par les croyants et les non-croyants. C’est en ce sens que la vision de Taylor est complexe. Il ne prétend pas avoir la vérité absolue. Il laisse une ouverture à la diversité. Il se montre ainsi comme un philosophe de compromis. Cela est dû aussi à son soutien à « l’éthique de l’authenticité ». Selon cette notion, chaque individu a sa propre mesure. Qu’il cherche sa façon d’être humain de la réaliser. Néanmoins, la notion de plénitude tend discrètement à la croyance en Dieu. Dans son livre Les Sources du moi, Taylor défend l’idée que le sens de l’existence humaine est inséparable de la notion du bien. Ce que nous concevons comme bien détermine notre identité. Le bien que nous poursuivons se fonde sur les hyperbiens. Les hyperbiens désignent des « biens supérieurs dont le rôle est d’articuler les autres biens et de les  ordonner de sorte qu’ils s’harmonisent, selon leur importance relative, dans la vie de l’agent moral.[35] » Le concept d’hyperbien de Taylor a une tendance religieuse. Lorsqu’il parle du bien supérieur, incomparable qui détermine la vie qui mérite d’être vécue, il fait allusion à Dieu. C’est par notre relation avec Dieu que nous pouvons définir le sens de notre vie. Mais Taylor reste prudent parce qu’il se rend compte qu’il ne s’adresse pas uniquement à ceux qui croient en Dieu. C’est pourquoi l’hyperbien peut être la Nature et le pouvoir de la raison. Cependant, dans L’Âge séculier, il affirme que la raison peut être aveugle. Elle peut tendre à la destruction humaine et à celle de la planète si aucune limite ne lui est imposée[36]. Elle doit donc s’ouvrir à quelque chose de plus profond et de plus riche. Cette vision est une ouverture à la transcendance, à un Bien suprême.

Taylor ne fait pas la démonstration rationnelle de l’existence de Dieu ni la justification rationnelle de la bonté de Dieu. Mais il défend la foi même si ses arguments ne convainquent pas certaines personnes. Taylor montre notamment quelle est « l’expérience authentique » avec Dieu ou son épiphanie. Pour ce philosophe canadien, il n’est pas nécessaire de défendre Dieu contre l’existence du mal dans le monde ou de justifier son existence. Car l’existence de Dieu relève de la foi. La foi est une notion « d’expérience de Dieu (à entendre ici dans un sens très restreint de contact direct avec Dieu à un moment précis et exceptionnel par essence[37] ». Cette expérience de Dieu commence par la « conversion ». Dans son chapitre « Conversions » (L’Âge séculier), il évoque certaines expériences religieuses de François d’Assise, Thérèse d’Avila, Mère Teresa, Jean-Paul II, etc. « Taylor valorise volontiers leur engagement, toujours incarné et non seulement rationnel, leur action humanitaire, qui vient prouver que la foi peut être encore aujourd’hui une inspiration très forte. […]. Tous confirment à leur manière que l’essence de la vie religieuse réside dans la participation au réseau de l’agapè qui procède d’abord de Dieu, nous invitant à communier à son amour[38]». L’amour de Dieu transforme la vie d’une personne si elle se laisse saisir totalement par cet amour. La puissance de l’amour de Dieu la pousse à s’engager dans des œuvres de charité. Autrement dit, « Certains comportements humains, des cas de grande générosité, de donation de soi, de sainteté, […] ne prennent sens que par rapport à une transcendance[39] ». Ces héros de la foi, cités par Taylor, sont des icônes de l’amour de Dieu. La croyance est une affaire de conviction personnelle. Elle est constituée de nos expériences, de nos intuitions propres. « Les vrais ressorts de la conviction ne sont pas à chercher dans des arguments logiques, épistémologiques ou métaphysiques[40] », confirme S. Gauthier, mais  plutôt du côté de nos horizons éthiques. C’est pourquoi le mode de vie des croyants profondément engagés qui se fonde sur le service aux autres et à Dieu est un témoignage important pour le monde d’aujourd’hui. Il peut conduire à poser des questions sur la source de telle vie. Les actes des croyants dévoués révèlent un chemin vers Dieu. Car Dieu crée l’homme, selon Taylor, non pas pour se soumettre à ses règles et ses préceptes mais pour qu’il participe à son amour. Cette explication est insuffisante pour donner une raison de croire parce que même les non-croyants font de bonnes actions. Pour devenir quelqu’un de bien il n’est pas besoin d’être croyant. Il existe des gens formidables, dévoués et qui ont une âme charitable et qui ne sont pas croyants. Cependant, dans le contexte de la croyance, les actes se fondent sur ce que Taylor nomme « le bien constitutif ». Ce bien sert à donner du sens à la vie bonne[41]. Pour les croyants, Dieu est le bien constitutif. S’ils s’engagent dans des œuvres de charité, c’est parce qu’ils croient en Dieu créateur et amour. Leur force et leur zèle s’enracinent en Dieu. Les croyants ne se contentent pas de faire le bien mais d’être bons. En effet, ils agissent à l’intérieur d’un « cadre de référence ». Ce cadre assure leur orientation vers le bien et les aide à devenir des « gens bons »[42]. C’est en étant bons qu’ils peuvent faire le bien et aimer le bien. Être bon, « c’est pouvoir pardonner, être miséricordieux, aimer ses ennemis, prier pour eux, leur vouloir du bien, être dans la paix au milieu des tourments, être dans la joie lorsqu’on est persécuté…[43] ». Là est toute la différence.

Conclusion

Pourquoi la croyance persiste-t-elle dans nos sociétés qui aiment prétendre expliquer tous les phénomènes de façon rationnelle ? Le progrès technique et scientifique n’empêche pas la conversion. Il n’éradique pas la croyance en Dieu malgré la montée du rationalisme et des propos contre la religion. Car la foi n’est pas un objet de science ou une idéologie à défendre, mais c’est du vécu. Même ceux qui se convertissent n’ont pas d’explications scientifiques à leur foi[44] parce que la foi a un caractère mystérieux et la « raison disponible » ne peut éclairer toute sa dimension. Les croyants peuvent par contre exprimer leur rencontre personnelle avec Dieu. En fait, la croyance n’est pas réservée à un groupe de personnes.  Ceux qui osent faire un «  saut de la foi » la découvrent. Et ce « saut » n’est pas une plongée dans le vide ou dans l’inconnu. Il est une conviction à participer au réseau de l’agapè. D’après cette analyse de Taylor, dans le monde sécularisé, croire n’est plus une façon d’expliquer le monde ou une soumission à des lois divines, mais elle est une manière de comprendre certains actes et attitudes.

[1]. Voir William FRANKE, « The Deaths of God in Hegel and Nietzsche and the crisis of Value in Secular Modernity and Post-secular Post modernity » in Religion and the Arts 11 (2007), p. 218.

[2]. Voir saint PAUL, « Épître aux Romains », 12, 2, dans La Bible TOB, Cerf/ Édition Biblique Française, 1998, p. 2727.

[3]. Religion étymologiquement vient du mot latin : soit de relegere : recueillir, rassembler ; soit de religare : lier, relier. « Ensemble de croyances et de pratiques institutionnalisées relatives à un domaine sacré distingué du profane, liant en une même communauté morale tous ceux qui adhèrent, et exprimant les modalités du rapport des hommes aux dieux ou à Dieu ». Dictionnaire de Philosophie, Noëlle Baraquin, Anne Baudart, Jean Dugué, Jacqueline Laffitte, François Ribes, Joël Wilfert, Armand Colin, 2014, p. 443.

[4]. Voir « Éclat et déclin d’un grand siècle religieux », in Théo, Nouvelle encyclopédie catholique, Paris, Droguet-Ardant/Fayard, 1989, p. 418. Voir aussi Gabriel CHÉNARD « Sécularisation et salut », dans Laval théologique et philosophique 37 (1981), p. 169-190.

[5]. P. PORTIER, « Charles Taylor et la sociologie de la sécularisation », dans Sylvie Taussig (dir.), Charles Taylor, Religion et Sécularisation, Paris, Édition CNRS, 2014, p. 83-84.

[6]. J.-P. WILLAIME, Sociologie des religions, Paris, Presses Universitaires de France, 2005, p. 91.

[7]. Voir Alfred DUMAIS « Ernst Troeltsch et la sécularisation de l’histoire », dans Laval théologique et philosophique 44 (1988), p. 279-292.

[8]. Voir Ph. SOUAL, Le Drame de la liberté, Introduction aux Principes de la philosophie du droit de Hegel, Hermann, 2011, p. 105.

[9]. Ibid., p. 154.

[10]. Voir Alain TOURAINE, Critique de la modernité, Paris, Fayard, 1992., p. 29.

[11]. P. PORTIER, « Charles Taylor et la sociologie de la religion », dans Charles Taylor, Religion et Sécularisation, op. cit., p. 90.

[12]. J. BAUBÉROT, « Sécularisation et laïcisation », dans Haneda Masashi (éd.), Sécularisations et Laïcités, The University of Tokyo Center for Philosophy (UTCP), 2009, p. 14.

[13]. Voir S. TAUSSIG, « Une introduction à la lecture de L’Âge séculier », dans Charles Taylor, Religion et Sécularisation, op. cit., p. 39.

[14]. Voir Georg Wilhelm Friedrich HEGEL, Phénoménologie de l’esprit, § 700, trad. J.-P. Lefebvre, Aubier, p. 487.

[15]. Voir J. MACLURE, C. TAYLOR, Laïcité et Liberté de conscience, Paris, La Découverte, 2010, p. 17.

[16]. Voir C. TAYLOR, L’Âge séculier, Boréal, Seuil, « Les livres du nouveau monde », 2007, p. 15.

[17].  Voir J. MACLURE, C. TAYLOR, Laïcité et Liberté de conscience, op. cit., p. 30.

[18]. C. BOUCHINDHOMME, « Remarques sur le non-dialogue avec Blumenberg (et quelques autres) », dans Sylvie Taussig (dir.), Charles Taylor, Religion et Sécularisation, Paris, CNRS Édition, 2014, cit., p. 169.

[19]. Luc FERRY et Marcel GAUCHET, Le Religieux après la religion, Paris, Grasset, 2004, p. 55. (C’est l’auteur qui souligne). Voir aussi Pierre GISEL, « Effacement de transcendance en société contemporaine », dans Laval théologique et philosophique, 67 (2011), p. 7-23.

[20].  M. GAUCHET, Un monde désenchanté ? Paris, Les Éditions de l’Atelier, 2004, p. 183.

[21]. C. TAYLOR, C. TAYLOR, L’Âge séculier, op. cit., p. 17.

[22]. Jean GRONDIN, « The Return of God in Philosophy. A Remarkable Phenomenon », in Concilium. International Review of Theology 2010 / 4, p.81-89.

[23]. C. TAYLOR, L’Âge séculier, op. cit., p. 749.

[24]. Ibid., p. 1215.

[25]. Ibid., p. 1216.

[26]. Ibid., p. 1217.

[27]. Ibid., p. 1223.

[28]. S. ANSELME, Sur l’existence de Dieu (Proslogion), trad. A. Koyré, Paris, Vrin, 1992, p. 34.

[29]. C. TAYLOR, Les Avenues de la foi, entretien avec Jonathan Guilbault, Novalis, 2015, p. 171.

[30]. Stéphanie GAUTHIER, « Discernement de l’élément mystique dans L’Âge séculier de Charles Taylor », dans Ithaque, (14), p.133-156.

[31]. Voir L.-FERRY, L’Homme Dieu ou le sens de la vie, Grasset, 1996.

[32]. Voir Isabelle GRELLIER, « Vers un réenchantement du monde ? », dans Autres Temps, Cahier d’éthique sociale et politique, (43), 1994, p. 71.

[33].  C. TAYLOR, L’Âge séculier, op. cit.,p. 1295.

[34]. AUGUSTIN, Confessions, X, 27.

[35]. Antoine Marie GUY D’OLIVEIRA, Identité, Horizon moral, Interculturalité, Charles Taylor face aux défis (post) modernes de l’humain, Paris, Cerf, 2018, p. 112.

[36]. C. TAYLOR, L’Âge séculier, op. cit., p. 27.

[37]. S. GAUTHIER, « Discernement de l’élément mystique dans L’Âge séculier de Charles Taylor », art. cit., p.141.

[38]. J. GRONDIN, « The Return of God in Philosophy. A Remarkable Phenomenon », art. cit.

[39] .C.TAYLOR, « Éloge du sentiment de  plénitude», dans https://next.liberation.fr/livres/2011/06/23/eloge-du-sentiment-de-plenitude_744587

[40]. S. GAUTHIER, « Discernement de l’élément mystique dans L’Âge séculier de Charles Taylor », art. cit., p.150.

[41]. J. PELABAY, Charles Taylor, penseur de la pluralité, Canada, Presses de l’Université Laval et Le Harmattan, 2001, p.119.

[42]. Alain NOËL, « Cessons d’être des gens « biens », devenons des gens bons », dans https://fr.aleteia.org/2019/02/10/cessons-detre-des-gens-biens-devenons-des-gens-bons/?fbclid=IwAR0e3vjE1YvWx9WabXk5XFDWiOz3CBLdAXe-AX33qrg32RKSZc6jVhxDqj8

[43].  A. NOËL, art. cit.

[44]. H. MASSIS, De l’homme à Dieu, Paris, Nouvelles éditions latines, 1959 ; Simone WEIL, Attente de Dieu, Paris, Fayard, 1966, p. 36-37 ; Raïssa MARITAIN, Les Grandes amitiés, New York, Edition de la maison française, 1941, p. 140.

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