Laurence Devillairs vient rabattre les cartes de la pensée du bonheur en implorant ses lecteurs de ne plus s’arrêter à leurs petits bonheurs. Elle fait le réquisitoire des tenants du bonheur simple pour mieux amener son éloge d’un bonheur incommensurable. Voici trois raisons de lire cet essai.
Pour en finir avec le(s) petit(s) bonheur(s)
La philosophe s’inquiète de voir d’une part la prolifération des pensées du bonheur au rabais, de satisfaction des « petits riens », et d’autre part que le négatif soit nié.
Le « petit bonheur » est emprunté d’Hannah Arendt et se résume simplement : il faut voir et faire voir le bonheur. C’est sans doute le fait de la démocratie, disait Tocqueville, qui entraîne aussi un repli sur la vie privée (étant entendue la polysémie de la privation en question). Être heureux n’est donc plus avoir mais faire, explique Laurence Devillairs : « nous avons simplement remplacé l’avoir par le faire, substitué aux biens à obtenir le bien-être à conquérir. Être heureux n’est plus posséder mais accomplir, ou plutôt s’accomplir, se posséder soi-même, être le propriétaire ravi et repu de soi et de son existence » (page 24).
Le refus du négatif, quant à lui, renvoie à l’idée qu’une vie sans malheur mènerait au bonheur. Le bonheur serait alors à portée, et simple à obtenir. En clair, échouer à être heureux serait pleinement une faute personnelle, une incapacité presque. La philosophe invite plutôt à accepter la part de négatif de la vie, sans vouloir toujours la relativiser. Une pensée qui rappelle l’Amor fati nietzschéen. Cependant, la lecture de L’Ombre au tableau. Du mal ou du négatif de François Jullien semble ici utile, afin de désamorcer certaines critiques de l’auteure sur les points positifs à tirer du négatif.
Constatant malgré nous que la stratégie de la négation du négatif ne fonctionnait pas, nous avons fait du bonheur une image de la perfection. Ainsi, personne ne pourrait l’atteindre ; et nous voilà rassurés : « l’homme ne peut être content de son sort qu’à la condition de ne pas avoir à envier celui des autres. (…) Et il avance ainsi de frustration en envie et d’envie en frustration » (page 54).
Pour accepter l’immensité du vrai bonheur
Le bonheur est étendue, immensité, transcendance. Il est un absolu, et en cela effrayant. C’est pour cela que nous préférons le bien-être sans idéal au bonheur incommensurable. Et pourtant, le bonheur est bien là, mais il sera demain, et surtout incertain et complexe. Il demande une vraie projection et il faut l’accepter. Comment ?
Premièrement, comprendre que le vrai bonheur n’est pas un moment ou un instant : « il n’y a pas d’expériences ou de moments heureux, il n’y a que des révolutions du bonheur, qui font que notre existence est comme neuve et pas seulement améliorée » (page 29).
Ensuite, prendre conscience que : « Le premier obstacle à ce bonheur réduit au ressenti immédiat, c’est … nous-mêmes. Car nous ne nous contentons pas de simplement exister, nousvoulons aussi nous raconter, tramer nos existences comme un récit » (page 105).
Aussi, faire du bonheur un flux, un processus, une action : « il n’y a aucune passivité dans le fait d’être heureux, mais bien plutôt un réveil, une prise de conscience, qui est compréhension profonde : être heureux n’est pas un état dans lequel je me trouve plus ou moins souvent, c’est ce que je suis réellement, c’est ce que vivre signifie » (page 179).
Enfin, être heureux exige de se mettre en jeu : « il faut mettre comme une insistance à exister, de la force de caractère. C’est alors seulement qu’on est soi-même, non pas dans le retrait ou l’abandon, mais dans la dépense. Être heureux est en effet ici-bas aller à la rencontre de ce qu’on doit devenir. C’est bien plus agir que savourer » (page 183).
Pour se mettre en route vers le Bonheur
A partir du moment où l’on accepte de revenir sur notre définition du bonheur, la philosophe distille discrètement, au milieu des invocations d’illustres penseurs, des conseils pour l’atteindre. Très clairement, elle écrit : « être heureux, c’est continuer à vouloir le bonheur alors même qu’on l’éprouve » (page 108).
Être heureux revient aussi à faire de l’échec et du négatif un état transitoire, un trépied :
« l’échec contraint à pénétrer le réel ; il n’incite pas à l’abolir. Il oblige à convoquer toutes les ressources de la pensée, du langage, de l’art aussi, pour s’en sortir. La tristesse demande du talent. La tristesse, pas la souffrance, dont on ne peut rien dire ni rien faire. » (page 88).
La tristesse permet de créer un état dans lequel la création advient. Cette pénétration du réel est spéciale. Encore une fois, Nietzsche apparaît en filigrane, avec l’ivresse nécessaire à l’Art.
L’auteure invite aussi à l’insatisfaction positive, au désir de plus en plus puissant pour moins souffrir. Notre Être-Là est toujours ailleurs, et c’est un avantage :
« Notre rapport au présent n’est jamais apaisé, stabilisé ; nous sommes déjà partis, engagés autre part. Et c’est tant mieux. Car c’est ce qui nous rend inventifs, capables de renouveler les solutions, d’inaugurer de l’inédit. » (page 127).
Insatisfait et toujours ailleurs, l’individu doit apprendre à connaître et à penser. C’est ainsi qu’il peut saisir la banalité du bonheur.
Cet individu justement n’est pas décrié par L. Devillairs. Elle considère que l’
« on a tort de voir notre époque comme celle de l’affirmation égoïste de soi ; chacun de nous est au contraire habité et agité par des principes pour lesquels il se bat. Chacun contient en soi sa petite transcendance, sa verticalité, son ciel étoilé. » (page 79).
L’individualisme que nous connaissons n’est plus celui du XXème siècle, il constitue un cercle vertueux, et est créateur de nouveaux liens sociaux, plus profonds et intimes.
En conclusion : une bienfaitrice prise de recul
Du bonheur à la vie, il n’y a qu’un pas. Ne serait-ce que pour retrouver les auteurs cités par Laurence Devillairs, l’essai vaut la peine d’être lu. Mais au-delà, la philosophe propose une prise de recul qui nous manque cruellement à l’ère de la vitesse et surtout du bonheur résumé au plaisir. Si nous aspirons au bonheur, ne nous contentons-pas de petits riens, passons au grand Tout. Au passage, l’essai livre quelques clefs de lecture pour comprendre le fonctionnement de notre société, et ce sans détours.
« Le bonheur n’appartient pas au monde fini du plaisir. Son espace serait davantage celui de l’infini, du mouvement perpétuel de l’inquiétude jamais longtemps apaisée. Il y a dans le fait d’être heureux un changement de régime, non pas un simple événement, mais une transformation de notre manière d’être et d’exister. Le bonheur ne vient pas remplir une existence ; il vient la restituer à elle-même. Sa particularité n’est pas de durer mais de tout changer. Il y a ainsi dans le désir d’être heureux celui d’être sauvé. » (page 191)
Guillaume Plaisance
Un bonheur sans mesure– Laurence Devillairs– Albin Michel – 1erSeptembre 2017 – 125mm x 190mm – 144 pages – EAN13 : 9782226326706
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