Kant et la critique de la raison pure : la naissance du criticisme
La Critique de la Raison Pure, publiée par Emmanuel Kant en 1781, est l’un des ouvrages les plus complexes et les plus marquants de la philosophie moderne, apportant une révolution au moins aussi grande que celle de Descartes et son Discours de la Méthode. La Raison pure laisse ainsi pantois des générations d’étudiants en philosophie.
La complexité de la première critique (la seconde est la critique de la raison pratique, et la troisième est la critique de la faculté de juger), est telle que Kant publiera lui-même un texte introductif, intitulée Prolégomènes à toute métaphysique future, au coeur de la philosophie kantienne.
Résumé de la Critique de la Raison Pure :
L’ambition de ce livre se résume pourtant assez facilement : la métaphysique est un champ de bataille qui demande à être ordonné. C’est le sens du terme “critique” : il ne s’agit pas de faire le procès de la raison, comme ferait une critique sceptique et destructrice. Il s’agit d’un examen critique de la raison, c’est-à-dire d’un examen qui a pour fin de discerner, de distinguer ce que la raison peut faire et ce qu’elle est incapable de faire. Kant se propose de mettre tout le monde d’accord en donnant un nouveau statut à la raison et de nouveaux contours à l’entendement. En résumé, la critique de la raison pure tente de donner une réponse crédible à la question : Que puis-je savoir ? A cette interrogation, Kant répond : je peux penser les objets de la métaphysique (Dieu, Moi, le Monde), mais non les connaître, au sens où je peux connaître les lois physiques.
Analyse :
La première partie de la Critique de la Raison pure, intitulée Esthétique transcendantale, traite des formes a priori de la sensibilité et répond à la question : comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles en mathématiques ? La deuxième partie, la Logique transcendantale, se divise en deux : la première subdivision, ou Analytique, traite des formes a priori de l’entendement et répond à la question : comment des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles en physique; la deuxième subdivision, ou Dialectique, traite des idées de la raison et répond, par la négative, à la question : des jugements synthétiques a priori sont-ils possibles en métaphysique ?
Plan de la Critique de la Raison Pure :
Kant effectue deux distinctions capitales qui forment ce qu’on appelle l’idéalisme transcendantal :
– entre l’a priori et l’a posteriori
– entre les jugements analytiques et synthétiques.
Une connaissance a posteriori est une connaissance tirée de l’expérience et une connaissance a priori est une connaissance nécessaire et universelle, indépendante de l’expérience, dont l’exemple est notre connaissance des mathématiques : en effet, “l’expérience nous enseigne bien qu’une chose est ceci ou cela, mais non pas qu’elle ne puisse être autrement“.
Dans un jugement analytique, le prédicat est contenu dans le concept dans le sujet, comme, par exemple, dans le jugement : « un célibataire est un homme célibataire ». Dans un jugement synthétique, le prédicat contient des informations qui ne figurent pas dans le concept. Généralement, on associe à la connaissance a posteriori des jugements synthétiques et une connaissance a priori des jugements analytiques. Par exemple, le jugement «tous les cygnes sont blancs» est synthétique, car la blancheur n’est pas une partie du concept de «cygne» (un cygne noir serait encore un cygne), mais il est également a posteriori car nous ne pouvons savoir si tous les cygnes sont blancs.
Kant soutient que les mathématiques et les principes de la science forment une connaissance synthétique a priori. Par exemple, le jugement «7 + 5 = 12 » est a priori car il est une vérité nécessaire et universelle, et il est synthétique, car le concept de “12” n’est pas contenu dans le concept de «7 + 5 ».
Parce que l’homme est capable de connaissance synthétique a priori, la raison pure est alors capable de connaître des vérités importantes. Cependant, Kant est en désaccord avec la métaphysique rationaliste qui pose l’omnipotence de la raison, capable de percer tous les mystères. Au contraire, Kant affirme que c’est le sujet qui façonne la réalité qui l’entoure. Le sujet n’est pas seulement affecté par le monde, il participe activement à sa création. Nous reviendrons plus loin sur cette révolution copernicienne.
Le temps et l’espace, selon Kant, sont des intuitions pures de notre sensibilité, et les concepts de la physique tels que la causalité ou l’inertie sont des intuitions pures de notre faculté de compréhension. Autrement dit, le sujet expérimente le réel et les informations reçues sont traitées, organisées, analysées par la raison. Cependant, le réel n’est qu’un composé de phénomènes, derrière lesquels il existe des choses en soi (« noumènes »). Les phénomènes est le monde tel qu’il apparaît au sujet, les noumènes le monde tel qu’il est, sans spectateur.
Après avoir donné une explication sur la façon dont la connaissance synthétique a priori rend les mathématiques et la science possible, Kant se tourne vers la métaphysique. La métaphysique est le domaine de la raison pure, autrement dit le champ de l’a priori.
Kant, le rationalisme et l’empirisme : vers le criticisme
Dans la Critique de la raison pure, Kant opère la synthèse entre les traditions rationalistes et empiristes. Du rationalisme, il reprend l’idée que la raison pure est capable de connaissances importantes, et de l’empirisme, il admet l’idée que la connaissance provient essentiellement de l’expérience. Ainsi, il évite les spéculations métaphysiques des rationalistes sans tomber dans le scepticisme métaphysique.
Kant réalise ce qu’il appelle une révolution copernicienne en philosophie : cela consiste à renverser le rapport sujet/objet, autrement dit à poser que c’est la pensée qui perçoit l’objet. Kant conteste l’idée faisant de l’esprit une page vierge ou un récepteur de stimuli du monde. L’esprit ne se contente pas de recevoir des informations, il donne également des informations qui le façonnent. La connaissance, ainsi, n’est pas quelque chose qui existe dans le monde extérieur et est ensuite introduite dans un esprit ouvert. La connaissance est plutôt quelque chose créé par l’esprit.
Kant distingue de ses prédécesseurs rationalistes en prétendant que la raison pure peut discerner la forme, mais pas le contenu, de la réalité. Les rationalistes, tels que Descartes, Spinoza ou Leibniz ont spéculé sur la nature du temps, de l’espace, de la causalité, de Dieu, en pensant que la raison pure était fondée à trouver des réponses satisfaisantes pour ces objets.
Conclusion de l’analyse
La critique de la raison pure ouvre ainsi une troisième voie pour la métaphysique, à mi-chemin entre le rationalisme qui prétend pouvoir tout connaître, et l’empirisme qui défie la raison de pouvoir connaître quoi que ce soit en dehors de l’expérience : cette voie est celle du criticisme (ou philosophie transcendantale), laquelle limite le pouvoir de la raison pour la relégitimer.
Merci beaucoup pour l’analyse de Kant. J’ai une question, du coup les catégories de l’entendement c’est quoi par rapport à la connaissance?
Les catégories sont les a priori de l’entendement. En somme, elles sont présentes pour la synthèse des divers donnés nous venant de la sensibilité. Comme nous le savons la philosophie de Kant est basée sur le principe de non-contradiction, de ce fait notre sensibilité avec ses a priori qui sont le temps et l’espace offrent des conditions de possibilité à la sensibilité et cette connaissance sensible pour qu’elle soit connaissance synthétique elle doit faire l’objet de synthèse par les catégories. Dont Kant nous propose douze. Et pour qu’il ait connaissance en tant que telle, il faut aller jusqu’au schématisme qui est cette méthode qui permet aux catégories de se temporaliser et se spatialiser. Ainsi offrant un terme homogène à la synthèse. Exemple des catégories temporalisées et spatialisées: l’imagination qui devient une image.
Bonjour,
y a-t-il eu des réponses critiques de cet ouvrage car je ne suis pas d’accord avec la façon dont Kant définit la connaissance à priori ainsi que sa façon de traiter les jugements analytiques et synthétiques.
Merci d’avance 😉
Merci à vous, moi j’aimerais savoir dans quelle mesure peut-on dire que le rationalisme kantien est la synthèse de l’empirisme et du rationalisme dogmatique ?
Bonjour. Je voudrais savoir en quoi consistent les concepts de la sensibilité de l’entendement et de la raison chez Kant?
Merci d’avance.
Merci pour la citation de Kant. J’aimerai savoir cette citations aussi la réponse…
La raison sans la pensée est vide,la pensée sans l’expérience est aveugle
Bonsoir, comment les jugement synthétique a priori sont ils possible dans les mathématiques ? J’ai pas bien compris.
Bonjour Mouhamed ! Je me permets de vous proposer une réponse rapide. Pour Kant, les jugements synthétiques tendent à augmenter la connaissance d’une chose en apportant un supplément gnoséologique à son concept (ex : la table pèse 5 kilos, les 5 kilos ne sont pas contenus dans le concept de table). Pour les mathématiques c’est presque pareil : 5+7=12, 12 n’est pas contenu ni dans 5 ni dans 7, il faut une opération de l’esprit pour réaliser le calcul. Un calcul qui d’ailleurs n’a pas besoin de l’expérience, on peut simplement s’imaginer un tableau blanc dans sa tête ; donc a priori !
J ai également compris que kant voulais aussi dire que 12 pouvait s obtenir de plusieurs façon de calculer et non pas uniquement par 5+7
Je trouve que le texte d’introduction est très bien fait, notamment en définissant la différence entre un jugement analytique et un jugement synthétique. C’est aussi ce que fait Kant au paragraphe IV de son introduction. Cela permet de comprendre comment Kant a bâti le plan de sa Critique, qui elle-même est un jugement: le fameux Tribunal de la Raison.
Ce qui est très bien expliqué aussi est le contexte socio-culturel de son temps, à savoir “le champ de ruine” qu’est devenue la métaphysique et le choc culturel qu’a été pour Kant la lecture du Traité de l’entendement de Hume.
D’un côté la prétention de la métaphysique à connaitre ses objets comme, par exemple: Dieu, l’Âme ou le Monde; de l’autre la théorie de psychologisante de Hume selon laquelle l’esprit façonne ses jugement (par exemple celui de la causalité) par répétition et habitudes. D’un côté l’idéalisme, de l’autre l’empirisme. D’un côtés des idées déjà là dans l’esprit humain, l’innéisme; de l’autre la page blanche d’un esprit vierge – théorie de Locke -, l’acquisitionnisme.
Kant effectivement se place à mi-chemin et propose ce que l’on appelle l’idéalisme transcendantal: il-y- à la fois des éléments innés que sont les catégories pures de l’entendement et les deux sensibilités pures a priori que sont l’espace et le temps et de l’autre des éléments qui proviennent du monde extérieur dans lequel l’homme évolue. C’est la lecture de Hume qui lui fait admettre ce second point. Kant lui donne raison en ce sens que pour lui, il indubitable que ce qui vient en premier ce sont les informations que mon corps perçoit de l’extérieur, ce que Kant appelle l’intuition. Attention à ne pas confondre avec l’intuition que d’autre philosophes, comme Descartes, définissent comme ce qui provient essentiellement de l’intellect. L’intuition kantienne ce sont les “données” des sens et c’est pourquoi sa Critique démarre par l’esthétique: ce que mes sens perçoivent. Cependant il ne peut pas suivre Hume dans ses conclusions psychologisantes car elles impliqueraient que chaque esprit pourrait alors avoir sa propre vérité et par conséquent qu’aucune science ne serait possible. Kant veut lutter à tout prix contre ce scepticisme et la seule manière possible c’est de montrer qu’il-y-a des structures de l’esprit humain communes à toute l’espèce: d’un côté les catégories pures, de l’autre les intuitions pures de l’espace et du temps. Il n’y a pas de table rase (tabula rasa): des structures préexistent dans l’esprit. Toute la théorie kantienne va consister à montrer comment ces structures a priori vont pouvoir se combiner avec les intuitions a posteriori pour former une pensée du type “jugement” et arriver ainsi à la connaissance. Il va définir l’Entendement comme le centre actif de cette combinaison sous la forme d’une synthèse. Mais Concepts et Intuitions sont de natures radicalement inhomogènes et il faut donc que l’entendement réalise cette synthèse en employant une “grille de lecture”. Ce sera le rôle du schématisme transcendantal qu’il va développer juste après son esthétique transcendantale. Un schématisme qui est la structure de base de sa Logique Transcendantale. On peut donc voir ce transcendantalisme kantien comme ce passage du concept à l’objet, ou plus exactement comme étant les conditions de possibilité qui ont permis de “constituer” l’objet.
Je voudrais juste ajouter une petite précision concernant le fameux exemple de jugement synthétique (7+5)=12, exemple qu’il prend dans son introduction. J’ai vu en particulier l’explication de Thomas Primerano qui conclue en disant: “un calcul qui d’ailleurs n’a pas besoin de l’expérience, on peut simplement s’imaginer un tableau blanc dans sa tête ; donc a priori !”
Kant dit précisément le contraire! Il dit (voir l’introduction B15 à B18): “il faut sortir de ces concepts (c.à.d. les “idées” de nombre) en s’aidant de l’intuition”. C’est-à-dire, en prenant la définition que Kant donne de l’intuition comme donnée de l’expérience, en s’aidant de l’expérience et en prenant “par exemple ses cinq doigts (…) et ainsi ajouter l’un après l’autre les unités du cinq donné dans l’intuition”. Ainsi l’Unité est un concept pur qui n’a pas besoin de l’expérience tandis que les nombres (5, 7 ou 12) sont ‘constitués’ de manière synthétique à partir de l’expérience sensible.
L’expérience est donc pour Kant le passage obligatoire pour les Mathématiques et c”est en ce sens qu’il distingue les Mathématiques de la Logique qui, elle, n’a pas toujours besoin de l’expérience. De la Logique, il dit que la plupart des axiomes sont tout aussi peu analytique que les propositions mathématiques, sauf “quelques rares propositions fondamentales” qui ne sont pas des principes en-soi mais ” servent à l’enchaînement de la démarche méthodique …, par exemple a=a, le tout est égal à lui-même, ou (a+b)>a, c’est à dire que le tout est plus grand que sa partie.”
Kant s’inscrit dans le courant des Lumières, c’est-à-dire un courant de pensée dominé par le succès des sciences que sont les mathématiques et la physique et qui laisse à penser que l’esprit peut progresser continument dans sa connaissance. Tout tourne autour de ce qu’il m’est permis de connaître, et la connaissance dont Kant parle est la connaissance scientifique, c’est-à-dire mathématique. C’est précisément sur point que Husserl va attaquer Kant (voir Krisis, §28). Pour lui, Kant à le regard “naïf” des scientifiques qui ne questionnent pas l’existence du monde qu’ils cherchent à connaitre. C’est à dire qu’ils ne se posent pas la question des fondements et de la validité des mathématiques. Il me semble précisément que Kant ne commet pas l’impair des scientifiques que décrit Husserl, mais c’est une autre histoire.
la quasi totalité de la philo ” académique ” développée est complètement remise en question fondamentalement par l’ unification des sciences molles et dures , en particulier en appliquant les lois vérifiées de la physique quantique qui démontrent que tout est en superposition d’ état , je suis et suis pas “ensemble ” il est un temps dans le temps et un temps pas dans le temps ; un espace réel et un espace sans espace …il faudrait que la phylo se rapproche de la physique fondamentale par la “réforme de l’ entendement ” de Spinoza qui introduit une véritable rupture épistémique ….il faut TOUT revoir , Edgar Morin ou Michel Maffesoli sont exactement dans ce nouvel état de la physique ou des lois de la nature ( Dieu pour Spinoza)
Belle illustration
Merci bcp chers professeurs ou intervenants j’apprécie bcp la lucidité de vos analyses mais j’ai une question à vous poser. Qu’est-ce qui lie réellement Kant à Newton concernant la théorie de la connaissance ?