Introduction
« Tyrannie de la majorité », guère de concepts n’ont eu un tel impact sur les sociétés contemporaines : parce que la majorité peut désormais être perçue comme une menace, la démocratie ne peut s’envisager que libérale, c’est-à-dire, structurée par une séparation des pouvoirs et un ensemble de normes limitant le souverain. Sans ce concept, il n’aurait jamais été justifié d’apposer le qualificatif « libéral » à un régime démocratique. Cette aporie n’aurait jamais pu naître. En effet, la peur de la majorité a pu donner naissance à un paradoxe : le peuple est souverain, mais il ne peut l’être pleinement. En d’autres termes, celui qui est censé détenir « l’autorité suprême », ne dispose que d’une « autorité relative ». De quoi laisser penser que la « démocratie libérale » ne serait plus qu’un oxymore, loin de la démocratie substantielle, celle de Rousseau, pour lequel « Pour la même raison que la souveraineté est inaliénable, elle est indivisible.1».
Cette limitation de la souveraineté du peuple est invoquée par Tocqueville dans la deuxième partie du livre I De la Démocratie en Amérique au chapitre nommé « De l’omnipotence de la majorité aux États-Unis et de ses effets » dans lequel il avertit du danger de la « tyrannie de la majorité2..» Il défend cette idée en avançant qu’une majorité dont le pouvoir n’est pas encadré risquerait d’exercer une tyrannie sur tout ce qui lui est extérieur : les minorités. Il s’appuie sur un argument majeur que nous nous appliquerons à analyser au fil de l’essai et qui se trouve être le suivant : si un individu tout-puissant est dangereux, il en va de même pour une majorité. Même si Tocqueville ne dit pas que cette tyrannie est inévitable, il n’en reste pas moins qu’il lui trouve trop peu de barrières.
Pourtant, elles existent bien, ne serait-ce que dans le contenu même de son œuvre qui de l’égalisation des conditions propres à l’état social qu’est la démocratie, à l’individualisme latent, laissent de larges pistes pour critiquer une telle idée. Ces barrières sont aussi présentes dans les évolutions que subissait le concept même de démocratie qui, à la fin du XVIIIème siècle, a commencé à être conçu comme nécessairement régie par des représentants.
Cette réflexion est alors l’occasion de libérer la démocratie de ses vieux démons en rendant sa totale légitimité au demos. C’est aussi l’occasion de renverser la charge de la preuve, de cesser avec ce préjugé du peuple déraisonnable face à une élite savante, sans pour autant les délier totalement. L’occasion d’assainir la relation représentés-représentants. Cet essai porte alors l’espoir d’éclairer une nouvelle piste pour trouver les voies de sortie de systèmes politiques figés dans l’impasse. Là où certains y voient comme Bernard Manin une crise de la représentativité3, là où d’autres comme Pierre Rosanvallon y voient un peuple trop défiant et suspicieux des actions des représentants4. Il est plus probable, sans infirmer leurs analyses, de percevoir un décalage patent entre les espérances de la démocratie et ses réalisations concrètes. Déception résultant d’un demos maître vidé de sa substance par une souveraineté aliénée dans un carcan libéral trop contraignant.
I. De l’intenable analogie individu-collectif
Pour Tocqueville, si l’individu oppresse, la majorité aussi : « Or, si vous admettez qu’un homme revêtu de la toute-puissance peut en abuser contre ses adversaires, pourquoi n’admettez-vous pas la même chose pour une majorité ?5» Examinons cette analogie.
Le concept même de tyrannie est antinomique à celui de majorité, il lui est même inapplicable. Ce mot tire en effet ses sources de l’antiquité pour caractériser les pouvoirs monocratiques et absolus qui sont donc par définition le pouvoir d’un seul. Même en remontant à son étymologie le principe d’une tyrannie érigée par un vaste groupe d’individus est contre-intuitif : tyrannie vient du grec –turannos qui signifie maître ou dominateur (au singulier). Cette conception de la tyrannie comme produit individuel est aussi défendue par Rousseau : « un Tyran est un particulier qui s’arroge l’autorité royale sans y avoir le droit.6» Tocqueville a alors osé une analogie sémantiquement paradoxale, qui laisse penser à un abus de langage.
La tyrannie ne peut être l’œuvre de la majorité, car cette dernière implique la dispersion du pouvoir. Or, la concentration du pouvoir dans un système politique est d’autant plus importante qu’elle détermine la puissance des passions au sein de celui-ci. Dans le cas conventionnel de la tyrannie, l’individu est en pleine possession de « la toute-puissance7», d’une capacité de coercition lui permettant de soumettre le reste de la communauté. En conséquence, son ego n’aura pas d’égal, car son pouvoir n’en a pas non plus. Face à un tel tableau, se présente la majorité, dotée d’un même pouvoir, mais réparti entre tous les membres qui la composent. Ce pouvoir est théoriquement employé afin de servir le collectif et non pas une passion individuelle. En effet, si le régime est véritablement démocratique, et que les représentants sont bien des « mandants » liés au peuple (mandat impératif, référendums d’initiative citoyenne…), ils ne sont que les courroies de transmission de la volonté générale. Le pouvoir de la majorité se trouve alors être si divisé et réparti, que tous n’en possèdent qu’une infime part, à tel point qu’aucun n’a l’impression d’en posséder véritablement. C’est l’impuissance qui domine le citoyen atomisé. Or, toute passion naît de la proximité avec ce pouvoir, on ne devient avide de celui-ci que si l’on en sent les bénéfices. Ainsi, les échantillons de pouvoir, ou de souveraineté, que possèdent cette masse ne permettent pas de réveiller les passions qui y sont associées. Tocqueville lui-même montre cette impuissance « Chez les peuples démocratiques, au contraire, tous les citoyens sont indépendants et faibles8». Or, comment ressentir les passions issues de la possession du pouvoir si aucun n’en possède réellement ? La majorité ne saurait se montrer tyrannique lorsqu’elle possède un pouvoir si dilué.
La majorité est d’autant plus inoffensive qu’elle est incapable de s’incarner dans un collectif, c’est-à-dire un groupe socialement organisé. Aucune organisation ne peut émaner d’elle car la majorité dépend de chaque enjeu et se trouve donc en perpétuel mouvement. A chaque événement elle se dissout et se remodèle. Cette majorité éphémère ne saurait alors posséder une conscience « pour soi » et avoir alors la connaissance du pouvoir qu’elle possède. Elle est consubstantiellement passive, inconsciente de son existence, et se retrouve alors impotente. La majorité ne bénéficie pas de la cohérence inscrite dans l’individu, lui permettant de mettre sur pieds des plans qui peuvent mener aux abus de pouvoir. Elle en est incapable car traversée par des intérêts et des passions multiples. N’ayant pas cette volonté propre elle ne peut tyranniser, elle ne peut vouloir le mal comme le bien. La majorité est aussi neutre que veule. Ce manque de cohérence interne la rend aussi imposante qu’impuissante : les idées s’entrechoquent et s’annulent, le consensus force à la modération.
L’abus de la majorité, même s’il doit desservir une minorité, même s’il n’est pas souhaitable, se fera a priori pour le plus grand nombre. L’abus de la minorité est quant à lui essentiellement défavorable à la société. Dans une perspective utilitariste, laisser cette majorité accomplir son action ne peut qu’être bon pour la société prise dans son ensemble. Ainsi, il semblerait toujours plus judicieux de laisser ce pouvoir entre les mains de la majorité, que de l’individu ou de l’oligarchie, car les gains de l’abus appartiendront au plus grand nombre.
II. L’individualisme comme fabrique d’une majorité atomisée
L’individualisme, décrit par Tocqueville, est encore une des raisons pour laquelle la majorité ne peut être vue comme un corps social cohérent. Un rappel s’impose : l’individualisme est absent des sociétés aristocratiques caractérisées par des liens hiérarchiques et donc d’interdépendance. Une société figée où chacun a un rôle précis souvent hérité ne peut atomiser ses membres, tous appartenant à une lignée à la fonction sociale précise. Ces classes instituées offrent alors aux individus une « petite patrie9». Tocqueville argue que cette société lie les individus par une multitude de liens, alors que les sociétés démocratiques en sont dépourvues : plus de classes du fait de conditions égales, plus de rapport au passé et aux ancêtres étant donné qu’ils ne déterminent pas ce que nous serons. La trame du temps a été brisée. L’individualisme, qui est avant tout une décision réfléchie d’indépendance vis à vis de la société pour se replier sur une société familiale, détruit d’abord la chose publique : « L’individualisme ne tarit d’abord que la source des vertus publiques10».
La majorité dans la pensée tocquevillienne est avant tout composée d’individus peu intéressés par le sort du public dans une forme d’anomie structurelle. Elle ne saurait alors se montrer tyrannique car elle n’est pas vraiment douée d’une volonté cohérente, les hommes la composant ne s’intéressant qu’à ce qui les concerne directement. La majorité comme « classe pour soi » est enterrée.. Il est même possible de se demander s’il porte un quelconque intérêt aux minorités composant la nation, s’ils ne se sentent pas eux-mêmes membres de celle-ci. Chacun se considérant comme une unité, l’existence même d’une majorité est questionnable. Chaque citoyen forme sa propre minorité, d’autant plus quand l’individualisme glisse vers l’égoïsme : « à la longue, il attaque et détruit toutes les autres et va enfin s’absorber dans l’égoïsme.11» Une telle majorité ne saurait constituer une quelconque menace car elle n’est que l’outil de besoins évolutifs et occasionnels, incapable de vues de long-terme. Elle n’a plus assez conscience de l’altérité pour se préoccuper des autres membres de la société. Alors ce qui menace les minorités et menace de décisions tyranniques est bien le pouvoir qui s’installe à l’insu de cette majorité silencieuse, plutôt que cette majorité devenue apathique. Ainsi l’individualisme menace plus la majorité que la majorité ne menace la minorité.
III. L’égalisation des conditions détruit le concept même de minorité
L’égalité des conditions au sens de Tocqueville vient niveler toutes les aspérités qui pourraient distinguer la majorité des minorités pour en faire un amalgame sans contours. Cette dernière, qui se caractérise par « l’absence de barrières fixes entre les statuts et les classes sociales12» se traduit par une société dans laquelle « les hommes des temps démocratiques se voient fondamentalement comme des individus égaux et indépendants, entre lesquels les inégalités ne peuvent être que secondes et, comme telles, révisables.13» Cette marche vers l’égalisation des conditions est providentielle pour Tocqueville. Celle-ci est la finalité de toute société humaine, et même les forces pensant la combattre suivent son dessein. Cette égalisation universelle des hommes interdit toute hiérarchie interindividuelle. La perception de la minorité dans une telle société n’est même plus assurée. Et ainsi « car il n’y a de sympathies réelles qu’entre gens semblables14» un respect mutuel s’installe. La « compassion générale15» propre aux sociétés démocratiques assure qu’il ne saurait y avoir de conscience de la différence, et donc de la minorité. La seule « classe pour soi » existant a pour dénominateur commun l’égalité de leurs conditions. L’érosion des barrières entre les individus et les groupes au profit d’une société qui se conçoit comme un tout délaisse jusqu’au concept de minorité, bien que cette conception tocquevillienne reste un idéal-type.
IV. Une majorité mouvante, une barrière à la tyrannie des minorités sociales
La société démocratique est, nous l’avons dit, caractérisée par l’absence de fonctions et de rôles prédéterminés, ainsi que de barrières fixes entre les hommes. Alors, les individus composant la majorité savent qu’ils peuvent perdre aussi aisément qu’ils l’ont obtenu leur statut de majorité. Le caractère éphémère de leur appartenance à la majorité, oblige à une certaine sollicitude, si ce n’est sympathie pour les minorités. Non pas par pur altruisme, mais simplement par égoïsme. Il se peut que demain le statut social change, que le métier change, que la condition économique change. Cette permanence du changement est le terreau d’un altruisme fondé sur l’égoïsme. On ne saurait être trop assuré de sa situation pour se laisser la liberté d’oppresser les minorités sociales. Comme l’a montré Tocqueville « il n’y a pas plus de perpétuité dans l’obéissance que dans le commandement.16» Pour ne pas être demain oppressé, l’on sait qu’il ne vaut mieux pas être aujourd’hui oppresseur.
V. Une majorité non-identitaire salvatrice des minorités identitaires
Alors si l’on ne peut oppresser des minorités en se fondant sur des critères sociaux, sur leur place dans la société, il est justement possible de s’en prendre à eux sur les critères plus permanents tels que l’ethnie, la religion ou la sexualité. Pourtant, la possibilité d’un pouvoir démocratique illimité, totalement dans les mains du peuple, ne constitue pas une menace tangible. En effet, la majorité n’est pas nécessairement uniforme religieusement, sexuellement, ethniquement : la majorité ne se fonde pas forcément sur des critères identitaires précis, mais bien plutôt sur des opinions, elles-mêmes étant la résultante de normes et de valeurs. Si toute opinion est souvent influencée par des critères identitaires variables, elle ne saurait se résumer à ceux-ci. Ainsi, la majorité comporte forcément des minorités sexuelles, religieuses et ethniques, car son fondement premier n’est jamais l’identité.
L’identité ne saurait être un facteur exclusif que dans les sociétés démocratiques naissantes dans lesquelles le statut de citoyen n’est pas accordé à tous. C’est pourquoi, même si l’identité a pu servir à exclure des catégories d’individus de la société politique (les esclaves, les femmes…), il est certain qu’ils ne sauraient s’échapper complètement de l’attraction suscitée par la majorité. L’égalité des conditions, profondément providentielle, ne peut que tendre vers l’universel. Les minorités sont donc amenées à intégrer la majorité progressivement et à calquer ses idées sur cette dernière. La majorité en démocratie ne saurait être exclusive sur l’identité, elle préfère l’être sur la pensée. Les minorités politiques sont celles qui ont le plus à craindre, dans les limites évoquées précédemment.
VI. La raison de l’individu protectrice de ces mêmes minorités
Le deuxième point qui fait ici appel à la rationalité des individus peut être aisément mis en cause avec toutes les controverses autour de l’homo oeconomicus. Il est en effet certain que les passions – bien que tempérée par la nécessité du consensus – au sein d’un collectif sont soulevées très facilement surtout lorsque celui-ci revendique une forme d’homogénéité. S’il il y a une minorité que la majorité peut avoir intérêt à mettre sous son joug, c’est celle que forme la bourgeoisie au sens marxiste, aussi appelée hyper-classe. De bonnes raisons appuient son écrasement : un meilleur partage du capital, une moins grande emprise des plus fortunés sur le cycle électoral, une mise à l’arrêt des phénomènes spéculatifs déstabilisateurs. Cette oppression rationnelle ne peut pourtant pas advenir dans une société démocratique. En effet, un argument cité ci-dessus le démontre : cette société n’est pas figée, elle est mouvante, le riche peut devenir pauvre, le pauvre peut devenir riche, les positions sociales existent indépendamment des individus. Alors, il ne va pas de soi que leur oppression soit bénéfique, car il est possible pour chaque individu de se retrouver à la place de ces fortunés. Face à celle-ci, il existe une oppression irrationnelle qui s’attaque elle aux identités stables (ethnie, religion, sexualité). Elle est irrationnelle car les gains sont soit inconnus soit médiocres. L’individu n’a rien à y gagner, si ce n’est de satisfaire des pulsions de toute puissance ou de répondre à un corpus idéologique particulier.
VII. De la difficulté de faire éclore la haine en démocratie
Après avoir expliqué le point précédent, il faut tout de suite clarifier la capacité des individus en démocratie à être gagnés par des pulsions haineuses ou des idéologies mortifères. Contrairement à une image répandue, dans une société démocratique, la majorité n’est pas soumise à ses émotions ou impulsions, mais plutôt à un consensus déjà très figé. Cette idée a été très clairement illustrée par Tocqueville « Lorsqu’une opinion s’est une fois étendue sur le sol américain et y a pris racine, on dirait que nul pouvoir sur la terre n’est en état de l’extirper.18» Il explique ainsi dans « Pourquoi les grandes révolutions deviendront rares19» : que les hommes étant égaux, du moins dans la conception qu’ils ont de leurs concitoyens, aucune idée ne prend véritablement le dessus sur les autres car cette société est caractérisée par un « dogme de l’égalité des intelligences20». Ce dogme implique que chaque citoyen étant égal à l’autre, aucun ne reconnaît une légitimité particulière à autrui, et n’estime guère plus son intelligence et ses opinions que les siennes. Cette forme de relativisme qui ignore les aptitudes individuelles rend la pénétration de nouvelles doctrines et idées particulièrement ardue. Les idées faisant face à un porteur qui n’inspire pas plus la raison à ses concitoyens qu’un autre. Cela montre une stabilité des opinions en démocratie ne rendant non pas seulement les révolutions très rares, mais aussi l’éruption de nouvelles pensées. Ainsi, les idées sont aussi difficilement enracinées qu’elles sont déracinées dans un tel terreau. Cette rigidité fait de l’instillation d’idées haineuses mais surtout nouvelles à l’encontre d’une minorité très complexe. Il faut alors pour répandre la haine, la conjugaison de facteurs particuliers allant d’un climat de crise et d’incertitude à une propagande massive et de long-terme. Autant de circonstances montrant que la majorité n’est nullement le moteur de la haine, mais qu’elle peut en être l’instrument.
VIII. Sauvegardons la majorité de l’intérêt particulier
Si l’on applique ce concept à l’état actuel de nos démocraties représentatives, il apparaît que les représentants incarnent une bien plus grande menace que les représentés, même réunis en majorité. Les représentants sont caractérisés par une certaine indépendance vis à vis des gouvernés n’étant contraints que par l’échéance de la prochaine élection, si jamais celle-ci est toujours l’objet de leur convoitise. Ce degré d’indépendance des représentants est par ailleurs un frein majeur à l’imposition de l’intérêt de la majorité sur le reste de la société. Il peut être vu légitimement comme une protection face à la majorité tyrannique, autant que comme une atteinte à la volonté générale et à la souveraineté du peuple. Rousseau décrit très bien cette tendance du gouvernement en démocratie à abuser de son pouvoir « Comme la volonté particulière agit sans cesse contre le volonté générale, ainsi le Gouvernement fait un effort continuel contre la souveraineté21. » Celui-ci à tendance donc à opposer son intérêt à celui de la majorité, si une telle tendance s’installe, il est à craindre une dérive complète de l’origine du pouvoir qui débouche indubitablement sur la corruption de la démocratie. Rousseau parle alors, après avoir repris la typologie d’Aristote à son compte, d’Ochlocratie. Cette majorité est donc bien souvent aliénée à quelques individus chargés de les représenter. Elle ne peut plus garantir leur complète soumission. Ainsi, la tendance de la majorité à oppresser semble se heurter à celle des représentants à s’autonomiser, peut-être est-ce ici le véritable défi de la démocratie.
XI. Si jamais il s’avère que conflit entre majorité et minorité il y a
La majorité peut s’opposer aux minorités sur un large éventail de questions. Auquel cas il n’est pas nécessaire d’y voir nécessairement une oppression, mais plutôt la refondation d’un pacte social plus équitable, répondant mieux aux enjeux du moment. Finalement, le souhait de la majorité crée le mouvement permettant l’autorégulation sociale. Ces mises en causes constantes du contrat social évitent la croissance d’une frustration populaire dont les conséquences pourraient être démesurées. Elles permettent une gradation dans la recherche du compromis.
Conclusion
La majorité ne peut être l’auteur de la tyrannie, car celle-ci est atomisée, mouvante, stable dans ses opinions, et subsiste dans une société égalitaire. Au contraire, briser la majorité, la rendre impotente, c’est nourrir le terreau des despotismes. Or de despote il n’y en a qu’au singulier. C’est bien lorsque le pouvoir est entre les mains d’individus non-liés par le peuple qu’il faut le contrebalancer et le limiter.
Il est primordial de préserver la majorité, de faire en sorte qu’elle ait constamment en sa possession les rênes du pouvoir. La majorité politiquement constituée doit être le fruit d’un combat quotidien pour faire en sorte qu’elle ne se dissolve pas jusqu’à être substituée par une minorité, tuant du même coup le principe même de démocratie. Un tel risque existe et est même croissant avec l’augmentation continuelle de l’abstention.
La tyrannie de la majorité a servi d’épouvantail brandi pour effrayer ceux tentés par un demos libérés de ses chaînes. Faisons en sorte que les mots de Tocqueville deviennent réalité : « il est de l’essence même des gouvernements démocratiques que l’Empire de la majorité y soit absolu22 ». Les tentatives multiples mises en place pour contrôler la majorité ou limiter son pouvoir apparaissent si nombreuses qu’il est possible de se demander si la démocratie libérale est toujours bien nommée. Les libéraux semblent, en effet, encore bien traversés par une peur irrationnelle du peuple en tant qu’altérité ne se conformant pas forcément aux attentes de ses élites. Pourtant, à force de délégitimer la majorité, ils finissent par décrédibiliser la démocratie, celle-ci ne pouvant plus tenir ses promesses à force d’être désubstantialisée.
Espérons que cette critique de la « tyrannie de la majorité » relancera cette marche vers un demos maître de son destin et véritablement souverain. Dans l’attente d’observer des élus liés par la majorité, ne pouvant déroger à leur rôle de mandataires d’un pouvoir qui ne leur appartient pas. Peut-être alors éviterons-nous le despotisme démocratique décrit par Tocqueville dans lequel « les citoyens sortent un moment de la dépendance pour indiquer leur maître, et y rentrent23. »
Par Baptiste Detombe
Fondateur du média « Gavroche » et auteur du livre « Le Réveil de l’Etat-nation : la revanche de l’Histoire » aux éditions l’Harmattan.
Bibliographie
Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Flammarion, 2010.
Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Flammarion, 2001.
Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 2019.
Pierre Rosanvallon, La Contre-démocratie, Seuil, 2012.
Notes
1 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, Paris, Flammarion, 2001, p.62
2 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Flammarion, 2010, p.90
3 Bernard Manin, Principes du gouvernement représentatif, Flammarion, 2012
4 Pierre Rosanvallon, La contre-démocratie, Points, 2014
5 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Flammarion, 2010, p.91
6 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, op. cit., p. 123
7 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit., p.91
8 ibidem, p.201
9 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit., p.189
10 Ibidem, p.188
11 Idem
12 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Flammarion, 2010, glossaire de Philippe Raynaud, p.282
13 Idem
14 Ibidem, p.211
15 Ibidem, p.213
16 Ibidem, p.221
17 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit., p.94
18 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit., p.244
19 Ibidem, p.242
20 Ibidem, p.246
21 Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, op. cit., p.120
22 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, Paris, Pagnerre, 1848, tome 2, p.131
23 Alexis de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, op. cit., p.257