« Au malheur d’être traité comme un objet sexuel, corvéable à merci, correspond l’autre malheur de n’être jamais attendu ni désiré. Nous commençons par affirmer une farouche souveraineté sur nous-mêmes qui finit par nous peser si nul de vient nous solliciter. Nous voici absurdement mis en demeure pour préserver la liberté de perdre l’amour ou pour garder l’amour de renoncer à notre liberté. », Pascal Bruckner, Le paradoxe amoureux, Grasset, 2009.
Qu’est-ce donc qu’un couple à l’ère du numérique, de la vitesse et du changement ? Ce concept (parce qu’il en est un, et peut-être même n’est-il que cela) a l’incroyable particularité d’être à la fois malmené au regard des évolutions récentes des personnes et de la société ; et d’être placé en idéal quasi-cultuel. Et s’il n’en était plus rien ?
Le couple, une institution sociale
L’on peut penser ce que l’on veut du style de pensée de Marcela Iacub, mais elle a le mérite de poser en débat un des tabous de notre société : le couple. Elle le définit comment une « instance désirante », un « appariement sexuel », précaire de surcroît. Tandis que le mariage et les autres formes de contrats, qui semblaient être des institutions sociales inébranlables, se sont effondrés, c’est aujourd’hui le couple qui en est devenu une (voire une allégeance contractuelle).
Ainsi l’injonction sociale, et notamment familiale et amicale, se veut grandissante : passé un âge certain – variable selon les environnements culturels et sociaux –, le célibat semble être une abomination. Les noms donnés à ces éternels célibataires (vieux garçon et vieille fille) sont représentatifs de l’imaginaire et du jugement portés sur eux. Pourquoi sont-ils condamnés et condamnables ? Au regard de quelle loi (sociale, politique, religieuse ?), de quelle exigence ? Si ces célibataires n’ont pas d’enfants, ils seront ainsi les premiers de leur lignée, comme le rappellent les plaisanteries. Sans parler de ceux qui auraient des enfants sans être en couple (ces milliers de femmes enceintes après s’être séparées de leur conjoint, ou ne connaissant pas le père).
L’une des raisons est sans doute que le couple est un symbole de stabilité qui rassure. Du moins dans les croyances collectives et les espérances individuelles. Nul besoin de se tourner vers les statistiques des divorces pour comprendre que la stabilité n’est qu’illusoire. Qu’en dit la philosophie ? D’abord que, par essence, l’amour est instable (pour Francis Wolff, « il n’y a pas d’amour parfait »), alors même que le couple se propose de s’appuyer sur l’amour. Mais aussi que le couple est éphémère, et qu’il est temps de le dépasser … pour Platon, dans Le Banquet ! Cette lucidité (ou ce pessimisme, c’est selon) n’est donc pas une réflexion récente, au contraire. Sartre résume impitoyablement : l’instabilité et le caractère éphémère du couple sont inévitables puisqu’il s’agit d’une guerre des egos qui tentent de prendre le dessus l’un sur l’autre.
La cyberobscurité
Pourquoi dont, alors que le couple semblait fort et robuste, vacille-t-il depuis les dernières décennies ? A cause de la révolution sexuelle ? Du fait de l’idéologie individualiste et libérale, comme le sous-entend Marcela Iacub ? Parce que l’amour est en train de dépérir peu à peu et que le couple ne trouve pas de nouvelle assise (la camaraderie et l’amitié suggérées par Irène Théry au sein du couple sont encore peu exhibées) ? Ou bien encore au regard de l’émergence des nouvelles formes de rencontres, des réseaux sociaux et du numérique ?
Comment toujours dès lors qu’il est question des Hommes, aucune réponse ne se suffit à elle-même et chacune peut expliquer une partie de la réalité. Mais arrêtons-nous quelques instants sur le rôle des nouvelles technologies. Internet a joué un rôle d’intermédiation des relations interpersonnelles, et a permis la formation de milliers de couples, assurément. Les critères d’intermédiation, notamment sur les sites de rencontres, peuvent parfois laisser à désirer : la science et l’intelligence artificielle ne peuvent pas – encore… – trouver (créer ?) l’âme sœur parfaite et idéale. Fort heureusement, d’ailleurs, pour l’humanité. Pourtant, c’est bien là notre espérance, d’après Serge Tisseron : rencontrer des personnes différentes pour mieux trouver son alter ego.
Là où Internet a contribué à fragiliser les couples, du moins en tant qu’institution sociale, c’est en nous laissant penser que nous pouvions consommer l’amour, c’est-à-dire le trouver dans un magasin, et de surcroît facilement. Les sites de rencontres se caractérisent par quatre facteurs de succès : la consommation, la marchandisation, l’anonymat et la vanité, explique Julien Josset. Or, consommer, n’est-ce pas détruire ? Le capitalisme de la séduction de Gilles Lipovetsky est ainsi illustré, notamment par l’hyperindividualisation qu’il définit – un tel concept corrobore d’ailleurs la théorie de Marcela Iacub.
Ce que j’appelle la cyberobscurité est la reproduction de l’obscur, de la nuit, et ainsi du secret et des imprécisions, au sein du jour du fait de notre usage d’Internet. Alors que d’un côté nous recherchons la lumière, la clarté, presque par obsession ; nous acceptons de nous enfermer dans une sorte d’inconnu à la fois excitant et inquiétant. Il faut dire que « les gens sont beaux la nuit », comme l’expliquait Michaël Foessel… Mais le retour à la réalité est dur. Loin de moi l’idée de condamner en soi les nouvelles technologies et Internet. Mais prenons garde à cette cyberobscurité qui nous lie plus que nous libère ; parce qu’il est plus difficile d’être lucide et clairvoyant la nuit et/ou sur la toile…
Entre individualité, liberté et amour
Revenons quelques instants à la pensée de Pierre Teilhard de Chardin dans Le Phénomène humain. Il part des principes de conscience et de pensée : l’Homme, pour développer sa personnalité, doit se centrer sur sa conscience, puiser à l’intérieur de lui-même pour comprendre et développer sa conscience. Ensuite, toutes ces consciences doivent se synthétiser (dans un mouvement intérieur) pour former un point oméga. Il explique alors que le mouvement vers le point oméga est autorisé par l’amour, permettant ainsi l’unification de la multitude. Sa conception d’individualité et de personnalité nous aide également à aborder le couple. L’individualité s’oppose à tout, y compris à la conscience ; tandis que la personnalité se forme dans le double mouvement vers la conscience et vers l’oméga qui permet d’élever sa conscience.
C’est donc bien l’individu(alisme) qui rend encore plus difficiles l’amour et le couple, tel que l’avance Pierre-Henri Tavoillot. Face à l’Être aimé, l’aimant est dépourvu, tiraillé entre son désir d’amour éternel, son besoin de l’Autre, et sa liberté, son autonomie. Le couple est en effet le lieu de la dépendance mutuelle, si tenté que l’amour soit profond. Pour Rousseau, il est possible d’atteindre un frêle bonheur qui préserve les deux libertés. Vraiment ? Cet équilibre est en réalité fragile et indicible ; ce qui explique alors que bien des couples ne parviennent à l’atteindre.
L’on peut aussi considérer avec Umberto Galimberti que l’individualisme a gagné la bataille contre l’amour et que ce dernier est « devenu la sphère la plus authentique de la réalisation du moi ; (…) le lieu de la radicalisation de l’individualisme » où l’aimant s’intéresse davantage à lui qu’à l’Être aimé.Le couple n’est plus stable, nous l’avons dit, mais le théâtre du moment et de l’instant partagés. Nous le savons, c’est pour cela que les engagements sentimentaux (couple, mariage, etc.) se font plus rares (selon Bauman), et qu’en même temps nous désirons de plus en plus le couple, et ainsi que nous l’idéalisons. Bref, le cercle vicieux s’aggrave à chaque fois que nous en faisons le tour.
Quel intime alors ?
Le couple en tant qu’institution sociale n’est donc clairement plus (ou n’a jamais été, selon qu’il nous reste ou non une once d’optimisme) le lieu de l’intime. Cher à François Jullien, l’Intime est sans doute ce qui pourrait sauver la notion de couple. Alors que l’amour peut être unilatéral (et asymétrique, aussi), l’Intime ne peut souffrir d’une telle distinction :
Par un déplacement si minime dans l’espace extérieur, [le geste intime] fait franchir, d’un coup, la barrière intérieure, abolit la frontière de l’Autre, son quant-à-soi. Il est à la fois tangible, physique, exposé (même lorsqu’il se dissimule) et par conséquent dénonçable, en même temps qu’il est empreint d’une subjectivité telle qu’elle en est indicible, qu’on n’ose ou ne peut la formuler. Ce qu’on porte au plus profond de soi, nous découvrant ce plus profond que soi, et qu’on tient à l’abri des autres, est précisément ce qui produit alors à couvert, dans le geste intime, une ouverture à l’Autre telle qu’elle pénètre en son fond, tréfonds, et le lui découvre ; son avancée, si discrète soit-elle, vaut intrusion et le fait chavirer. Car un geste intime ne peut se faire seul : il implique en effet un « Autre », exige qu’on soit deux. Pas plus qu’on ne peut être intime avec soi-même, on ne peut faire un geste intime sur soi (on peut toucher ses « parties intimes », mais le geste pour autant n’est pas intime) ; et, même si c’est moi seul qui prends sa main, ce geste, quand il est intime (c’est même à quoi on voit qu’il est intime), est commis à deux. De l’intime, loin du bruyant Amour
L’on retrouve aussi chez Galimberti cette transgression de l’altérité. Nous assistons aujourd’hui à des transformations du couple parce que l’individu veut mettre son couple en phase avec lui. Le philosophe espère à l’inverse que « l’équilibre amoureux procède désormais de l’acceptation de phases de déstructuration et de reconstruction du moi, chaque fois renouvelé et altéré par l’autre ». Et si, plutôt que d’accepter et subir comme le souhaite Galimberti, nous recherchions et voulions que le Moi se construise, se déconstruise, se renouvelle grâce à l’Autre et à l’Intime partagé ? Mais cela signifierait que l’Autre ne soit définitivement plus Autre…
Du face à face au côte à côte
Changer la place de l’Autre pour qu’il ne soit plus altérité, mais intégré au Moi, tel est mon objectif. Ainsi, l’ipséité, en tant qu’identité profonde et unicité, ne serait plus celle uniquement du Moi, mais celle du Nous, de l’Intime partagé, de l’être auprès. Cette ipséité de l’Intime est ainsi une promesse et une temporalité (au sens de Ricoeur) : la variable d’ajustement du couple ne serait plus la relation elle-même mais les personnes entre elles.Schelling précisait dans ce sens que « le secret de l’amour, c’est qu’il lie ceux qui pourraient être chacun pour soi, et cependant ne le sont pas et ne peuvent être l’un sans l’autre ». Ce lien crée un « surplus mystérieux de l’aimé ».
Une telle pensée du couple signifierait que l’Intime créé entre les protagonistes dépasserait leur propre individualité, et renforcerait leur personnalité. Elle est donc foncièrement impopulaire et incompatible avec nos sociétés qui privilégient l’extériorité et la prégnance du Moi. Nous baignons dans une perspective du face à face, y compris dans les couples. Les amoureux doivent dîner face à face, éventuellement dormir face à face, se regarder dans les yeux pour se rassurer de leur amour. Pourtant, rien de plus insupportable que de soutenir un tel regard des minutes durant, lorsque l’on n’est pas intimes, note Jullien. Le face à face, qui est censé rassurer et assurer l’Autre de ses sentiments, crée au contraire une perspective de défi, de conflit.
Je plaide donc pour une pensée du côte à côte. Il s’agit d’être aux côtés de, voire d’être immergé dans le Toi intime. Hannah Arendt, dans ses journaux de pensée, écrivait justement :
La parole des amants est affranchie du « sur » ; en elle on parle avec le Tu comme avec soi-même, parce que ce Tu n’est le Tu que d’un Je, de même que le Soi n’est que le Soi d’un Je. La parole des amants délivre simultanément des deux, du « sur » où l’on partage le monde avec beaucoup d’autres (« étrangers ») et de la scission de la solitude.
Cette pensée du côte à côte prend sens physiquement, mentalement, mais surtout philosophiquement. Le véritable amour est celui qui rend les humains plus humains, parce qu’il vient mettre fin au monde qui les éloigne et réduit à néant l’espace qui les séparait. Plus besoin de lien entre les protagonistes, puisqu’il n’y a plus de distance entre eux :
Dès que cette puissance [l’amour] s’empare de l’homme et qu’elle lui en présente un autre et que l’entre-deux du monde et de son espace brûle entre ces deux-là, l’amour devient précisément ce qu’il y a « de plus humain » en l’homme, à savoir une humanité qui existe sans-monde, sans-objet (celui qui est aimé n’est jamais objet), sans espace. (ibid)
Conclusion : vers le côte à côte répandu
Le couple n’a plus que deux issues à l’avenir : ne plus être un simple duo, et plonger dans une entité propre qui dépasserait le nous ; ou bien se laisser contaminer par l’atmosphère sociale ambiante. Encore une fois, la vie privée est progressivement absorbée par la vie sociale, et ce non sans ravages.
Penser côte à côte et non plus face à face est une philosophie inscrite dans l’existentialisme, mais dont les ressorts dépassent la seule vie de couple. Etre côte à côte implique aussi une vie publique et politique moins agressive, pacifiée et tournée vers le consensus. Il en va de même d’un point de vue social : être côte à côte exige une compréhension mutuelle, un regard bienveillant sur les autres.
La philosophie du côte à côte est quelque peu personnaliste (elle préserve la liberté et une forme d’individualité) sans verser dans l’autre extrême qu’est par exemple le solidarisme politique ou social. Une chose est sûre, le côte à côte vide les relations sociales de leur conflictualité. Non pas du désaccord, de la divergence ou de la dissemblance. Juste du conflit, qui porte en lui les gènes de la haine et de la destruction. Et pourtant, le conflit rassure, parce qu’il marque la séparation entre le Moi et l’ (les) Autre(s). Soyons lucide, nous ne sommes pas prêts à être côte à côte.
Guillaume Plaisance
Bibliographie
- Arendt Hannah, Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, Paris, 1983
- Arendt Hannah, Journal de pensée,Seuil, 2005
- Bauman Zygmunt, L’Amour liquide. De la fragilité du lien entre les hommes, Pluriel, 2010
- Foessel Michaël, La nuit, Autrement, Paris, 2017
- Galimberti Umberto, Qu’est-ce que l’amour ?, Payot & Rivages, 2008
- Lipovetsky Gilles, Plaire et Toucher, Gallimard, 9 novembre 2017
- Moreau Denis, Pour la vie ? Court traité du mariage et des séparations, Seuil, 2014
- Pierre Teilhard de Chardin, Le Phénomène humain, Collins, 1955
- Schelling F. W. J., Œuvres métaphysiques, Gallimard, 1980
- Théry Irène, Des humains comme les autres. Bioéthique, anonymat et genre du don,Éd. de l’EHESS, 2010
- Tisseron Serge, Virtuel mon amour, Albin Michel, 2008
- Wolff Francis, Il n’y a pas d’amour parfait, Fayard, 2016
- Philosophie Magazine n°18 – avril 2008