Amartya Sen est un économiste indien qui a reçu le prix Nobel d’économie en 1998. Dans des ouvrages difficiles d’accès, car très attentifs aux subtilités et aux nuances de toute approche rigoureuse du concept d’égalité, il entend jeter les bases théoriques, dans la lignée des travaux de John Rawls, d’un réformisme actif.
L’une des ses thèses principales consiste à soutenir que « toute théorie éthique, plausible et défendable de l’organisation sociale tend à exiger l’égalité dans un « espace »; elle prévoit le traitement égalitaire des individus sur un plan important ». Dans « un espace », « sur un plan »: en d’autres termes, Amarya Sen affirme que l’on ne pourra jamais obtenir l’égalité dans toutes ses dimensions, car la priorité accordée dans un champ va toujours de pair avec l’acceptation d’inégalités dans un autre. Dans le fragment qui suit il conteste la « rhétorique de l’égalitarisme » qui tend à négliger l’hétérogénéité des individus:
« Les êtres humains sont très différents entre eux. Nous nous distinguons les uns des autres par des caractéristiques non seulement externes (la fortune reçue en héritage, le milieu naturel et social où nous vivons), mais aussi personnelles (l’âge, le sexe, la vulnérabilité aux maladies, les aptitudes physiques et intellectuelles). Pour déterminer ce qu’exige l’égalité, il faut donc tenir compte de cette diversité humaine, omniprésente.
La puissante rhétorique de l’«égalité des hommes” a souvent tendance à détourner notre attention de ces différences. Si ses formules (« tous les hommes naissent égaux, par exemple ») passent couramment pour les piliers de l’égalitarisme, ignorer les distinctions entre les individus peut en réalité se révéler très inégalitaire, en dissimulant qu’une considération égale pour tous implique peut-être un traitement très inégal en faveur des désavantagés. L’égalité réelle exige des mesures particulièrement étendues et complexes lorsqu’il s’agit de contrarier un lourd héritage d’inégalité.
Parfois ce n’est pas en vertu d’une« autre» idée (mal comprise) de l’égalité des êtres humains que l’on évacue la diversité humaine, mais au nom de la nécessité« bassement» matérielle : la simplification. Le résultat net n’en est pas moins le même : l’escamotage de certaines exigences cruciales de l’égalité.
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Les caractéristiques de l’inégalité dans des espaces différents (les revenus, la fortune, bonheur, etc.) tendent à diverger entre elles, en raison de l’hétérogénéité des individus. L’égalité sur une variable ne coïncide pas forcément avec l’égalité sur une autre. L’égalité des chances, par exemple, peut conduire à des revenus très inégaux ; l’égalité des revenus, s’ accompagner de différences considérables de fortune ; l’égalité des fortunes, coexister avec une extrême inégalité du bonheur; l’égalité du bonheur, recouvrir de gros écarts dans la satisfaction des besoins; l’égalité de satisfaction des besoins, s’associe à des degrés très différents de liberté de choix; etc.» Amartya Sen, Repenser l’inégalité, Traduction Paul Chemla, Editions dut Seuil , 2000.
Laurence Hansen-Love