La critique est si facile, et il faut admettre que la société et le monde qui nous entoure rendent la tâche encore plus aisée. Et pourtant, plutôt que de s’apitoyer ou de donner des leçons de morale, ces deux ouvrages cherchent à comprendre, voire à proposer de nouvelles clefs de lecture. A lire sans a priori, sans idées reçues, ni sur leurs auteurs ni sur leurs disciplines.
Être là, collectif autour de Marc Galy
Être là est un superbe petit essai collectif qui nous demande simplement d’ancrer nos pieds, nos jambes, notre corps dans le sol et dans la réalité. Ce sont douze auteurs qui accompagnent Marc Galy dans cette belle aventure. Au-travers d’une citation, d’une pensée, parcourons les écrits de quelques-uns d’entre eux…
C’est naturellement Marc Galy qui ouvre l’ouvrage, partant du postulat sous-jacent que nous ne sommes plus (suffisamment) là. Il écrit alors dans son introduction :
« Reviens là » est un appel à ressentir, accepter et observer ce moment-là, qui exclut toute absence. Cela nous autorise simplement à regarder ce qui se passe, sans jugement, sans interprétation, sans présupposé et sans bavardage. Pas facile… mais tellement enrichissant (page 10)
C’est sans doute difficile, demandant efforts et sacrifices dans un monde qui absorbe tout y compris les individus, mais ô combien salvateur. Là, nous sommes invités à prendre une respiration, à vivre et à être nous-mêmes.
Il est peut-être surprenant d’utiliser tant de synonymes pour décrire la présence et une seule réalité. Jean-Marc Benhaiem explique pourquoi :
Le langage ne peut saisir la complexité. Pourquoi ? Parce que c’est de la vie dont il nous parle. La vie dans laquelle une personne qui s’en était absentée parvient à s’y plonger de nouveau (page 20)
Alors que nous façonnons le monde grâce aux mots, leur incomplétude nous apparaît souvent, tant l’infinité que nous avons en face de nous est difficile à saisir. Le retrait de la vie n’est pas que symbolique, nous le vivons parfois lorsque la fatalité advient, et que nous nous y plions. Revenir n’en est que plus délicat.
Aurore Marcou nous propose une solution que nous connaissons depuis longtemps grâce aux existentialistes : Autrui. Elle écrit en effet, en invoquant Martin Buber :
Mais face à l’autre, j’explore une interaction différente. L’autre est mon semblable, il est un être pensant unique, il est mon égal. Dans l’instant présent, je le découvre comme il me découvre, je pense comme il pense. S’installe un dialogue réciproque comme un flux à double courant. C’est la relation singulière du Je-Tu. C’est cette conscience de l’autre que Buber nomme présence. (page 58)
Être et être-là grâce au regard de l’autre rappellent en effet Sartre, mais aussi Heidegger et son Mitsein, l’ « être-avec ». Ce dernier, et notamment son ouvrage Être et Temps, semble aussi inspirer la remarque de Gaston Brosseau lorsqu’il écrit « vivre, c’est savoir faire le deuil de l’instant passé et laisser venir l’avenir » (page 71), faisant de la présence une flexibilité et une disponibilité.
Fabrice Midal et Léonard Anthony, de leur côté, convergent, le premier expliquant que la présence s’atteint en ne faisant rien (c’est-à-dire en ne cherchant pas à tout prix à l’obtenir), et le second racontant son expérience d’organiste qui le renvoyait de facto à sa présence. De même, Olivier Rabourdin synthétise :
La présence n’était plus une qualité innée, ni le résultat d’un effort de concentration, mais la simple conséquence d’une économie de moyens, comme dans un dessin où les parties vides font respirer le trait, lui donnent son sens et sa force.(page 112)
Philippe Delerm, quant à lui, nous rassure : la présence n’est pas incompatible avec la modernité. Que nous soyons regardeurs ou regardés, elle n’est pas le synonyme d’immédiateté et de simultanéité. Nous avons le droit d’être présents en décalé :
Il y a des sourires décalés quand des gens se croisent et se saluent, des sourires qui continuent à flotter dans le vide apparent, des sourires qui naissent en regardant l’écran de téléphone. Ailleurs, ici, présents.(page 135)
En un sens, Belinda Cannone emprunte le même chemin en assimilant présence et émerveillement, tels ces sourires, pour P. Delerm. Être présent serait aussi être concentré, c’est-à-dire « habiter pleinement, lentement, l’ici et maintenant » (page 141), et être capable d’être surprésent, autrement dit assumer que l’on soit entouré d’une multitude d’objets qui créent un monde autour de nous, sans pour autant nous effacer.
La psychanalyse va-t-elle disparaître ?, d’Elsa Godart
Non, cet ouvrage ne traite pas de la psychanalyse en tant que telle : il propose plutôt de (re)penser notre monde, bien sûr au filtre des maîtres de la discipline, mais surtout avec un œil neuf et, surtout, sans jugement. Elsa Godart ne condamne pas la modernité en soi, elle préfère interroger le prolongement des maux passés. Ne serait-ce que pour cela, se pencher sur la pensée de l’auteure est plaisant.
Première précision d’Elsa Godart : la société est plongée dans l’hypermodernité du fait de son caractère pathogène. Pathogène parce que « l’hyperindividu se cherche en permanence » dans un monde où règnent désormais « l’incertitude, l’indéterminé, l’incertain, le cumul des paradoxes ». Or, le chaos est interdit (politiquement incorrect), contrairement à ce que pouvait espérer Nietzsche pour son Surhomme. Alors il faut guérir. Mais à quel prix ?
La philosophe invoque sans surprise G. Lipovetsky pour définir l’hypermodernité, la caractérisant notamment par la puissance de l’image et de la jouissance. Elle identifie alors six malaises contemporains : la parole, l’écoute, l’élaboration, le regard, le désir et l’amour ; précisant que ce sont assurément des objets d’étude phares pour la psychanalyse (et soulignant ainsi son actualité).
L’un des exemples de l’ouvrage est la place du travail pour l’individu, qui conjugue hyperactivité, hyper-burn-out et défonce. Loin de l’idée de créer de nouveaux concepts, Elsa Godart propose simplement de nous tourner vers le Japon, qui préfère le terme de tako-tsubo, « syndrome du cœur brisé au travail », une pathologie cardiaque bien réelle. Nul besoin de commentaire supplémentaire… Se penchant ensuite sur les pathologies de l’objet, la philosophe constate qu’il ne suffit pas, pour ces « fous de l’avoir », d’avoir, précisément, mais surtout d’avoir en premier, dans un souci de distinction sociale, bien connue, et de volonté de changement perpétuel. A défaut de se changer soi, l’on change l’image que l’on (se) renvoie grâce aux objets. Peut-être est-ce alors encore plus inquiétant.
C’est donc bien une « crise inédite de l’ego » qui caractérise notre époque. Et, si la transparence nous inquiète (bien que… la vie privée étant exposée en permanence), c’est avant tout par « peur de ne plus être vus, et donc de ne plus exister ». En faisant l’éloge de la transparence, nous pensions avant tout à la vertu. Mais être transparent, c’est aussi prendre le risque de disparaître. Alors, pour contourner l’ « éclatement du sujet », nous nous racontons des histoires. Les plus belles possibles. Sur nous. C’est l’identité narrative de Ricoeur ainsi évoquée par l’auteure.
Encore une fois inspirée de la pensée (et de la réalité) japonaise, Elsa Godart traite de la pathologie du vide et du lien, de l’angoisse de la solitude et de l’exclusion. Indirectement, elle souligne alors l’actualité du triptyque arendtien autour de l’action, de l’œuvre et du travail (seule l’action recréant les liens humain et social) et le rôle de la vie de l’esprit.
Puisant aux meilleures références de la philosophie, de la psychologie et de la psychanalyse, les trois thèmes de prédilection de l’auteure, cet ouvrage pousse à l’interrogation. Sur la nécessité de s’arrêter, parfois, pour se pencher sur nous. Pour être présent dans un monde qui change ?
Guillaume Plaisance
Bibliographie
Être Là – Collectif – Flammarion
La psychanalyse va-t-elle disparaître ? – Elsa Godart – Albin Michel