Faire corps avec le monde

Introduction

L’expression « faire corps » n’est pas lourde de sens lorsqu’on l’utilise dans notre vie quotidienne. Souvent considérée comme une formule vide, creuse et dont le concept est assez indéfini, elle se prête le plus souvent à des tournures humoristiques qui parodient les poncifs de la relaxation et de la spiritualité. On imaginerait ainsi un professeur de yoga qui inviterait les participants à se coucher face contre sol en disant d’une voix calme et profonde : « Faites corps avec le bois ». Non seulement ces lieux communs sont éculés et douteux mais l’expression « faire corps » mérite mieux. Elle mérite une reconnaissance philosophique car elle se compose d’un ensemble de terme assez étrange lorsqu’on y regarde de plus près. Une inquiétante étrangeté qui nous pousse irrésistiblement vers la réflexion. Que veux dire finalement « faire corps » ? Avec quoi peut-on faire corps ? Peut-on faire corps avec le monde ? C’est à cette dernière question que nous essayerons de répondre sans pour autant oublier l’intérêt philosophique des précédentes et leurs liens avec le chemin de réflexion que nous nous apprêtons à emprunter.

Faire corps c’est épouser une forme, rentrer dans un moule préconçu, et ceci avec une certaine perfection. C’est se confondre soi-même en une chose autre. C’est se mêler et embrasser l’essence de quelque chose qui n’est pas nous. Nous participons alors d’elle et la distinction entre son essence et la mienne devient à peine visible et observable. Mais l’expression « faire corps » ne peut exister seule, car lorsqu’on fait corps, c’est toujours avec. Pouvons nous faire corps avec le monde ? C’est à dire avec la planète Terre et son espace, mais aussi avec les être vivants qui la peuple, les créations humaines ou naturelles. Bref, le monde, c’est tout ce qui n’est pas nous ; toutes les choses qui ont une essence différente de la nôtre. Mais alors, comment pouvons être tout ce qui n’est pas nous ? Comment résoudre ce casse-tête philosophique aussi paradoxal que mystérieux ?

Nous nous proposerons d’entamer un chemin de réflexion qui nous emmènera sur les traces du solipsisme fichtéen avant d’examiner une théorie plus moderne qui est celle de la matrice de Putnam. Enfin, nous étudierons la clé de lecture heideggerienne et les liens inextricables qui existent entre le Dasein et l’être-dans-le-monde.

 

Fichte et le vertige

L’une des problématiques qui intéressent Fichte lorsqu’il écrit La Destination de l’homme, c’est le sujet et le monde et plus précisément, le rapport phénoménologique qui semble les unir. Est-ce que la fleur que je vois devant moi est véritablement rouge indépendamment de mon regard, ou bien au contraire, est-ce moi qui lui donne cette couleur rouge ? « C’est par la lumière que je vois la lumière » écrit Fichte et en effet, le philosophe comprend que nos sensations dépendant de la machine aux complexités infinies qu’est notre corps. Ce corps nécessite certains carburateurs pour fonctionner et créer de la sensation comme la lumière pour la vue par exemple. Une sensation que ressentiront la plupart de nos semblables car au final, malgré nos différences infinies en quantité ou en qualité, nos corps fonctionnent selon la même modalité. Le vrai monde extérieur, nous n’y avons finalement pas accès. A peine nous le regardons que nous vicions déjà son essence La seule chose dont nous disposons ce sont nos sensations et nos concepts ainsi que notre entendement qui nous permet d’allier les deux pour créer une forme de connaissance. Ce n’est pas pour rien que Fichte se rattache à la tradition  néo-kantienne, l’héritage de la Critique de la raison pure est bien présent dans sa pensée. Mais Fichte va plus loin, en effet, il suppute que le monde extérieur n’est rien d’autre que la création du Moi, des plantes, aux objets, peut-être même en passant par nos propres congénères. Il s’agit du Non-moi posé comme non posé par le Moi. Nous parlons d’un monde que le Moi crée tout en faisant attention à ce que ce ne soit pas une évidence : nous ne nous disons pas en permanence que nous créons le monde extérieur et que rien de ce que l’on voit autour de nous existe tel que nous le percevons. « La conscience de l’objet n’est que la conscience, non reconnue comme telle, de ma production d’une représentation de l’objet ». Notre corps est alors un intermédiaire à part, crée par le Moi et en même temps réceptacle du Moi. La terrible angoisse du solipsisme menace alors la théorie fichtéenne. En effet, si tout ce que je conçois n’existe pour ainsi dire que dans mon esprit, pourquoi ne serai-je pas le seul à exister ? Et si rien n’existait à part le Moi ? Il n’est plus alors possible de distinguer le monde du Moi, mon corps devient une partie du monde extérieur qui n’est que Moi. Fichte termine son essai sur une phrase aussi mystique qu’étourdissante : « Ainsi je vis, ainsi je suis, et ainsi je suis immuable, ferme et parfait pour toute l’éternité car cet être n’est pas un être reçu de l’extérieur ; c’est mon propre être ; le seul qui soit vrai, mon essence ». Faire corps avec le monde, vertigineusement.

 

Putnam et l’illusion

Ce qu’il y a d’angoissant dans le solipsisme, c’est la difficulté que l’on a à essayer de le réfuter malgré son apparente absurdité. Dans Raison, Vérité et Histoire, le philosophe américain Putnam développe une théorie pour remettre en cause le réel et toutes les connaissances accumulées par les sciences qui gravitent autour de ce réel. Et si nous n’étions que des cerveaux dans des cuves ? Notre existence n’est alors qu’un rêve dirigé par un scientifique fou qui, à l’aide d’un ordinateur très performant, enverrait des pulsions électro-magnétiques au cerveau pour que ce dernier crée des images et des sensations. Ce n’est pas un jeu car ce n’est pas parce qu’on devine que la réalité n’existe pas et que l’on est un cerveau dans une cuve que l’expérience s’arrête ! On pourrait rétorquer qu’une telle technologie n’existe pas au XXIème. Un cerveau câblé à un ordinateur géant dans une cuve remplie de liquide céphalo-rachidien, semble sortir d’un film de science fiction. Et si nous n’étions pas au XXIème siècle ? Pire, si les concepts de cuve, d’ordinateur et de cerveau ne peuvent même pas se rapporter à ce qui existe dans le vrai monde, le monde hors de la cuve ? Nous sommes alors condamné à exister dans un monde qui n’est qu’une représentation mentale définie par un scientifique fou. Je crois ouvrir une porte mais du stimulus visuel jusqu’à la sensation de la poignée de porte, en passant par le bruit que fait la clé dans la serrure, TOUT n’est que qu’ondes électro-magnétiques. Le film Matrix, sorti en 1999, s’inspire très largement de la  théorie putnamienne mais il montre des cerveaux reliés entre eux dans la matrice alors qu’il est tout à fait possible que je sois le seul à exister vraiment ! Ainsi je ferai corps avec le monde que je créé. Mon essence dans le monde virtuel n’est pas différente du monde lui-même, ils ne sont tous deux que des ondes captées par des neurones. « L’esprit et le monde construisent conjointement l’esprit et le monde », écrit Putnam. La théorie est angoissante et l’escalade est rapide. Nous pourrions nous demander s’il y a vraiment un scientifique, vraiment une cuve, ou si nous ne sommes en réalité que des flots de pensées errants. « Je pense donc je suis », écrivait Descartes dans le Discours de la méthode, mais qui suis-je, moi qui pense ? La question reste entière encore aujourd’hui, même s’il est plus simple de penser que nous sommes biens des hommes et non des cerveaux dans une cuve. Nous choisissons la pilule bleue. Le « Je » est alors un paradigme inhérent à la réalité que nous construisons à notre propre insu. Le « Je » devient « le monde », car il n’y a ni « Je » ni « monde ». Je fais corps avec le monde comme un héros de jeu vidéo ferait corps avec les pixels qui composent l’écran. Faire corps avec le monde, illusoirement.

 

Heidegger et l’absolu

Laissons là les solipsismes et concentrons nous sur notre existence dans le monde en assumant sa réalité. Il nous est difficile de quitter les trois types de relations sujet-objet que nous connaissons. En effet, soit l’objet se révèle au sujet, soit le sujet révèle l’objet. La solution la plus vraisemblable est encore entre les deux lorsque l’on dit que l’objet se révèle et que le sujet, en prenant conscience de la réalité de l’objet, lui donne ses caractéristiques propres comme sa couleur par exemple. Heidegger va tenter de mettre en lumière une nouvelle approche de la relation intime entre le sujet et l’objet, entre moi et le monde. Il faut nous sortir de ce schème inamovible et stérile entre le sujet et l’objet : c’est la désobstruction de l’histoire de l’ontologie. Lorsque le Dasein, c’est à dire l’homme en tant qu’existant fait son apparition dans le monde, il fait apparaître en même temps le monde et l’être issu de l’Être. L’Être apparaît à travers le Dasein mais ne se montre pas pour autant, il se cache dans son annonciateur, lui-même jeté dans le monde. Heidegger dira dans Être et temps : « Apparaître est un ne pas se montrer ». L’homme fait donc écran à l’Être, tout comme le monde dont il est la composante. « Et si ‘’monde’’ est lui-même constituant du Dasein ? », propose Heidegger. Voilà la solution dont nous avions besoin pour sortir de la dualité sujet-objet. Le Dasein selon sa modalité d’être-au-monde n’est pas autre chose que le monde en tant qu’il apparaît. Dasein et monde sont faits du même bois, forgés à partir du même métal, ils sont essentiellement les mêmes. Nous n’imaginons alors plus une âme spirituelle jetée à un instant T dans le corps d’un homme, l’homme est toujours dans le monde et au monde : « L’être-au-monde en tant que préoccupation est accaparé par le monde dont il se préoccupe », déclare Heidegger. Le philosophe va nous donner cet exemple étonnant pour illustrer le cheminement de sa pensée : le marteau fait partie de l’outillage, c’est à dire des objets dont je puis me servir pour modifier le monde. Or lorsque je suis devant un marteau, je sais déjà qu’il sert à marteler. Ainsi, « L’ensemble des outils d’un monde doit déjà être donné d’avance au Dasein ». L’une des citations les plus commentée de Heidegger est sans doute la suivante : « Le Dasein n’est pas dans le monde comme l’eau est dans le verre ». Nous sommes une part structurante du monde et nous le faisons exister de la même manière qu’il nous fait exister parce que nous faisons corps avec lui. Bien sûr, il sera trop dur et trop méprisable de s’identifier au monde. Ce que nous désirons, c’est amplifier notre propre subjectivité et nous affirmer en tant qu’individu car nous ne supportons pas le fait d’être jeté dans le là. A travers Le-ne-plus-entendre, l’homme refuse l’entente qu’il a avec l’Être et repousse vainement le monde hors de son essence. Faire corps avec le monde, absolument.

 

Conclusion

Si faire corps avec le monde semble impossible, c’est peut-être parce que c’est précisément déjà le cas. En suivant notre cheminement de pensée, nous avons avancé d’hypothèses en hypothèses sur les traces de ce lien intime qu’il existe entre nous et le monde. Ce lien peut être vertigineux, illusoire ou absolu, il n’empêche que nous faisons exister le monde à partir de notre essence, tout comme le monde nous fait exister en tant qu’hommes. Le point commun entre les théories que nous nous sommes efforcés de présenter est le caractère transcendant de la vérité sur notre relation au monde. Hors de notre portée, elle se situe quelque part entre Dieu, la matrice et le destin de l’être.

 

   Par Thomas Primerano, professeur certifié de philosophie, diplômé de la Sorbonne, membre de l’Association de la Cause Freudienne de Strasbourg, membre de la Société d’Études Robespierristes et auteur de ‘’Rééduquer le peuple sous la Terreur’’ paru chez BOD.

 

Bibliographie

La Destination de l’homme, Johann-Gottlieb Fichte, Flammarion, GF, janvier 1999

Raison, Vérité et Histoire, Hillary Putnam, Les éditions de minuit, 01/09/2017

Être et Temps, Martin Heidegger, NRF, Éditions Gallimard, 01/01/1979

Discours de la méthode, René Descartes, Librio, 16/05/2018

Critique de la raison pure, Emmanuel Kant, PUF, Quadrige, août 2012

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