Faut-il remettre le travail au cœur de la société ? (Tribune)

Alors que l’élection présidentielle interroge aujourd’hui en termes d’éthique et de morale, un autre sujet captivant pourrait nous intéresser : le travail. Il semble être mis au centre des programmes de certains des candidats, soit en le rejetant, soit au contraire en le sublimant. Mais est-il vraiment souhaitable que le travail soit au cœur de la société ? Et surtout est-ce bien là sa place ? Rien n’est moins sûr.

Les actuels candidats aux élections présidentielles ont bien entendu tous des propositions relatives à l’emploi et à la lutte contre le chômage, qu’il s’agisse de revenir sur les lois passées ou bien d’en proposer de nouvelles. Le débat du revenu universel d’existence a quant à lui bousculé les lignes en mettant le doigt sur une question centrale : quid du travail en tant qu’activité ? Par le passé ou actuellement, chacun s’est exprimé, de droite à gauche :

  • Marine Le Pen considère le travail comme une valeur (elle affirmait en 2012 : « cette valeur qui a été dépréciée sous le quinquennat de Nicolas Sarkozy ») ;
  • François Fillon était sur la même tonalité en 2007 : « Qu’on se le dise, la valeur travail est de retour » ;
  • Emmanuel Macron l’a rappelé en meeting il y a peu à Angers : « Je ne crois pas à la fin du travail, croyez-moi ça serait un cauchemar » ;
  • Benoît Hamon est « philosophiquement attaché à la société du travail ». Il « pense qu’on peut s’y épanouir, y trouver une utilité » ; sans remettre « en cause l’importance du travail », il souhaite « relativise[r] sa place » ;
  • Jean-Luc Mélenchon, enfin, s’inscrit dans une ligne marxiste sur laquelle je reviendrai.

Chacun finalement est profondément attaché au travail, mais les discours sont subtils : certains en font une valeur, d’autres s’interrogent sur sa longévité… Mais finalement, les débats restent en surface : plus ou moins de travail par semaine, sous quelle forme, quelle rémunération… Et si l’on se demandait plutôt quelle place a aujourd’hui le travail dans nos sociétés occidentales, et dans notre cas, en France ? Immédiatement, les enjeux sont plus nombreux, et les crispations aussi.

Quel travail ?

Quelle définition retenir du travail, au-delà de celle habituelle de tripalium, l’instrument de torture ? Je propose ici de voir celle d’Hannah Arendt :

« Le travail est l’activité qui correspond au processus biologique du corps humain, dont la croissance spontanée, le métabolisme et éventuellement la corruption, sont liés aux productions élémentaires dont le travail nourrit ce processus vital. »

Condition de l’Homme moderne

Autrement dit, le travail est l’activité qui permet de faire face à la contingence matérielle : le travail crée une relation entre l’homme et la nature (comme chez Marx), afin de trouver chez cette dernière les ressources pour (sur)vivre. Il n’est cependant pas l’ « essence de l’homme » (Marx), mais simplement le caractère du vivant qui désire. Le travail est cyclique, perpétuel ; ce désir étant sans fin. Hegel écrivait à ce sujet que :

Le travail est désir réfréné, disparition retardée : le travail forme. Le rapport négatif à l’objet devient forme de cet objet même, il devient quelque chose de permanent, puisque justement, à l’égard du travailleur, l’objet a une indépendance

C’est bien la position de Comte :

« Le travail est la mise en jeu de toutes les richesses et de toutes les forces naturelles ou artificielles que possède l’Humanité dans le but de satisfaire tous ses besoins. »

Ces définitions posées, l’on comprend d’autant mieux pourquoi le travail était une activité rejetée dans la sphère privée (celle du foyer, donc de la nécessité) dans l’Antiquité Grecque, et dévolue aux esclaves : elle ramenait l’homme à sa condition, c’est-à-dire sa finitude et à ses besoins. Pourtant, le travail permet aussi, bien entendu, de se former, de s’éduquer, de se découvrir, de devenir sociable, de se divertir, au sens pascalien :

« Ennui. Rien n’est si insupportable à l’homme que d’être dans un plein repos, sans passions, sans affaires, sans divertissement, sans application. Il sent alors son néant, son abandon, son insuffisance, sa dépendance, son impuissance, son vide. Incontinent il sortira du fond de son âme, l’ennui, la noirceur, la tristesse, le chagrin, le dépit, le désespoir. »

Valeur travail ou valeur du travail ?

Eriger le travail en tant que valeur de société, c’est confondre le moyen et la fin, le travail et le résultat. Peut-être est-ce là un héritage de Marx qui a consacré le travail comme activité ultime. Revenons un instant aux candidats : les uns diront que le travail permet de s’épanouir ; les autres qu’il permet de se libérer, de s’émanciper de sa condition ; les derniers que le travail permet de changer la société et la nature (en tant que dignes héritiers du matérialisme historique de Marx). Mais est-ce bien le travail qui le permet ? N’y a-t-il pas confusion ici ?

Le travail est « la plus basse des activités humaines » nous dit Arendt.  Le travail ne peut donc être une valeur, mais il a une valeur : il est indispensable pour vivre. C’est pour cela que nous sommes tous des travailleurs (pour une raison simple : nous somme tous consommateurs, dans la mesure où consommation et travail sont des activités indispensables et indissociables). Le travail cherche à reproduire la vie, de manière prévisible (pour reprendre les propos de Myriam Trabelsi), au-delà de la question de l’occupation d’un emploi (un chômeur est bien un actif, par exemple, dans les catégories de l’INSEE). Alors pourquoi cherche-t-on à faire du travail une valeur ? Nietzsche affirmait que la « glorification du travail » n’avait pas d’autre but que d’empêcher le libre arbitre, de nier l’individualité, en tant que « meilleure des polices » ; dans l’idée de contraindre et soumettre.

Puis, le philosophe souligne un basculement : dans un nouvel élan, l’inquiétude s’est tournée vers les travailleurs, des « individus dangereux » parce que capables de renverser l’ordre établi. Quand Arendt estime que la capacité révolutionnaire des individus se trouve dans leur éducation dite traditionnelle, conservatrice ; d’autres ont vu cette même capacité émerger chez les individus parce qu’ils étaient travailleurs. La syndicalisation et l’émergence des mouvements sociaux ont sans doute contribué à cette vision.

Et quand bien même le travail permettrait-il de s’épanouir, ne s’agit-il pas là d’une manipulation de l’individu ? Assurément, répond Veltz, qui montre que l’émergence du management de projet ne mobilise pas spécialement le savoir-faire du salarié mais son savoir-être, notamment grâce à l’émergence du travail en groupe, de la responsabilisation des salariés, de leur participation à la prise de décision. Cet « investissement impératif », pour citer Veltz, qui mobilise la subjectivité et l’imaginaire, n’est qu’une « valorisation narcissique » pour de Gauléjac, qui à terme conduit à une « fatigue d’être soi ». Que comprendre alors ? Que le travail ne permet pas de s’épanouir, et jamais n’a-t-il eu cette fonction ou cet objectif. Il permet de sortir de l’aliénation (c’est-à-dire s’extirper de la contingence vitale et de ses besoins), rien de plus.

La confusion entre travail et profession

Et pourtant, bien sûr, bien des individus sont heureux dans leur travail. Tout simplement parce qu’il n’est pas que leur travail, précisément. Oui, il permet de leur assurer un revenu et des moyens de subsistance ; mais il est en réalité leur profession. Si l’on s’intéresse à l’étymologie du mot, l’on trouve le latin professio qui renvoie à la « déclaration publique », à « l’action de se donner comme ». Lorsque le travail est épanouissant, c’est parce qu’il dépasse ce cadre : il tend peut-être vers l’œuvre, peut-être vers l’action, peut-être vers la contemplation (pour reprendre la typologie arendtienne).

Être heureux dans son emploi, s’y épanouir, s’y réaliser signifie finalement que le travail travaille l’individu, et qu’il existe une interaction entre soi et l’objet de son travail. Il investit l’individu, et l’individu s’y investit. Le travail n’est plus cyclique, plus réversible ; il devient irréversible : il n’est plus travail, il est profession. Il échappe à la vie privée, à l’activité économique pure ; pour rejoindre la vie sociale et la vie publique (d’où le choix de la notion de profession dans ce contexte, en tant que déclaration publique).

D’où vient cette confusion ? Arendt déjà, donnait des clefs de lecture :

« La désagréable vérité, c’est que la victoire que le monde a remporté sur la nécessité est due à l’émancipation du travail, c’est-à-dire au fait que l’animal laborans a eu le droit d’occuper le domaine public, et que cependant, tant qu’il en demeure propriétaire, il ne peut y avoir de vrai domaine public, mais seulement des activités privées étalées au grand jour. »

Condition de l’Homme moderne

Autrement dit, c’est l’immersion des modes de fonctionnement du travail dans l’œuvre et l’action qui efface ou floute les frontières entre ces activités ; de la même manière que vies privée, sociale et publique se distinguent de plus en plus mal. Ces frontières sont pourtant toujours aussi fortes et fondamentales : sous-jacentes, elles créent confusion et malaise lorsqu’elles sont oubliées et négligées.

Non, le travail n’a pas être le cœur de nos sociétés

Lapidairement, telle est la réponse que je propose à ma question initiale. D’abord parce que le travail n’est pas une valeur en soi. Ensuite, parce que la confusion entre travail et profession ne permet pas aujourd’hui d’en faire la pierre angulaire. Et surtout parce que ce serait réduire l’Homme à la pire de ses conditions.

Arendt l’a écrit : le mouvement d’émancipation du travail a détruit la définition de l’Action et de la vie publique. Alors qu’elles permettaient de créer du lien entre les hommes, autrement dit une société stable ; les voilà réduites à l’exacerbation des activités privées. L’Action qui créait un « temps inaugural irréversible » (toujours selon Myriam Trabelsi) ne crée plus rien. La noblesse de la citoyenneté, de la politique, de l’engagement disparait alors. N’est-ce pas là ce que nous vivons ?

Le philosophe assène le coup de grâce en rappelant que finalement, à s’être enfermés dans le travail et en ayant confondu les activités, les sociétés actuelles ont tué ce qui faisait d’un individu un Homme : sa capacité à créer et à agir. Ne reste que le travail, auquel l’on se raccroche dangereusement.

« C’est une société de travailleurs que l’on va délivrer des chaînes du travail, et cette société ne sait plus rien des activités plus hautes et plus enrichissantes pour lesquelles il vaudrait la peine de gagner cette liberté. (…) Même les présidents, les rois, les premiers ministres voient dans leurs fonctions des emplois nécessaires à la vie de la société, et parmi les intellectuels il ne reste que quelques solitaires pour considérer ce qu’ils font comme des œuvres et non comme des moyens de gagner leur vie. Ce que nous avons devant nous, c’est la perspective d’une société de travailleurs sans travail, c’est-à-dire privés de la seule activité qui leur reste. On ne peut rien imaginer de pire. »

Condition de l’Homme moderne

La question n’est donc pas de supprimer le travail, mais de se méfier : n’en faisons jamais une valeur unique. Et ne cherchons jamais à l’anéantir. Il faut retrouver un juste équilibre : refuser la précarité du travail tout en cherchant à abattre le chômage de masse. Mais ne jamais perdre de vue que le travail n’est pas une fin en soi, qu’il n’est pas le mode de définition d’un individu et encore moins la seule activité qui définit la condition humaine.

Le travail n’a pas à être au cœur de nos sociétés : c’est l’action qui doit revenir sur le devant de la scène, pour recréer les liens perdus, pour recommencer ce que nous avions créé. Sans oublier que la contemplation et l’introspection font aussi partie intégrante de ce que nous sommes. Quant à la profession, laissons-la prendre ses lettres de noblesse parce que finalement, c’est peut-être elle qui parvient à conjuguer toutes ces activités…

Guillaume Plaisance

Bibliographie

  • Arendt (Hannah), Condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, coll. Pocket Agora, Paris, 1983, 406 pages.
  • Comte (Auguste), Discours sur l’ensemble du positivisme, Flammarion, Paris, 1999, 464 pages
  • De Gaulejac (Vincent), La société, malade de la gestion, Seuil, Paris, 2005, 300 pages
  • Hegel (Georg Wilhelm Friedrich), Phénoménologie de l’Esprit, Flammarion, Paris, 2012, 684 pages
  • Nietzsche (Friedrich), Aurore : Pensées sur les préjugés moraux, Flammarion, Paris, 2012, 418 pages
  • Pascal (Blaise), Pensées, Flammarion, Paris, 2015, 448 pages
  • Trabelsi (Myriam), « “La condition de l’homme moderne” – Note de lecture », Les fiches de lecture de la Chaire D.S.O., DEA 124, janvier 2001
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