Economie & Politique : Quels rapports ? Entretien avec Laurence Hansen-Love

laurence-hansen-love La-Philosophie.com vous propose un entretien avec Laurence Hansen-Love, éditrice et professeur de philosophie de classes préparatoires à Paris, sur la question du rapport entre la politique et l’économie.LHL mêle philosophes classiques et analystes modernes pour proposer une analyse lucide des problématiques politique/économie

LaPhilosophie.com : Rousseau a dit : « Ceux qui voudront traiter  séparément la politique et la morale n’entendront jamais rien à aucune des deux » (Emile p 306). Qu’en pensez-vous ?

Laurence Hansen-Love : Il faut tout d’abord préciser que l’approche de Rousseau (Emile, G.F .  p 306) est théorique. Il veut dire qu’un philosophe doit dissocier et  traiter séparément ces deux approches. Mais il est tentant de la prendre au pied de la lettre et de soutenir, de manière   triviale, que l’ « on » ne devrait  pas séparer la politique et la morale,  que l’immoralité  des politiques et des décideurs, en tout premier lieu,  est désastreuse et ruineuse pour la démocratie. On pense aussitôt aux méthodes inavouables de ceux qui nous gouvernent même en démocratie  (espionnage par exemple des journalistes, mensonges…), mais aussi bien sûr à la corruption, aux délits d’initiés, à la collusion entre  les grandes fortunes et le pouvoir etc… A cette dégradation de l’image des politiques répond symétriquement l’impuissance des moralistes et le caractère incantatoire de certaines  protestations populaires  –  par exemple on observe   le peu d’incidence –jusqu’à aujourd’hui –  du  mouvement des « indignés ».  Dans le même ordre d’idées,   les politiciens , mais aussi des intellectuels,  ont stigmatisé ce qu’ils ont appelé le « droit-de-l’hommisme », néologisme   qui désignait,   dans les années 80,  une idéologie  prônant  le respect des droits de l’homme en n’importe quel point de la planète tout en s’accommodant de résignation et d’inaction,  faute de tout projet authentiquement « politique ».  La morale et donc la politique sont bel et bien  séparées  de fait,  avec des conséquences  que l’on ne peut que déplorer, comme la montée des populismes!

L’anathème de Rousseau semble  d’autant plus actuel, et  l’on serait tenté de dire : personne ne devrait  plus jamais  séparer la politique et la morale !  Mais ce serait oublier que la modernité s’est constituée en séparant les sphères, notamment les sphères morales et politiques. C’est  à Machiavel qu’en revient tout d’abord  le  mérite. Rousseau pourrait donc, de ce point de vue,  paraître  irréaliste, voire rétrograde, car « on » (la société moderne)  ne reviendra pas en arrière de ce point de vue. La politique, par exemple, n’a pas à se mêler de la vie privée des citoyens, ni à lui dicter ses convictions religieuses : ce point est acquis.  Rousseau avait d’ailleurs  parfaitement intégré cette dimension de la modernité,  comme en témoigne par exemple le livre IV du Contrat social qui posait  le problème,   encore quasi insoluble à ses yeux, de la dimension religieuse du Contrat social.  Il ne s’agit  donc pas, ni pour Rousseau ni pour quiconque en régime laïc,  de nier la séparation des sphères (morales, religieuses et politiques),  mais il s’agit  de fournir des outils théoriques qui nous permettraient  de les réarticuler dans un contexte moderne. C’est ce qu’a tenté de faire  Kant par exemple dans Projet de  paix perpétuelle (Appendice : « De la dissension de la morale et de la politique au sujet de la paix perpétuelle »)  ou encore Pierre Rosanvallon dans son dernier ouvrage : La société des égaux, 2011.

LP.com: A quand remontent les premières théories du pouvoir ? Quel a été l’apport des Modernes sur ce thème ? Et leur approche reste-t-elle pertinente ?

LHL : La notion de pouvoir est  très ancienne. Les romains, par exemple distinguaient au moins trois formes de pouvoir  politique : auctoritas, potestas et imperium.   Ce que les Modernes ont accompli est une synthèse et une simplification. C’est Hobbes tout d’abord qui a  unifié  tous les désirs humains en les ramenant au seul désir de pouvoir :  « Les passions qui, plus que toutes les autres, causent les différences d’esprit, sont principalement le désir plus ou moins grand de pouvoir , de richesses, de savoir et d’honneur : mais tous ces désirs  peuvent se ramener au premier, c’est-à-dire au désir de pouvoir ; car les richesses, le savoir et l’honneur ne sont que diverses sortes de pouvoir ».  (Léviathan, Chapitre 8).Ensuite c’est Montesquieu qui corrige cette idée en affirmant  que le désir de domination n’est pas inscrit dans la nature de l’homme, mais qu’il s’épanouit jusqu’à prendre une forme excessive et dangereuse dans un contexte social  particulier. Ensuite Montesquieu serait le premier auteur (selon P. Manent) à parler du pouvoir comme d’une chose, séparable en fait et en droit de son origine comme de sa fin, séparable aussi des hommes qui le détiennent (Histoire intellectuelle du libéralisme). C’est donc depuis Montesquieu que les Modernes désignent sous ce vocable l’ensemble des capacités par lesquelles un homme influe sur le comportement d’autres hommes, avec ou sans son consentement. Montesquieu  affirme que «  c’est une expérience  éternelle que tout homme qui a du pouvoir est porté à en abuser » (Esprit des lois, I, 2). Par la suite Kant reprendra cette idée : « L’homme est un animal qui a besoin d’un maître  » dans un texte fameux (Idée d’une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, proposition 6). La solution, qui n’a  jamais perdu de sa pertinence, pour  Montesquieu comme pour Kant, c’est que le pouvoir soit neutralisé en étant judicieusement divisé : « Pour qu’on ne puisse abuser du pouvoir, il faut que, par la disposition des choses, le pouvoir arrête le pouvoir » (Esprit des lois XI, 4).

LP.com: L’Ecole de Francfort  (Adorno ou le jeune Habermas) voulait ré-assujetir l’économique au politique ? Est-ce encore concevable à l’heure de la mondialisation ? Ou bien n’est-ce rien de plus qu’une u-topie philosophique ?

LHL : Tout d’abord, je récuserai le terme d’ « utopie », car il comporte une connotation négative, même si vous y adjoignez le qualificatif de « philosophique » : une utopie c’est ce qui n’existe pas et qui n’existera jamais !   Car  une « utopie »  se « situe » non seulement   en dehors de l’espace, mais aussi en dehors de l’histoire. En ce qui concerne l’assujettissement de l’économique au politique,   la question est  d’abord de savoir si c’est un objectif  recevable c’est à-dire à la fois raisonnable et accessible.  Je crois que l’on peut le tenir pour tel, et déplacer le problème : s’il est souhaitable en effet de soumettre l’économique au politique, la question est maintenant de savoir comment.

A ce sujet trois remarques s’imposent : premièrement , la modalité  marxiste s’est soldée partout par un échec cinglant : H.  Arendt le dit brutalement dans la postface de son ouvrage Du mensonge à la violence : «  L’expropriation, l’accumulation initiale du capital a pris son essor et progressé pas à pas[…] Quant à ce que l’on entend par socialisme, je l’ignore, mais si vous regardez ce qui s’est passé en Russie[….]on ne se trouve pas en présence du socialisme mais d’un socialisme d’Etat, qui conduit peu à peu aux mêmes résultats que le capitalisme d’Etat, c’est-à-dire l’expropriation totale » (1972). La seconde remarque, c’est que nous vivons (ou, pour certains,  nous espérons vivre !)  aujourd’hui dans des démocraties libérales, or il y a une sorte de contradiction entre l’adjectif « libéral » qui renvoie aux libertés privées,  et  la démocratie  qui  impose en principe  la transposition de ces libertés en pouvoir collectif, c’est-à-dire politique. La réussite de cette transfiguration présuppose l’existence d’un « monde commun »,  ce monde   qui précisément tend à s’effacer aujourd’hui. Marcel Gauchet remarque que nos gouvernements actuels sont  tous en échec sur ce point  (« Crise économique et crise démocratique », 16 avril 20O9). La troisième remarque concerne la globalisation des monde qui conduit à l’inhibition et à la paralysie des décideurs nationaux ; les dirigeants sont « pétrifiés » écrit encore Marcel Gauchet : nous semblons  tous dépassés par une situation que nous  avons créée mais que nous ne comprenons ni ne maîtrisons plus. Ce n’est pourtant pas, selon lui,  une fatalité.

Pour en revenir à votre question l’idée d’assujettissement de l’économique au politique, lequel  doit ne peut que rester  évidemment  l’objectif des démocrates  (social-libérales  ou socialistes), il est un objectif à atteindre, une sorte d’ « idéal régulateur ». Malgré leurs divergences sur les moyens d’y parvenir, je crois que les économistes s’entendent sur quelques orientations. Voyez à ce sujet le blog de Shahin Vallée (http://www.bruegel.org/publications/publication-detail/publication/592-global-currencies-for-tomorrow-a-european-perspective/) qui suggère  aux nations européennes, pour sortir de la crise,  d’associer au pilier national (l’austérité crédible) non seulement un pilier communautaire (une stratégie de croissance) mais aussi une réforme du système monétaire international. Ce sur quoi tout le monde peut aussi s’accorder, plus généralement, c’est sur  le fait que le renforcement du politique implique des stratégies globales, car à l’échelle nationale les mesures prises, notamment  pour réguler le capitalisme,  sont dérisoires voire   contre-productives : « Marché et Etat forment un couple, certes rivales en permanence, mais totalement indissociables. Ainsi  notre thèse est qu’il n’y aura de marché mondial que lorsque il y aura un Etat mondial : la mondialisation n’est pas pour demain ».

LP.com: Kant pensait que seule une Fédération d’Etats républicains  pouvait imposer un ordre international pacifié. Ses analyses conservent-elles la moindre pertinence aujourd’hui?

LHL : Elles sont plus que jamais d’actualité. Il me semble que nous nous orientons vers une sorte de gouvernance mondiale, et, même si les échecs  de ce qu’on appelle  la « communauté internationale »  (mais qui n’existe pas vraiment !) sont patents   (on pense évidemment à l’incapacité d’instituer un Etat palestinien ou à l’enlisement en Afghanistan), les réussites sont tout de même encourageantes. En outre, et parallèlement, ce qu’on a appelé un peu vite « le printemps arabe » est  porteur de promesses incontestables. Je vous renvoie sur ce point à un article  de Bernard Guetta, au titre éloquent : la « mondialisation de la liberté » http://www.liberation.fr/monde/01012357032-la-libye-l-europe-et-la-mondialisation-de-la-liberte ; selon lui, même la Chine et la Russie, du fait de la progression d’Internet et des réseaux sociaux, finiront bien par se rapprocher  tôt ou tard de nos idéaux démocratiques (cela semble inéluctable pour ce qui concerne, au moins pour commencer,  la liberté d’expression). L’Etat de droit (ce que  Kant appelait un « Etat républicain »,  dans lequel la loi est l’expression de la volonté générale) reste un horizon certes lointain et inaccessible  mais que les citoyens  peuvent  désormais entrevoir, même dans les nations  les plus récalcitrantes.
Un autre progrès décisif  concernant les droits de l’homme et la « mondialisation de la liberté » doit être signalé : il s’agit de  la résolution R2P de septembre  2005  de l’ONU  concernant le principe de la « responsabilité de protéger ». Cette résolution, qui   est passée relativement inaperçue, a pourtant permis d’intervenir en Côte d’Ivoire et en Lybie ; elle  a pour finalité  d’éviter de nouveaux  génocides (Rwanda, 1994, Srebrenica 1995). De l’avis général,  ces  interventions constituent deux  précédents qui pourraient constituer un tournant dans les relations internationales.
Mais pour éviter tout angélisme, je préfère citer R. Aron qui, dans Paix  et guerre entre les nations (1984)  soulignait les difficultés et les obstacles auxquels se heurte  toujours inévitablement  la fiction kantienne :

« Une société internationale homogène, sans course aux armements, sans conflits territoriaux ou idéologiques, est-elle possible? Oui encore dans l’abstrait, mais sous diverses conditions. La fin de la course aux armements n’exige pas seulement que les Etats ne se soupçonnent plus réciproquement de noirs desseins; elle exige aussi que les Etats ne désirent plus la force pour imposer leur volonté aux autres. Les volontés de puissance collectives doivent disparaître ou plutôt être transférées sur un autre terrain. Quant aux conflits d’ordre économique – qui ne furent pas la cause directe ou prédominante des guerres dans le passé mais qui font apparaître intelligibles, à nos esprits utilitaires, les guerres des civilisations traditionnelles – ils se sont atténués d’eux-mêmes, à notre époque : toutes les sociétés modernes peuvent croître en intensité à meilleur compte qu’en extension et par la conquête.

Rassemblons, par la pensée, les résultats de ces analyses : système homogène, Etats qui ne se suspectent plus l’un l’autre, respect des mêmes idéaux juridiques et moraux, atténuation des conflits économico-démographiques, qui ne voit que l’humanité, pacifiée par la loi, ressemblerait à celles des communautés nationales où la compétition des individus et des intérêts ne revêt plus que rarement un caractère de violence? Mais ce monde où, conformément à l’idée de la raison, le règne de la loi assurerait la paix serait-il encore divisé en Etats ou rassemblerait-il l’humanité en une fédération planétaire, sinon en un empire universel? Devons-nous, par amour de la paix ou par crainte de la guerre, vouloir une telle fédération ou un tel empire? »  (Paix et guerre entre les nations pp 721-722 Gallimard)

LP.com: “Le mouvement des indignés en Europe (et même au delà) peut-il comporter une réelle traduction politique?”

LHL : Dans un premier temps, le mouvement des indignés ne semblait pas pouvoir trouver de relai ni d’expression politique ;  il est vrai que le contexte  ne s’y prête vraiment pas.  Notre époque est marquée par le découragement et le fatalisme, aucune espérance révolutionnaire ne semble en mesure de se frayer un chemin : « Nous vivons le crépuscule ou l’éclipse de l’idée de révolution » écrit Marcel Gauchet  et Pierre Rosanvallon fait le même constat  (« Nous vivons une contre-révolution ») dans  La société des égaux. Je sais bien que certains philosophes tiennent un autre discours (Alain Badiou  et  Slavoj Zizek) mais  on ne voit pas bien sur quel projet politique  débouche leurs analyses.  Or la protestation est une chose, la révolution en est une autre.

Mais il semble que les choses sont  (peut-être)  en train d’évoluer. L’ampleur  et la permanence de la mobilisation en Israël changerait  la donne :

http://www.lemonde.fr/idees/article/2011/09/05/le-message-politique-des-indignes-israeliens_1567790_3232.html.

De plus, il ne faut jamais  préjuger de rien. Quant on se rappelle à quel point mai 68 a surpris tout le monde ! L’inédit, l’improbable, l’inouï ne peuvent jamais être exclus du champ des possibles.

LP.com : Au fond, pensez-vous que les élections présidentielles nationales (notamment en Europe) puissent influer sur le cours (économique) des choses ? Ou bien les politiques sont-ils condamnés à l’impuissance ?

LHL : Vous voulez dire : dans le cas où la gauche reviendrait aux affaires en France ? Le contexte européen ne n’est guère encourageant étant donné la situation désastreuse des divers partis socialistes européens tant au pouvoir que dans l’opposition (Portugal, Espagne, Grèce, Italie…). Les socialistes français feront-ils mieux ? Seront-ils en mesure de redresser les finances publiques ? Une grande réforme fiscale sera-t-elle mise en œuvre et sera-t-elle concluante ? Personnellement je voudrais bien entendre clarifier les positions du PS français vis-à-vis de l’écologie. Car les socialistes français ne jurent que par la croissance. Or l’objectif partagé par la droite et la gauche, de retrouver la croissance à n’importe quel prix ne me paraît pas à la hauteur  des problèmes que nous vivons.

Il me semble qu’il y a des choix à faire, et l’indécision  des socialistes,  le flou concernant les objectifs  de la gauche (par exemple à l’égard du nucléaire)  sont assez préoccupants. Encore une fois, j’abonderai dans le sens de Marcel Gauchet : « La crise du PS provient d’une absence de perspectives intellectuelles » (7 septembre 2009)

Pour aller plus loin:

– Arendt : Du Mensonge à la violence

Aron : Paix  et guerre entre les nations

– Gauchet : Blog

– Hansen-Love : Blog

Hobbes : Le Léviathan

Rousseau : L’Emile

– Kant : Projet de  paix perpétuelle

– Machiavel : Le Prince

Montesquieu : De l’esprit des Lois

Rosanvallon : La société des égaux

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2 Comments

  1. says: Noa Migdal

    Bonjour

    Concernant le passage sur le blog de Shahin Vallée
    Qu’appelez vous ‘austérité crédible”? Et commnent relancer une stratégie de croissance en instaurant une austérité croissante?

  2. Ping : Philo Politique
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