Heidegger pose la nécessité de repenser l’homme à partir de sa finitude. Traditionnellement, la philosophie l’a toujours défini relativement à sa rationalité et a oublié qu’il était fondamentalement un être conscient de sa finitude. A l’inverse de l’homme, l’animal se définit à partir de son accaparement, il ne peut s’extraire de sa dépendance affective. Dès lors, il est pauvre en monde car ses inhibitions le cloisonnent dans une dépendance pulsionnelle panique et aliénante. Il en va tout autrement de l’homme qui se singularise par un mode d’être particulier du vivre : l’Ek-sistenz.
Il peut s’éloigner des étants qui le captivent. De plus, grâce au Logos, l’homme pense et dit le monde dans lequel il est toujours déjà projeté. Et la parole découle de cette initiale projection dans le monde. C’est parce qu’il est être-jeté que l’homme parle. C’est parce qu’il ex-iste (c’est-à-dire qu’il est ouvert au monde) qu’il peut penser et avoir accès à la parole. Mais l’homme se caractérise par une autre particularité.
La finitude humaine
En effet, contrairement aux Dieux qui sont pleins d’eux-mêmes, remplis d’être, l’homme est un être fini, donc en manque d’être. C’est pour cela qu’il n’est pas inscrit dans la nécessité mais ouvert à tous les possibles. C’est son incomplétude ( et donc son indétermination fondamentale) qui l’ouvre à tous les possibles. Originellement indéterminé, il peut tout devenir. Ne peut être ouvert que ce qui manifeste la présence d’une absence, d’un vide, d’un creux, donc d’une porosité au sein de son être. Et la privation d’être qui permet le contingent, c’est la trace de la finitude, la conscience de son être-pour-la-mort, le néant : (l’homme) est le Lieu-tenant du néant »[1].
Ainsi, l’homme sait-il toujours déjà que sa venue au monde en annonce en même temps le retrait. C’est à cela que l’homme doit son ex-istence. Ce manque d’être originel est alors ce sur quoi l’homme doit se retourner. En conséquence de quoi, une étude phénoménologique de l’homme, sujet questionnant et se questionnant revient à s’interroger sur l’étantité des étants, sur l’Etre et sur le questionnant (être singulier qui possède le pouvoir ontologique du questionnement).
Premier constat, l’homme est celui qui est là, qui est toujours déjà projeté dans le monde avant d’être tourné vers lui-même. En ce sens, l’essence de l’homme ne se définit plus relativement à sa rationalité mais par son être-jeté (Geworfenheit) :
« L’essence du Dasein réside dans son existence »[2].
Et c’est parce qu’il est toujours déjà hors de lui-même qu’il est initialement ouverture au monde et à autrui. Avant de s’appréhender comme soi-même, le Dasein est « dans le monde » (in-der-Welt-sein). Et le monde ne se réduit pas à la totalité des étants qui le constituent, il est le monde du Dasein. Le Dasein n’est pas posé dans le monde, il habite le monde, il devient synonyme d’être-au-monde :
« « Le monde », au sens ontologique, n’est pas une détermination de l’étant que le Dasein n’est essentiellement pas, mais un caractère du Dasein lui-même »[3].
Le Dasein face aux outils-autrui
Et le monde ambiant (Umwelt) est avant tout celui des outils (Zuhandenheit) ce qui « sert à », ce qui est à-porter-de-la-main et il réalise son être comme outil dans la mesure où il est utilisé. Le premier rapport au monde que le Dasein entretient est donc celui de l’utilité.
Mais le monde est aussi constitué de consommateurs d’outils : les autres. Dès lors l’Umwelt est toujours déjà un monde commun (Mitwelt) qui témoigne d’une coexistence originaire (Mitdasein) :
« Le monde du Dasein est monde commun (Mitwelt). L’être-là est être-avec avec les autres. L’être en soi intramondain de ceux-ci est l’être-là-avec »[4].
A ce titre, je ne rencontre pas les autres comme je fais encontre avec un étant à-porter-de-la-main. Au contraire, je considère les autres comme étant comme je suis moi-même : être-là-avec. Le Dasein est ainsi toujours déjà environné d’ustensiles, accompagné d’autres êtres-là : il est originairement être-avec-autrui. L’isolement apparaitra ainsi comme une rupture. Le Dasein n’est pas premièrement un Je solipsiste qui rencontre un Tu mais un Nous dont il doit s’arracher pour se penser comme soi-même. Il est jeté, ouvert au monde, ouvert à l’autre avant d’être ouvert à lui-même. Et cet être jeté originaire fait donc que le Dasein est initialement embourbé dans une identification grégarisante du On.
Le Dasein est originairement accompagné, il est dans le On avant d’être avec soi-même. Et initialement, le Dasein ne se comprend comme possibles que dans la mesure où son pouvoir être se limite à une adhérence parfaite aux possibilités que la dictature du On lui soumet :
« Dans l’échéance il n’y a rien d’autre que du pouvoir-être-au-monde, même si c’est sur le mode de l’inauthenticité »[5].
Ce flux ininterrompu de la présence des autres se traduit par un flux de paroles, de bavardage où la doxa règne. Dans cette cacophonie, l’être-avec se caractérise donc par une omniprésence aliénante, à la fois partout et nulle part. En s’identifiant au On et aux possibles qu’il incarne, le Dasein fuit la question de son être propre : le soi-même. Il est toujours déjà jeté auprès des autres avant d’être avec lui-même. Mais être jeté, n’est-ce pas aussi être déjà mis dans une certaine tonalité ?
Etre-jeté signifie être projeté dans le monde dans une certaine disposition affective. Le Dasein doit être « abordable », « disposé à ». Il faut qu’il soit intoné pour que la présence de l’intramondain fasse sens. Il est donc imbibé de tonalités. L’ouverture fondamentale du Dasein au monde présuppose toujours déjà l’affection (Stimmung). Et la Stimmung fondamentale qui permet toutes les autres, Heidegger la nomme « Befindlichkeit » (le sentiment de la situation). Elle est co-originaire de l’ouverture au monde. Par elle, l’être-jeté (Geworfenheit) est ouvert à son là (Da). La Befindlichkeit reste liée à un comprendre (Verstehen) et ce dernier libère l’étant environnant, c’est-à-dire illumine les possibles.
Le Dasein peut tout être, tout devenir, réaliser tous les possibles parce que sa finitude le marque du sceau du manque d’être. Même s’il existe en tant que livré au monde, le Dasein fait le choix des possibles, peut choisir ses mondes et s’arracher du On. Pour accéder au soi-même, il faut donc rompre d’avec autrui et passer du On meurt au Je suis être-pour-la-mort.
« En tant que pouvoir-être, le Dasein ne peut jamais dépasser la possibilité de la mort. La mort, la possibilité de la pure et simple impossibilité du Dasein »[6].
En effet, la mort est la possibilité au-delà de laquelle plus rien ne peut advenir. Elle clôt l’existence du Dasein et le fait admettre comme une totalité. Elle l’inscrit dans la finitude, et le Dasein, se retournant sur son manque d’être originel, admet la présence d’une absence, la présence du néant au cœur de l’être-là. La mort est la possibilité la plus pure du Dasein. Son être-mortel étant par définition son essence, il fonde son être-jeté :
« Tout ce qui entre en vie commence déjà aussi par là à mourir, à aller à sa mort et la mort est en même temps la vie »[7].
La venue-à-la-fin va donc sortir le Dasein du On et le conduire à l’authenticité. La pensée de la mort est donc le point d’ancrage du passage du On au soi-même authentique. La mort n’est pas l’arrêt accidentel de la vie, elle est l’origine même de la vie. Par la pensée de la mort, le Dasein se soucie de lui-même, il s’angoisse pour son être. Qu’est-ce que l’angoisse chez Heidegger ?
L’angoisse chez Heidegger
Qu’est-elle si ce n’est ce qui provoque une indétermination quant à l’objet qui en provoque la levée ? L’angoisse ne provient pas d’un étant menaçant, le sentiment provoqué par ce phénomène étant la peur parce que la source de la crainte est identifiée. L’angoisse provient du glissement de l’étant (dans sa globalité) dans le néant. Le monde ambiant ayant glissé dans l’abîme, le Dasein se trouve face à lui-même. Et sans le monde, le Dasein se retrouve dans le strict pouvoir-être, comme fondamentalement indéterminé. Il récupère ainsi son indétermination originelle qui l’avait ouvert à tous les possibles. Il reconnait sa fin comme ce qui a permis son origine, le manque d’être, le néant comme ce qui l’a fait être. Ainsi la tonalité qui accompagne l’effondrement du Umwelt pour l’émergence du Welt, est l’angoisse. Elle fait surface lorsqu’il y a écroulement du monde ambiant et que le Dasein perd pied. Il se retrouve seul, perdu, strict pouvoir-être ; il est face à lui-même, face à la mort comme impossibilité du pouvoir-être :
« Dans l’angoisse (…). Le monde ne peut plus rien offrir, et tout aussi peu l’être-là-avec-autrui »[8].
L’angoisse est ce qu’il me reste lorsqu’il n’y a plus rien. Plus rien n’est familier, tout est étranger (Unheimich) et l’être-là ne se sent plus chez lui. Il se demande ce qu’il est indépendamment du monde, antérieurement à son être-avec-autrui.
Dans l’Unheimlich se retranscrit tonalement la découverte du pouvoir-être originel. C’est pourquoi l’Unheimlich est l’authentique chez soi, et la familiarité avec le monde, avec le On n’est que pis-aller dérivatif. Par l’Unheimlich, le Dasein appréhende son être-jeté originel, il sait qu’il joue son être. C’est pourquoi il est soucieux de lui-même. Etre pour le Dasein signifie être souci (Sorge).
L’écho de cette angoisse apparait au travers de la conscience (Gewissen) et de son appel (Ruf) : dans l’angoisse ça appelle et ça ne dit rien. C’est un appel silencieux qui rompt fondamentalement avec le bavardage du On et qui est vide de contenu afin de laisser l’être-là libre pour tous les possibles. Mais cet appel comme présence du néant au sein de l’être du Dasein n’est-il pas l’écho d’un néant encore plus fondamental ?
Cet appel par la conscience présente le Dasein comme étranger à lui-même. Et l’appel provient d’une région inconnue (toujours cachée par le recouvrement inauthentique du On) et pourtant il provient de moi et résonne en moi :
« L’appel vient de moi et pourtant il me dépasse »[9].
Cet appel sonne et s’accompagne d’un sentiment de faute, de dette (Schuld). Cette dette n’est pas la conséquence d’un acte coupable mais bien plutôt comme procédant d’un fait fondamental. Le Dasein est existantialement porteur d’un ne pas, il est toujours déjà hors de lui, toujours déjà en dette vis-à-vis de lui-même. Il est inscrit dans la finitude donc il est en dette d’être et il est en dette vis-à-vis de l’Etre. Il est en dette par défaut (parce qu’ayant usurpé son propre fondement) puis par excès (la myriade des possibilités se stérilisant lorsque l’élection d’une seule est effectuée). Mais la dette la plus irréparable est celle qui fait que la mort est co-originaire de la naissance. Et cette absence fondamentale au sein de la présence est fondatrice de tout.
Mais l’angoisse reste surtout le fait que le Dasein se « ressaisisse » et puisse dé-voiler ce que le On a toujours dissimulé. Par l’appel de la conscience il prend en charge l’étrangeté fondamentale et inhérente à la condition humaine. Il est convoqué devant son soi-même.
« L’appel est rappel qui pro-voque à la possibilité d’assumer lui-même son existant l’étant-jeté » qu’il est, il rappel : à l’être-jeté, afin de comprendre celui-ci comme fondement nul qu’il a à assumer »[10].
Le Dasein dit reconnaitre la dette, son être rien fondamental comme fondateurs de son pouvoir-être-tout. Il réintègre le manque (la dette) :
« Le se-projeter-réticent est prêt à l’angoisse vers l’être-en-dette le plus propre, nous l’appelons résolution »[11].
La résolution
Que faut-il entendre par « résolution » ?
La résolution passe par une réappropriation positive de la mort comme le point fondamental à partir duquel les choix doivent authentiquement se déterminer. La résolution abrite la mort et la prise de conscience de la finitude devient génitrice d’une existence authentique. Il sait qu’il joue, dans la totalité de ses actes, la globalité de son être. A l’authenticité des choix correspond l’authenticité de l’existence. D’où la nécessité du tri dans les possibles. Le Dasein résolu se libère des choix contingents, il crée des situations, il provoque l’événement parce que s’engageant librement et authentiquement dans chacun de ses actes mûrement réfléchis. Il anticipe et tout ceci s’accompagne d’une modification radicale de l’appréhension du temps.
En effet, le Dasein résolu n’est plus embourbé dans la présence, il anticipe sur le temps présent. Se comprenant comme pur pouvoir être, il se sait originairement tourné vers l’avenir :
« Le se-projeter, fondé dans l’avenir, vers le en-vue-de-soi-même est un caractère d’essence de l’existantialité. Le sens primaire de celle-ci est l’avenir »[12].
L’avenir devient la traduction temporelle de l’accès au soi-même authentique. Le Dasein authentique est aussi celui qui a pris à sa charge la dette fondamentale : il fait donc le lien entre ce qu’il a été, ce qu’il est et ce qu’il se choisit d’être. Il ne peut être que ce qu’il devient, il n’est que l’a-venir qu’il se propose. Le temps n’est plus vu en terme de maintenant mais comme mouvement extatique :
« Nous appelons par conséquent les phénomènes caractéristiques de l’avenir de l’être-jeté le présent des extases de la temporalité »[13].
L’avenir n’est plus un maintenant qui ne serait pas encore là mais le mouvement par lequel l’être-là se projette en avant de lui-même et s’ouvre à son être le plus propre. Pour ce qu’il en est du passé, il signifie que le Dasein résolu s’est compris comme initialement jeté dans le monde. Par le devancement de la mort, le Dasein comprend qu’il doit assumer son être toujours jeté (son passé originaire). Enfin, la troisième dimension de la temporalité (le présent authentique) n’est plus un maintenant mais doit être appréhendée comme le mouvement par lequel l’être-là, en devançant la mort et en prenant la responsabilité de son être originellement jeté, se projette dans le monde sous la figure d’une décision. Le présent devient présence authentique : l’instant (Augenblick). L’instant semble caractériser la compréhension du Dasein quant à l’unité fondamentale des trois extases. En de telles circonstances, l’être-là décide de ce qu’il se choisit d’être depuis une compréhension de tout ce qu’il a été et jusqu’à ce vers quoi il décide de se projeter. C’est à partir de cette relation et plus particulièrement de la relation à l’être-pour-la-mort que l’Arche du rien se révèle et que l’homme apparait comme le gardien de l’Etre.
La finitude dit la présence du néant au sein de l’être que je suis mais il est aussi ce qui va révéler l’Etre comme retrait. Pour ce faire, il faut « décoller » l’être de l’étant pour plonger dan l’essence de l’Etre. Heidegger explique que ceci se fait par un saut(Strung). Le saut permet de se projeter dans le retrait fondamental de l’Etre. Et si l’Etre est retrait, il se caractérise par un fond abyssal. Il est le sans fondement, l’Infondé (Ab-grund).
En effet, pour que l’Etre fonde tout étant, il ne peut être fondé que par quoique soit d’autre que par lui-même (sinon il ne serait qu’un étant parmi tant d’autres). Mais si l’Etre était plein de lui-même il s’épuiserait à mesure qu’il fonderait les étants. L’Etre doit donc être plénitude qui ne s’épuise pas à mesure qu’elle se disperse, il faut donc qu’il ne cesse de se constituer à mesure qu’il se dispense dans les étants. Il s’approprie à mesure qu’il se retire en lui-même pour fonder ensuite les étants, il ne s’approprie qu’en se néantisant. Et c’est parce qu’il est le sans-fond qu’il peut tout fonder. Il s’approprie en s’échappant, se donne à mesure qu’il se récupère, qu’eil se retire en lui-même. L’Etre s’identifie donc à l’abîme, le sans fond, l’abyssal. Et la révélation de l’abîme provoque l’effroi. Il est tout ce qui nous « assaille ». Parce qu’il est néant, parce qu’il est autre que tout ce qui est, on ne peut plus dire de lui qu’il est, mais seulement qu’il y a de l’être :
« L’être n’est pas. De l’être il y a en tant que libération (hors du retrait) d’un déploiement en présence »[14].
Il y a
Il y a (Es gibt). Il est neutre, in-différent. Il se donne d’abord sous le mode du voilement, de la dissimulation. Et il peut être don parce qu’il est retrait. Comprendre ce don c’est essentiellement approcher l’Etre dans sa vérité. De la même façon qu’il y a de l’être, il y a le temps et l’être et le temps restent tous les deux une libération, un déploiement dans la présence. L’être et le temps ne sont que leur propre donation à partir de laquelle un jeu se fait ; un jeu caractérisé comme avénement appropriant : l’Ereignis. Il montre qu’une chose peut s’approprier en se néantisant elle-même. Ainsi, l’Ereignis n’est possible que par sa propre abolition. Cette abolition se traduit essentiellement par l’événement de l’Etre dans le temps.
Ainsi, le temps se révèle être la clairière de l’Etre (Lichtung des Seins). L’Etre apparait comme un éclair qui nous traverse et que nous ne pouvons maintenir. L’Etre s’approprie lui-même et nécessite la parole humaine pour se dire et l’homme a pour mission de veiller sur l’Etre. Il est le « berger de l’Etre »[15] . D’où une modification fondamentale quant à l’appréhension de son essence. En effet, l’homme doit son existence au jet éclairant de l’Etre et il est d’autant plus humain qu’il sert fidèlement et scrupuleusement la transcription la plus authentique de la vérité de l’Etre. Dès lors, la pensée n’est rien d’autre que l’écho de la parole silencieuse de l’Etre :
« La pensée est supérieure à toute action et production, non par la grandeur de ce qu’elle réalise ou pour les effets qu’elle produit, mais l’insignifiance de son accomplir qui est sans résultat. Car la pensée ne porte au langage, dans son dire, que la parole inexprimée de l’Etre »[16].
Le langage est donc au service de l’Etre, il est la « maison » dans laquelle l’homme habite toujours déjà car la maison présuppose des gardiens. Quels sont les gardiens les plus propices à laisser l’Etre se dire si ce ne sont ceux qui utilisent le langage dans son mode non communicatif, non fonctionnel?
L’essence de l’art
Traditionnellement, on a compris l’œuvre d’art en terme d’esthétique. Or, Heidegger va l’appréhender à partir de l’Etre et ainsi approcher l’essence de l’œuvre d’art. L’œuvre d’art n’est pas un outil car elle ne réalise pas son essence par sa maniabilité. L’œuvre d’art révèle l’Etre :
« L’œuvre d’art, la vérité de l’étant s’est mise en œuvre. L’art est une mise en œuvre de la vérité »[17].
Cette vérité on peut l’observer lorsque Heidegger parle de la toile « les souliers » de Van Gogh, signalant que cette œuvre rend compte de la solidité de la chaussure, elle manifeste les longues heures de labeur, la marche dans les sillons boueux, le travail de celui qui les porte et en tant que telle, l’œuvre témoigne de l’être du soulier, la vérité du soulier et du monde qu’il évoque. Contrairement au produit qui voit sa solidité (le matériau qui le constitue) disparaitre au fur et à mesure qu’il se réalise comme outil, l’œuvre d’art exalte définitivement le matériau en lequel elle émerge à la présence parce que fusionnant avec celui-ci. Œuvre et matériau ne font alors qu’un, ils sont solidité. L’œuvre manifeste ainsi l’impénétrabilité de la Terre. Contrairement au monde qui est ouverture, la Terre s’identifie au fermé, le retrait à partir duquel tout peut se dévoiler. Elle est la sauvegarde de la possibilité de l’ouverture au monde. Et faire venir la Terre ne signifie pas la convoquer mais la laisser advenir en tant que définitivement fermée. Et faisant venir la Terre, l’artiste amène l’oubli au paraitre sans pour autant dénaturer l’essence de cet oubli. L’œuvre d’art révèle ainsi ce qui fonde le monde. Mais Terre et monde entretiennent une relation conflictuelle, sans laquelle, pourtant, aucun des deux ne pourrait se soutenir :
« Installant un monde et faisant venir la terre, l’œuvre est bataille où est conquise la venue au jour de l’étant dans sa totalité, c’est-à-dire la vérité »[18],
lutte entre l’étant et l’Etre pour dire la vérité comme dévoilement (a-léthéia). Mais Terre et monde ne sont aucunement deux choses différentes mais plutôt l’unité fondamentale de l’Etre qui tour à tour est don et retrait, présence et absence.
Si l’artiste est celui qui rend visible ce qui échappe au visible, le poète est celui qui donne au langage la parole qui échappe à la parole. Il est celui qui donne aux mortels l’écho de la parole silencieuse. Dès lors, même la chose n’est plus à voir de la même façon. Et Heidegger de prendre l’exemple de la cruche pour rendre compte de ce qui se joue dans la chose.
Tout d’abord, la cruche rend compte d’un besoin pratique (contenir de l’eau). Le vase reste donc un outil, c’est un vide qui doit être rempli d’un contenu. Mais cette fonction en tant qu’étant intramondain n’épuise pas son être, n’épuise pas l’être de la chose. Ceci parce que la chose se déploie comme rassemblement. A ce titre, le vide de la cruche rassemble de deux manières différentes et complémentaires. D’une part, l’outil est ici ce qui prend l’eau du ciel, d’autre part, il retient ce liquide pour l’offrir aux mortels. Plus que cela, il manifeste « les noces du ciel et de la Terre » qui ont permis l’apparition d’une source à partir de ce liquide sacré (des dieux aux mortels) et qui peut être contenu dans le vase. Ainsi la cruche rassemble Terre, ciel, dieux et mortels et tout ceci se joue dans un jeu de miroirs où chacun se reflète et se reflète dans l’autre, constituant ainsi une sorte de ronde, d’anneau et :
« Le jeu est sans « pourquoi », il joue cependant qu’il joue. Le jeu seul demeure : il est Ce qu’il y a de plus haut et de plus profond »[19].
Mais face à la technique, l’objet ne devient-il pas simple outil ? La question de l’Etre n’est-elle pas oubliée parce que la cacophonie de la radiodiffusion, de la technique ?
« Cette volonté d’être le maître devient d’autant plus insistante que la technique menace davantage d’échapper au contrôle de l’homme »[20].
La technique moderne plonge l’oubli dans l’oubli. Plus grave, elle recouvre la détresse originelle, qu’elle rend objective, calculable. Et finalement la technique en masquant l’abîme fondamental dont tout paraître procède, ne fait qu’en créer un second beaucoup plus funeste, car rendant l’homme oublieux de l’oubli lui-même :
« L’essence de la Gestell est le péril »[21] .
L’homme serait-il devenu sourd à l’appel de l’Etre ? Ou l’oubli de l’oubli de l’être ne serait-il pas une autre façon pour l’Etre de se dire tout en se voilant ?
L’arraisonnement et l’appel de l’Etre
Les débuts de la technique s’apparentaient à la techné. L’artisan était celui qui laisse advenir une chose à la présence, il laissait la nature se dévoiler. Au contraire de l’artisan, la technicien « moderne » ne se rend plus libre, n’ouvre plus au déploiement de la phusis, mais, bien au contraire, pro-voque (Her-Stellen) la nature. Il la contraint aux exigences humaines, la nature est alors forcée. Et cette contrainte entrave l’émergence libre de la nature sans arrêt sollicitée. Cette relation de l’homme et du fond, Heidegger la nomme « l’arraisonnement » : das Gestell. Elle est liée à la pensée calculante parce qu’elle traque l’étant qui est sommet de répondre aux exigences humaines. Mais plus que cela, la technique travaille pour elle-même en oubliant l’homme. En effet, en pensant se rendre de plus en plus maître de l’étant, l’homme ne fait que devenir que l’esclave aliéné de la technique elle-même et stérilise la détresse de laquelle il procède jusqu’à être déraciné de son essence. Mais à l’instar de la techné, l’arraisonnement ne demeure-t-il pas le destin de l’Etre car il est dans l’essence de l’oubli de se faire oublier ?
A ce terme, force est de constater une authentique relation entre l’Etre et la mort. Plus que cela, l’Etre s’apparente à la mort, au néant. Inscrivant son empreinte dans tout ce qui émerge, il a un ancrage particulier en l’homme qui se traduit par un rapport au monde singulier : l’ex-istence et qui fait que l’homme peut se retourner sur ce qui l’a rendu possible. L’homme ex-iste peut se traduire par « l’homme pense l’Etre » et il pense l’être parce qu’il est conscient d’être être-pour-la-mort. Il reconnait la trace du néant au sein de son être et peut donc reconnaitre cette même trace du néant au sein de l’Etre :
« La mort, en tant qu’arche du néant, abrite en elle le séjourner de l’être(…). En tant qu’arche du néant la mort est l’abri de l’être. Aux mortels nous donnons le nom de mortels_ non parce que leur vie terrestre prend fin, mais parce qu’ils peuvent la mort en tant que mort. Les mortels sont ce qu’ils sont, séjournant dans l’abri de l’être. Ils sont le séjour de la relation à l’être en tant qu’être »[22].
Sandrine Guignard
Bibliographie
Liste des sigles :
BüH : Brief über des Huminismus
EiM : Einführung in die Metaphysik
HzW : Holzwege
SvG : Der Satz vom Grung
SuZ : Sein und Zeit
UzSP : Unterwegs zu sprache
ZuS : Zeit und Sein
QI : question I
QII : question II
QIII : question III
QIV : question IV
GA, t, 24 : Cours de Marbourg :Die grund probleme der Phänomenologie
GA, t29 /30 : Cours de Frieburg : Die Grundbrieffe der Metaphysik
GA, t 31 : von wesen des meschlichen Freiheit. Einleitung in die philosophie
Commentaires sur Heidegger :
Michel Haar : Heidegger et l’essence de l’homme (Krisis)
Marlène Zarader : Heidegger et la parole de l’origine (Vrin)
Jean Grondin : Le tournant dans la pensée de Martin Heidegger (Epiméthée, puf).
Notes :
[1] : QI, P.243.
[2] : BüH : cf QIII, P.105.
[3] : SuZ, & 14, (64).
[4] : SuZ , &14, (64).
[5] : SuZ, &38, (179).
[6] : SuZ, &50, (250).
[7] : EiM : P.139.
[8] SuZ, &40, (187).
[9] SuZ, &57, (275).
[10] : SuZ, &57 (275) .
[11] : SuZ, &39, (297).
[12] : SuZ, &65, (327).
[13] : SuZ, & 65, (329).
[14] : ZuS ; QIV, P.198_199.
[15] : BüH : cf Q III, P.88.
[16] : BüH : cf Q III, P.124.
[17] : HzW : P.40.
[18] : HzW : P.61.
[19] : SvG, P.243.
[20] : VuA, P.11.
[21] : QIV, P.315.
[22] : VA, P.212/213.