La conscience « cum scientia » ;« accompagné de connaissance », « avec savoir » définit donc l’activité qui permet la connaissance, connaissance du monde et connaissance de soi. Dans le premier cas, on parlera de conscience immédiate, dans le second, de conscience réfléchie. La première favorise une appréhension du monde, de notre environnement, la seconde manifestant le mouvement par lequel la conscience se retourne sur elle-même pour se prendre elle-même comme objet de pensée. Ce mouvement réflexif permet la conscience de soi. Quelle place la connaissance du monde et la conscience de soi prennent-elles chez les peintres Turner et Van Gogh ?
« Je n’ai pas peint cela pour que ce soit compris, mais pour montrer à quoi ressemble un tel spectacle ». Turner [1]
La phrase est dite, le but du peintre n’est pas la compréhension de ce qui est mais sa seule perception comme s’il voulait fournir au spectateur ce que l’œil perçoit avant que le travail de synthèse effectué par la conscience ne se réalise.
Si l’on se réfère à la toile « Coucher de soleil sur un lac » de 1840, force est de constater que seule la luminosité est présente. Tout estfugace, fugitif au point que la conscience ne peut synthétiser ce qu’elle perçoit. Les tons sont ocres, jaunes, crèmes, l’ensemble demeure absolument flou et sans distinction aucune quant à des formes préétablies. Ici, tout apparait comme uniquement et essentiellement intuitif. Ainsi la conscience estelle mise à mal quant à son pouvoir de connaissance. Si l’on se réfère à la pensée de Bergson qui admet la conscience comme l’activité par laquelle le sujet est mémoire, anticipation et attention portée au présent, la conscience se définit comme l’activité psychique par laquelle un sujet relie ce qu’il perçoit dans le présent à une pensée passée correspondante dans sa mémoire (ceci pour identifier ce à quoi il fait face) en même temps qu’il anticipe sur les conséquences de son agir dans le présent quant à l’avenir. Or, chez Turner rien ne peut être référé à une quelconque image passée qui permettrait d’identifier le présent auquel on fait face. Tout est trop brumeux pour parvenir à offrit une quelconque distinction.
A cet effet, on peut se référer à la toile « Navire en flammes » de 1826-1830 : tache noire au centre de l’œuvre, sorte de trace japonisante avec à l’arrière, une autre trace, celle-ci de couleur rougeâtre. Sans le titre des œuvres, il serait absolument impossible de définir et d’identifier ce que l’œil perçoit car l’absence de toute figuration, de formes définies, empêche la conscience dans son pouvoir de synthèse. En l’absence de titre, je ne parviens pas à identifier ce à quoi je fais face. Ici, ce n’est pas la perception qui permet à la conscience d’admettre ce qui est perçu, mais le langage (le titre de l’œuvre) qui rétrospectivement, engage la conscience à admettre la reconnaissance d’une correspondance entre ce qui est donné à voir et ce que le texte affirme comme étant vu.
C’est peut-être pour échapper à toute objectivation que Turner n’a presque jamais fait de portrait (quelques esquisses dans sa jeunesse). Lorsqu’il peint l’humaine condition il ne la montre pas. Il la réduit à des silhouettes assez indistinctes.
Ainsi, on peut voir « musique, Petworth » de 1835 comme une sorte d’esquisse signalant que l’individualité ne fait pas sens et ce parce que tout sujet reste toujours déjà imbriqué dans un décor, un environnement dans lequel il se fond et qui finit par l’absorber, le noyer. Dans cette toile, seules deux silhouettes peuvent être sexuellement identifiables : un homme dans un vêtement brun-ocre, une femme vêtue d’une robe noire. Le reste demeure confondu autour de ce qui apparait comme étant un piano. La lumière, l’atmosphère, tout est opaque, les contours sont lacunaires. Le peintre se refuse à la distinction des identités. Ici, ce qui est central est moins la présence des sujets, d’individus identifiables que ce pour quoi, la raison pour laquelle ces sujets sont réunis : la musique, la musique comme une atmosphère qui enrobe tout ce qu’elle atteint et qui fait d’elle une ambiance prégnante.
Jeu entre ouverture totale à l’interprétation et stérilisation de ce pouvoir interprétatif par le tire qui définit ce qui est à voir, Turner offre ce que les impressionnistes et les pointillistes donnent avec plus de détails quant à ce que l’œil perçoit antérieurement à toute activité synthétique de la conscience. Chez Turner, tout est fluide, évanescent, tout coule, comme le temps. Si la figuration est absente, le temps reste également indéfini, seule la temporalité s’écoule inexorablement. Et n’est-il pas dans l’action de la conscience que de donner la temporalité ?
Dans l’œuvre de Turner, pas de passé, pas de présent, pas d’avenir, juste un instant qui dure et qui en même temps apparait comme une fixité de l’éphémère. Ici, nous ne sommes pas dans le temps, le temps compris dans son sens chronologique avec un avant et un après. Ici, nous sommes dans ce que Bergson nomme la durée mais paradoxalement pétrifiée, un instant qui reste à la fois figé et comme s’écoulant : Turner nous donne à voir tout le paradoxe de l’instant. D’où une importante déstabilisation pour la conscience à la fois entrainée dans le flux, dans le mouvement pour mieux être stoppée dans son élan intentionnel et sa volonté d’interpréter, de dire ce qui est vu.
En effet, Turner présente peut-être déjà ce que Bergson nommera une « conscience inconsciente », une conscience sans mémoire, c’est-à-dire une conscience dans l’incapacité de rapporter ce qu’elle perçoit à une image ou concept correspondants déjà rencontrés, conservés dans la mémoire et qui permettrait la reconnaissance, l’identification : « percevoir, c’est se souvenir ». Turner, avec ses toiles non figuratives nous laisse ainsi voir l’instant dans sa fugacité, la perception avant la reconnaissance. L’évanescent comme événement pour le recueillement, comme instant offert à la contemplation. Selon Bergson, l’artiste ne regarde pas, il voit. Regarder signifie viser et l’on ne vise que ce qui provoque un intérêt au sens utilitaire du terme. L’homme est dans le monde, il doit survivre et pour cela, il doit agir. Pour agir, il doit identifier son environnement pour en user. C’est la raison pour laquelle il regarde les choses : il le vise, il est « intéressé ». A l’inverse, face à l’œuvre d’art, on voit, c’est-à-dire que l’on reçoit ce qui est donné à voir, on accueille sans médiation, sans intermédiaire et c’est pour cela qu’on ne convoque pas l’intelligence (faculté intellectuelle essentiellement pratique) mais l’intuition qui permet la sympathie. En accueillant l’œuvre, le sujet se recueille.
La conscience, ici, a l’occasion de se recueillir en elle-même, de se clôturer dans son quant à soi, de se retrancher dans l’intimité de l’ipséité. Si la conscience est ce qui ouvre au monde par la connaissance, si elle permet l’identification de ce vers quoi elle se projette et si l’intentionnalité est donatrice de sens ; alors la conscience est aussi ce qui permet le retour sur elle-même, le retour en soi à partir de la simple contemplation dont Schopenhauer explique qu’elle arrache du vouloir-vivre et favorise ainsi un instant épuré de tout désir, un moment à partir duquel l’Entendement est libéré du vouloir-vivre aveugle qui ne cesse de se vouloir lui-même, entrainant toujours déjà ce qui est dans le désir et la souffrance.
Se recueillir face à la contemplation du Beau, s’ouvrir totalement à l’immensité du monde pour mieux se retrouver soi-même, tel est l’acte par lequel la conscience peut entrer en communion avec le cosmos et l’infime partie dont elle est l’incarnation, parcelle qui demeure lacunaire parce qu’en-deçà du désir et de la volonté se trame le vouloir-vivre, en-deçà du Moi s’agite le ça. Le dire du Moi et du ça ne pourraient-ils pas faire l’économie de la figure ? Ne faut-il pas, en effet, nécessairement passer par la figuration pour déborder la seule intuition et accéder à ce que la conscience permet : la connaissance, l’identification, la nomination, la connaissance du monde et une connaissance (même si elle demeure parcellaire) de soi.
Hachée, hachurée la peinture de Van Gogh comme réalisée à coups de cutter. C’est une peinture tranchante et en même temps en rondeur, circulaire tant elle nous entraine dans des sillages dessinés. Animée, violente comme embarquée dans un mouvement dont on ne pourrait sortir, la peinture de Van Gogh manifeste l’agitation pulsionnelle et psychique de celui qui la produit et de celui qui la regarde.
« Je veux faire de la figure, de la figure et encore de la figure. C’est plus fort que moi, cette série de bipèdes, à partir du bébé jusqu’à Socrate, et de la femme noire de chevelure à peau blanche jusqu’à la femme aux cheveux jaunes et le visage couleur de brique, hâlé par le soleil ». Van Gogh [2]
De la figure, donc de l’immédiatement identifiable, ce sur quoi la conscience peut s’appuyer pour accéder à la reconnaissance et donc à la connaissance.
« On dit – et je le crois fort volontiers qu’il est difficile de se connaitre soi-même – mais il n’est pas aisé non plus de se peindre soi-même ». Van Gogh [3]
Conscience de soi n’est pas connaissance de soi car derrière la surface policée de la conscience se cache l’autre partie de l’iceberg : l’inconscient. Cette face obscure de soi-même et à soi-même, la sombre part de ce qui constitue mon identité mais qui échappe à la connaissance du Moi, ne cesse de se manifester à mesure qu’elle se dissimule. Se peindre soi-même, Van Gogh le fait à plusieurs reprises. L’autoportrait nous révèlerait-il la conscience que le sujet a de lui-même et la connaissance lacunaire qui ne cesse de s’en échapper ?
Toile légendaire dans tous les sens du terme : « Autoportrait à l’oreille bandée et à la pipe » de 1879. A cette époque, Van Gogh craint que Gauguin ne le quitte définitivement. Désespéré et amoureux, il se tranche l’oreille et la confie à une prostituée. Orange, rouge, bleu, vert, blanc, les couleurs sont tranchantes, violentes collées les unes aux autres. Le regard est rempli de tristesse et de lassitude. Que dire de Van Gogh et de son oreille tranchée puis offerte à une femme dont il est amoureux ? Ici, l’artiste prend le risque de se portraitiser au plus haut degré de la folie qui conduit à l’automutilation.
Etre capable de faire face à un tel acte, de se représenter dans l’abîme de la démence ne peut que signifier une conscience sans concession avec elle-même. C’est une affirmation violente : mon identité, c’est également et fondamentalement ça, c’est ce ça qui me fait m’automutiler et me donner comme tel. Le Je que je suis déborde le simple Moi, il est celui du chaos pulsionnel, de l’explosion et de l’extériorisation de ce qui se dit en-deçà et par-delà le Moi policé, socialisé, acceptable.
Faire face au plus obscur de soi-même comme l’exigence d’une conscience qui se regarde dans ses défaillances et dérèglements, d’une conscience qui sait qu’elle en ignore beaucoup quant au soi psychique dans sa globalité.
C’est ce même face à face terrible avec le soi-même que l’on retrouve dans l’œuvre : « Au café : Agostina Segaroti au tambourin » de 1887. Ici est dépeinte la solitude de la conscience : une femme accoudée à une table dans un café, une cigarette à la main, une chope de bière devant elle, se tient seule. Le regard vide, elle est posée là dans une solitude extrême. Autour d’elle, le vide, en elle, le vide : elle est de celles qui attendent (le client). Il s’agit sûrement d’une grisette. A l’instar des prostituées, elle attend que la soirée commence avec dans le regard toute la lassitude celles qui savent que toutes les soirées se ressemblent, que toutes les soirées sont uniformément comme les précédentes. Les tons sont froids, l’ensemble demeure terne. Ici, la conscience fait face à elle-même, au néant qui est le sien lorsqu’elle n’a pas d’objet sur lequel s’appliquer. Ici, la conscience est comme figée dans et par l’absence, plongée dans un solipsisme indépassable, antérieur et étranger à toute intentionnalité, le solipsisme du simple « je ne sais pas qui je suis, je ne sais pas ce que je suis, mais je sais que je suis ». Ce solipsisme peut être rapproché de celui trouvé dans les Méditations cartésiennes de Descartes et au cogito ergo sum ; je pense, je suis. Dans cette indétermination de ce qui environne, dans cette solitude, tout devient indifférent, rien ne vient solliciter l’identification, la reconnaissance, la connaissance, tout est absolument et radicalement douteux : ce que je perçois, ce que j’entends…mes pensées, mes opinions, mes certitudes n’ont plus aucune valeur. Or, comme l’explique Descartes, je puis douter de tout mais pour douter, il faut que je pense et pour penser il faut que je sois : la pensée est preuve de l’existence de celui qui pense. Peut-être que rien autour de moi n’existe, mais une certitude persiste, moi, j’existe. Solitude ontologique du sujet lorsque ce dernier fait face à lui-même. Si « tout cogito porte en lui son cogitatum » comme le dira Husserl, force est de se demander quel objet de pensée la conscience peut-elle avoir lorsqu’elle se refuse à la pensée.
« Moi qui n’ai ni femme ni enfant j’ai besoin de voir les champs de blé et difficilement et je pourrais exister dans une ville longtemps ».[4]
La toile « Champs de blé aux corbeaux » de 1890 exprime ce que la conscience peut vivre lorsqu’elle est confrontée à la solitude la plus indépassable : la pensée de la mort. Un ciel lourd, menaçant, bleu nuit et bleu azur. Il s’incarne comme une chape de plomb sur un champ de blé battu par des vents violents, champ au milieu duquel un chemin ocre et vert semble venir de nulle par et ne mener nulle part. Spectacle sublime de désolation que cette œuvre dont le ciel est comme envahi de corbeaux, oiseaux à la symbolique funèbre. Face à cette toile, force est à la conscience de se plonger en elle-même pour réaliser son origine fondamentale, la présence d’un savoir qui en détermine toute l’essence : la conscience de la mort.
En effet, l’homme demeure le seul animal conscient qu’il est voué à mourir, conscient que son temps est compté. Cette conscience de cette inscription fondamentale dans la finitude est cela même qui fait que, la conscience, dans la solitude du soi, lorsqu’elle a quitté toute préoccupation pour le monde, lorsqu’elle s’est arrachée de l’intramondain, fait face au souci, à l’angoisse pour le soi-même. Comme le soulignera Heidegger, seul l’homme peut la mort, il est un être-pour-la-mort et la conscience que le Dasein a de sa finitude originelle fait que, face à elle-même, épurée de toute sollicitation extérieure et intérieure, la conscience s’angoisse pour elle-même et pense cette particularité singulière qui la fait être : la pensée de la mort. Face aux dires de Van Gogh à la fin de sa vie, face à cette toile inquiétante, force est de penser à ce qu’il y a de funeste dans l’humaine condition mais qui fait que si l’homme reste le seul animal conscient qu’il est voué à mourir, il reste aussi le seul animal à contempler, produire le Beau seulement parce que c’est Beau. Il est peut-être un animal « esthétique » parce qu’étant un animal « métaphysique ».
Sandrine Guignard
Bibliographie :
- Turner, Taschen.
- Van Gogh : La couleur à son zénith, Prisma Média.
- Descartes : Méditations métaphysiques.
- Schopenhauer : Le monde comme volonté et comme représentation.
- Bergson : L’énergie spirituelle.
- Heidegger : Etre et Temps.
[1] : Turner, Taschen, P.6.
[2] : Van Gogh : la couleur à son zénith, Prisma média, P.9.
[3] : Ibid, P.45.
[4] : Van Gogh : La couleur à son Zénith, P.107.