Introduction
Ce bref écrit a pour but d’analyser la dissolution de l’identité du sujet dans la philosophie de Friedrich Nietzsche. D’abord, on tentera d’indiquer brièvement le développement de la pensée nietzschéenne, de la critique du caractère illusoire de nos représentations (en particulier de la morale) à la détermination des raisons de ces illusions. En fait, l’intuition de la volonté de puissance, en 1880, permet à Nietzsche d’affirmer que la morale sous toutes ses formes n’est plus qu’un symptôme de la dynamique des pulsions. Deuxièmement, alors, on soulignera qu’avec l’expression « volonté de puissance » Nietzsche n’entend pas une faculté une et identique à elle-même qui serait à l’origine de nos actes. Au contraire, la volonté de puissance est en réalité un ensemble complexe et pluriel d’instincts, de pulsions, qui luttent pour la prépondérance. On cherchera de montrer comme Nietzsche s’appuie sur cette pluralité d’instincts pour critiquer la psychologie idéaliste, qui à son avis surestime la conscience, et pour la substituer avec ce qu’il appelle une « physio-psychologie », entendue comme une théorie génétique et une morphologie générale de la volonté de puissance. Si la conscience est en réalité « la dernière et la plus tardive évolution de la vie organique »[1], le fil conducteur de cette morphologie ne peut être que le corps. En fait, il est le phénomène qui laisse mieux transparaitre la volonté de puissance. À notre avis, il est très important de démontrer que la critique nietzschéenne de l’idéalisme ne s’accompagne pas au matérialisme et que, donc, le corps n’est pas entendu par Nietzsche comme une matière composée d’atomes indestructibles, éternels et indivisibles, mais, au contraire, comme une configuration énergétique en évolution changeante. Troisièmement, on démontrera que, en perdant son caractère d’unité, le corps fait apparaitre le sujet comme un phénomène dérivé, secondaire et presque superflu, mais surtout comme quelque chose de structurellement multiple qui n’a d’unité qu’à titre de mot. Finalement, l’identité subjective est un mythe qui se forme au fur et à mesure que se forme « l’erreur de l’identique »[2]. Pour conclure, on mettra au jour que la destitution nietzschéenne du sujet égologique ne met en aucune manière le corps à la place de l’ego. Contre toute affirmation inconditionnelle du corps, Nietzsche le détermine comme un effet de la volonté de puissance et, de cette façon, détruit irrémédiablement la primauté de toute instance subjective.
De la critique des représentations à la volonté de puissance
La question que Nietzsche pose au centre de sa réflexion philosophique à partir d’Humain trop humain[3] est sans doute la critique de nos représentations (en particulier la connaissance, la religion et, surtout, la morale). Pour Nietzsche, toutes ces représentations se fondent sur des oppositions que la philosophie produit et hiérarchise. Ce qu’il s’efforce à montrer est que ces oppositions apparemment universelles sont en réalité humaines, trop humaines. Par exemple, humaine trop humaine est l’opposition de la raison et de l’irrationnel, ou celle du monde sensible et du monde intelligible, ou de l’âme et du corps.[4] La cause de ces distinctions arbitraires réside dans ce que Nietzsche appelle le « péché originel des philosophes » : le défaut de sens historique. En fait, ces distinctions sont données à travers la référence à l’homme considéré comme entité stable, identique à lui-même à travers les âges. Nietzsche refuse avec vigueur toute possibilité des faits éternels ou des vérités absolues.[5] En général, ce qui émerge dans la pensée de Nietzsche à la fin des années ‘70 est l’idée selon laquelle les oppositions métaphysiques et les valeurs que la philosophie a pensé sont en réalité le produit d’une histoire complexe, plurimillénaire. L’objectif de Nietzsche est alors celui de dissiper les illusions propres aux différents domaines où la pensée est opératoire : dissiper l’illusion signifiera nécessairement reconduire l’idéal à son histoire.
Pourtant, à partir d’Aurore[6], la méthode retenue pour interroger et critiquer les sentiments moraux, la religion, l’art et la politique change. En fait, à l’automne 1880 Nietzsche a l’intuition de la volonté de puissance qui sera d’une importance cruciale quant à l’évaluation des préjugés et des représentations. Nietzsche commence à penser que nous avons des affects aux origines de nos illusions. Ces instincts sont toujours premiers par rapport à nos jugements, et par rapport à eux notre intellect n’est qu’un instrument. « La morale est une interprétation d’instincts physiques. »[7] Derrière toutes les intentions et déclarations morales Nietzsche fait valoir une économie pulsionnelle qui n’a rien à voir avec le discours explicite des morales. En ce sens, la volonté de puissance apparaît la meilleure manière de critiquer la morale. «Les pulsions sont réductibles à la volonté de puissance. La volonté de puissance est le fait ultime auquel nous puissions parvenir.»[8]
Or, on doit absolument éviter la réduction de la volonté de puissance à une catégorie exclusivement anthropologique et psychologique. La volonté de puissance ne s’applique pas seulement à l’homme: elle désigne l’essence de tout ce qui existe.
« Si rien ne nous est « donné » comme réel sauf notre monde d’appétits et de passions, si nous ne pouvons descendre ni monter vers aucune autre réalité que celle de nos instincts – car la pensée n’est que le rapport mutuel de ces instincts, – n’est-il pas permis de nous demander si ce donné ne suffit pas aussi à comprendre, à partir de ce qui lui ressemble, le monde dit mécanique (ou « matériel ») ? […] Le monde vu de l’intérieur, le monde défini et désigné par son « caractère intelligible » serait ainsi « volonté de puissance » et rien d’autre. »[9]
Il est évident que Nietzsche, à différence de Schopenhauer, ne considère pas la volonté comme une certitude immédiate ou une faculté originaire et unique. La volonté chez Nietzsche a toujours un caractère pluriel, complexe et dérivé. « Soyons donc plus vigilants et « moins philosophes », disons que tout acte de volonté comporte premièrement une pluralité de sentiments. »[10] La volonté est le résultat d’une composition de pulsions, « quelque chose de complexe, dont l’unité est purement verbale. »[11] Elle n’est pas à l’origine de nos actes, elle n’est qu’un sentiment tardif qui traduit la victoire d’une pulsion sur une autre ou un état d’équilibre temporaire entre les pulsions. La notion de volonté de puissance nous permet ainsi de penser que la volonté n’est pas un commencement, mais un aboutissement, le dernier effet d’une série d’affects. Cela implique que parler d’une seule volonté de puissance est une erreur ou au moins une inexactitude : il n’y a pas une seule volonté de puissance à l’arrière-plan des phénomènes historiques, mais de volontés de puissance qui s’opposent, sont en conflit, et sont responsables de configurations qui elles-mêmes sont en permanence menacées par le conflit et le devenir des pulsions dont elles sont constituées. Ce conflit est déterminé par une exigence d’accroissement, par une exigence insatiable de démonstration de force qui anime chaque pulsion. Ce qu’il faut retenir de l’expression « volonté de puissance » est l’indissociabilité des deux mots. Par conséquent, l’interprétation psychologisante de la volonté de puissance doit être réfutée à plus forte raison car, en faisant de la puissance l’objet désiré par la volonté, elle disjoint volonté et puissance. Cela nous ferait retomber dans une approche homogénéisant et uniformisant de la volonté comme quelque chose d’originaire qui se rapporte à la puissance en tant qu’objet extérieur. En revanche, Nietzsche ne disjoint pas volonté et puissance et affirme ainsi une toute autre pensée de la volonté, conçue comme un affect complexe et tardif, le résultat d’un ensemble complexe et pluriel d’instincts qui luttent pour la prépondérance.
De la critique de la psychologie à la morphologie de la volonté de puissance
Or, à la lumière de cette conception de la volonté on peut comprendre le sens de la critique nietzschéenne de la psychologie. Nietzsche peut se permettre d’affirmer que avant lui «le psychologue même n’existait pas »[12], parce que, pour lui, toute la tradition psychologique est restée prisonnière de deux présupposés d’ordre moral qu’il faut déconstruire. Premièrement, elle a adopté une conception idéaliste de la volonté que Nietzsche ne peut que réfuter. « Ma thèse est que la volonté telle que la psychologie l’a comprise est une généralisation non justifiée, cette volonté n’existe absolument pas. »[13] Comme on a déjà montre, la volonté n’est pas une instance simple et unifiée. Elle est dispersée, fragmentée. L’acte de la volonté est quelque chose de résiduel, il s’agit du résultat d’un processus dans lequel les pulsions luttent pour la prédominance. Or, si la volonté est le résultat d’une lutte, cette lutte est l’effet d’un ordre. Pour Nietzsche vouloir c’est commander. Tout acte de volonté est alors caractérisé par un ordre qu’un instinct donne à un autre. « Dans tout acte volontaire on a toujours affaire à un ordre donné et reçu, ordre qui s’adresse, nous venons de le dire, à un édifice collectif d’ « âmes » multiples. »[14] Le sentiment de la volonté est l’affect qui accompagne l’obéissance de cet « édifice d’âmes multiples » à un ordre donné. Deuxièmement, la psychologie a toujours caché cette multiplicité à travers le concept synthétique du moi, à travers la surestimation de la conscience conçue comme une substance originaire et toujours identique à elle-même. Dans le premier livre de Par-delà bien et mal[15], Nietzsche développe une critique à la superstition de l’âme (qui serait ensuite devenue superstition du sujet et du moi) en démontrant que, exactement comme la volonté, la conscience n’est pas originaire, mais elle est au contraire l’effet d’un jeu pulsionnel complexe et pluriel. Tout d’abord, le sujet n’est pas du tout une certitude immédiate : « une pensée se présente quand « elle » veut, et non pas quand « je » veux ; de sorte que c’est falsifier la réalité que de dire : le sujet « je » est la condition du prédicat « pense ». »[16] Les pensées me viennent, ils ne sont pas l’effet d’un effort de la conscience. Nous raisonnons habituellement à travers la grammaire: si penser est une action, toute action suppose un sujet qui l’accomplit, et alors un sujet doit exister. Notre habitude grammaticale suppose à tout acte un sujet agissant. Or, se demande Nietzsche, « Est-il donc interdit d’user de quelque irone à l’égard du sujet, de l’attribut et de l’objet ? Le philosophe n’aurait-il pas le droit de s’élever au-dessus de la foi qui régit la grammaire ? »[17]
Nietzsche est ainsi le premier à mettre au jour une solidarité de fond entre Schopenhauer et Descartes. En contestant l’immédiation de la « Volonté », il sait bien qu’il ne s’attaque pas seulement à Schopenhauer, mais aussi et surtout au cogito de Descartes : « Il se trouve encore d’innocents observateurs de soi qui croient qu’il existe des « certitudes immédiates », par exemple « je pense », ou bien « je veux ». »[18] Dans les deux cas, Nietzsche s’en prend à la donation immédiate du Soi à lui-même et, à travers elle, à ce qui fonde le primat absolu de la subjectivité sur tout autre point de départ, c’est-à-dire à toute la modernité.[19] Nietzsche bouleverse ainsi toutes les catégories de la philosophie moderne en mettant au jour le travail des instances infra-conscientes, c’est-à-dire les pulsions dans leur lutte continue pour la prédominance. « Ce qui me sépare le plus fondamentalement des métaphysiciens, c’est que je ne leur concède pas que le « Je » est ce qui pense : au contraire je tiens le « Je » lui-même pour une construction de la pensée. »[20] En définitive, nous devons croire à la causalité de la volonté comme la seule qui soit. « Bref, nous devons supposer que partout où nous reconnaissons des « effets » nous avons affaire à une volonté agissant sur une volonté. […] nous aurions alors le droit de qualifier toute énergie agissante de volonté de puissance. »[21] En ce sens, la conscience n’est pas la cause de ses représentations, elle est un résultat contingent d’un jeu ou d’un conflit pulsionnel. Pourtant, selon Nietzsche, il n’est aucunement nécessaire de se débarrasser de l’hypothèse de l’âme tout court : « La voie est ouverte qui nous permettra de donner des expressions neuves et plus raffinées de l’hypothèse de l’âme ; des notions telles que « âme mortelle », « âme multiple », « âme édifice commun des instincts et des passions » réclament désormais leur droit de cité dans la science. »[22]
Pour Nietzsche, toute la psychologie est jusqu’à présent restée prisonnière du préjugé de l’atomisme de l’âme. En tenant l’âme pour quelque chose d’indestructible, d’éternel et d’indivisible, « elle ne s’est pas hasardée dans les profondeurs. »[23] Or, à la lumière de ce qu’on vient d’écrire, il est évident que la « psychologie des profondeurs » devra être considérée « en tant que morphologie et théorie génétique de la volonté de puissance »[24]. Cette morphologie doit être conçue comme une philologie dont le texte est l’ensemble des formes sous lesquelles se manifestent les instincts.[25] La théorie de la volonté de puissance fait des affectes les instances privilégiées à partir desquelles se construit toute expérience à interpréter. Par conséquent la psychologie, qui a traditionnellement pour objet le sentir, le vouloir et le penser, doit être conçue que comme une morphologie et une théorie génétique de la volonté de puissance. Cette théorie étudie les formes et les manifestations distinctes de la volonté de puissance, sachant que « les couleurs les plus magnifiques sont faites de matières viles, même méprisées. »[26]
La multiplicité du corps et l’erreur de l’identique
En tenant l’unité du « Je » pour une construction, Nietzsche le destitue du rôle qui lui avait été antérieurement dévolu dans l’exploration de l’esprit même. Pour lui, la morphologie de la volonté de puissance qu’on vient de décrire ne peut se déployer qu’au fil conducteur du corps.[27] En fait, ce que Nietzsche entend par « psychologie des profondeurs » est une « physio-psychologie » qui consiste à penser l’ensemble de la réalité comme un monde d’appétits et d’instincts. Ces affects ne concernent pas seulement le corps, mais bien l’ensemble des phénomènes du monde. Le corps n’est qu’un cas spécifique de la volonté de puissance, mais il est ce qui montre mieux la structure de la volonté de puissance. « Au fil conducteur du corps, une prodigieuse pluralité apparait ; il est méthodologiquement permis d’utiliser un phénomène plus riche et plus facile à étudier comme fil conducteur pour la compréhension d’un phénomène plus pauvre. »[28] En tant que plus complexe que l’âme, l’esprit, le sujet ou la conscience, le corps doit, du point de vue de la méthode, venir au premier rang. La majeure partie de la pensée consciente elle-même doit être imputée aux instincts. Au lieu d’être le noyau de l’homme, ce qu’il a de permanent, d’éternel, d’ultime, de plus originel,[29] la conscience est un phénomène superficiel qui doit être imputé aux activités instinctives. L’activité intellectuelle inconsciente du corps est toujours en avance sur la conscience. Pourtant, la critique nietzschéenne de l’idéalisme ne s’accompagne pas à l’affirmation du matérialisme. Le corps n’est jamais conçu comme une substance matérielle. En effet, Nietzsche critique « l’atomisme du corps » au même titre que « l’atomisme de l’âme », en s’appuyant sur la pensée d’un physicien polonais, Boscovich.[30] « Gardons-nous de penser que le monde crée éternellement du nouveau. Il n’est point de substance éternellement durable ; la matière est autant une erreur que le Dieu des Eléates. »[31] La matière elle-même doit être pensée à partir de la volonté de puissance. Ce qui existe, ce sont des flux d’énergie contradictoires, opposés, qui rentrent en collision permanente: la volonté de puissance est l’expression de cette intuition fondamentale. Alors, en raison de cet anti-substantialisme radical, Nietzsche affirme que « notre corps n’est pas autre chose qu’un édifice d’âmes multiples. »[32] Le corps ne peut même pas être considéré comme un ensemble d’organes. En fait, si on suppose la causalité de la volonté comme la seule qui soit et on suppose « que nous puissions ramener toutes les fonctions organiques à cette volonté de puissance et trouver en elle, par surcroit, la solution du problème de la génération et de la nutrition »[33], alors on doit considérer que le corps en tant qu’organisme est définitivement reconduit au corps comme formation de domination, comme complexe de volontés dont l’unité est celle d’un combat. Or, si tout organe résulte d’une interprétation de la volonté de puissance, dès lors que « le processus organique présuppose un interpréter continuel »[34], alors le corps en tant qu’organisme n’est pas dissous dans le devenir ?
En définitive, le corps chez Nietzsche est une configuration énergétique provisoire, toujours en devenir, condamnée à changer de forme et de statut comme toute autre configuration énergétique. Cette remarque est capitale aussi pour comprendre l’approche généalogique que Nietzsche développera par la suite. La généalogie peut être capable de lire l’ensemble de la civilisation à partir de la morphologie des instincts. Ces instincts ne sont pas une réalité ultime, immobile, mais un flux qu’aucun pouvoir de synthèse peut dominer. Comme Foucault a bien expliqué, « La généalogie, comme analyse de la provenance, est donc à l’articulation du corps et de l’histoire. Elle doit montrer le corps tout imprimé d’histoire, et l’histoire ruinant le corps. […] Elle ne s’appuie sur aucune constance: rien en l’homme – pas même son corps – n’est assez fixe pour comprendre les autres hommes et se reconnaître en eux. »[35]
La dispersion du corps dans une pluralité de pulsions en devenir implique la dissolution de l’unité du sujet lui-même. « Tout ce qui a été attribué à la conscience est déjà monstrueusement compliqué, nous n’avons jamais que l’apparence de l’unité. »[36] Le champ des instincts ne peut pas être clos. Les pulsions multiples qui animent le corps ne sont jamais totalisables et rendent le sujet structurellement pluriel. Le sujet est habité par une pluralité d’instincts qui se disputent et, alors, son identité se révèle une illusion. Il cesse d’être une certitude immédiate. Que le Soi ne soit pas une vérité absolue, un fait éternel, cela se vérifie et s’atteste, non pas contre le corps ou en le mettant de côté, mais précisément « au fil conducteur du corps ».
À ce point une question surgit : si le corps est cette pluralité irréductible, pourquoi et comment l’illusion du sujet s’est-elle formée ? On a vu que les « âmes multiples » qui constituent notre corps luttent pour la prépondérance à travers un exercice constant de commandement et d’obéissance. Toutefois, l’exécution d’un ordre présuppose sa compréhension et, donc, son identification. À l’inverse, celui qui ordonne, doit forcément considérer le subordonné sous le seul angle de la possibilité d’exécution de cet ordre. Dans les deux cas, une simplification est nécessaire.[37] La croyance à la stabilité est donc nécessaire à la conservation de tout organisme vivant parce que les multiples pulsions qui le constituent ne peuvent s’entendre qu’en se simplifiant les unes pour les autres : « le vrai est plus utile (conserve plus l’organisme) »[38]. La croyance à l’être se forme ainsi avant la conscience de soi.
« Mais voici maintenant ce que je crois : le sujet pourrait se former au fur et à mesure que se forme l’erreur de l’identique, lorsque par exemple le protoplasme ne reçoit toujours de diverses forces (lumière, électricité, pression) qu’une seule excitation et, de l’unité de l’excitation, conclut à l’identité des causes : ou lorsque, capable d’une seule excitation, il ressent toutes les autres comme identiques – et c’est ainsi que cela doit se passer dans l’organisme du degré le plus bas. D’abord se forme la croyance à la persistance et à l’identité hors de nous -, et ce n’est que plus tard, après l’immense apprentissage de cet hors-de-nous, que nous nous appréhendons nous-mêmes comme quelque chose de persistant, d’identique à soi-même, d’inconditionné. »[39]
Le corps décrit par Nietzsche est ainsi activement occupé à poser son identité par un originaire rendre-identique. Les modalités proprement humaines de rendre-identique ne sont que des cas particuliers du rendre-identique qu’implique tout corps.[40] En fait, le protoplasme procède à une simplification qui n’est pas à l’œuvre seulement dans sa relation avec le milieu, mais aussi dans l’ensemble des relations qu’entretiennent entre elles les forces constitutives d’un corps. Le protoplasme est bien « l’organisme du degré le plus bas » et, en tant que tel, il est exemplaire de la volonté de puissance comme de toute relation de forces en général. Ce qui vaut pour l’organisme le plus simple vaut aussi pour l’organisme le plus complexe.[41] Tel est finalement le fond du soi et son sens : un acte de rendre-identique, de ramener le divers à l’identique.[42] Le « Je » est une « fiction régulatrice »[43], qui relève de l’imposition de la constance au monde pour le rendre connaissable, vivable et dominable.
Alors le sujet, contrairement à la superstition de la modernité, ne se donne pas immédiatement, il est un résultat artificiel. Les médiations qui permettent la synthèse du « soi » sont le résultat de l’action de l’intellect. Pour Nietzsche le « je pense » présuppose toujours un « je compare »[44], mais ce « je » qui compare n’est pas un ego substantiel, il un pur acte de pensée, l’acte de poser l’identique. L’intellect est alors un instrument dans les mains des affectes[45], il est un organe qui doit être reconduit au corps comme formation de domination. « Nous pensons de ce fait qu’intelligere constituerait quelque chose de conciliant, de juste, de bien, quelque chose d’essentiellement opposé aux impulsions : alors qu’il ne s’agit que d’un certain comportement des impulsions entre elles. »[46] Ceci explique la parenté que Nietzsche a souvent souligné entre l’esprit conscient et l’estomac. Il assimile, il absorbe ce qui est étranger, il cherche de réduire à son identité le divers et le pluriel.
« L’entité impérieuse que le peuple nomme « l’esprit » aspire à régner et à se sentir maitresse au-dessus de soi et autour de soi : elle veut aller de la multiplicité à la simplicité par un acte de volonté, par un acte de volonté synthétique, contraignant, autoritaire et réellement dominateur. Sur ce point, ses exigences et ses facultés sont celles mêmes que les naturalistes constatent dans tout ce qui vit, s’accroit et se multiplie. […] toutes choses nécessaires selon le degré de sa force d’assimilation, de sa « pouvoir de digestion » pour prendre une image, car en vérité c’est encore à l’estomac que « l’esprit » s’apparente le plus. »[47]
La position d’un sujet unique présuppose la stabilisation fictive du devenir. Un corps ontologique ne saurait se maintenir en vie que dans un monde également ontologique, ontologiquement égalisé, nivelé. En ce sens, « la connaissance se révèle n’être qu’un moyen de nutrition. »[48]
La connaissance ontologique ne consiste pas seulement à poser l’être au lieu du devenir, mais elle implique également la dénaturation du corps pluriel en un sujet unique. Si le corps est une multiplicité d’âmes, une pluralité d’instincts jamais totalisable, il ne saurait y avoir un sujet identique à soi sans l’égalisation et la simplification des pulsions constitutives du corps. Finalement, nous sommes une multiplicité qui s’est réduite à une unité imaginaire. Toutefois, la volonté de puissance nous interdit « de fabuler à propos de l’unité, de l’âme, de la personne : il est bien clair qu’avec de telles hypothèses on complique le problème. Et même, ces minuscules êtres vivants qui constituent notre corps […] nous ne les tenons pas pour des âmes-atomes mais au contraire pour quelque chose qui croit, lutte s’augmente et meurt à nouveau : en sorte que leur nombre change de manière variable et que notre vie, comme toute vie, est en même temps un continuel mourir. Il y a donc chez l’homme autant de consciences qu’il y a d’êtres – à chaque instant de son existence – qui constituent son corps. »[49] À la multiplicité des pulsions du corps corresponde la multiplicité des consciences du sujet. Les pulsions multiples qui animent le corps ne sont jamais totalisables et rendent le sujet structurellement pluriel. Ainsi, au fil conducteur du corps, l’identité du « je » éclate : il se découvre disperse et fragmenté dans une multiplicité d’êtres qui se combattent pour s’affirmer. Le sujet abrite en soi « non pas une âme immortelle, mais beaucoup d’âmes mortelles.»[50]
L’éclatement du sujet
On a vu le poids nouveau que Nietzsche attribue au corps et à la vie. Il a imposé le corps vivant comme le nouveau fil conducteur dont toute la pensée allait devoir dorénavant partir. Pourtant, poser la question du vivant ne signifie pas l’affirmer sans condition. Cela signifierait simplement incarner la subjectivité des modernes dans la corporéité. Comme a souligné Heidegger, « [mettre] le corps vivant à la place de l’âme et de la conscience ne changeait rien à la position métaphysique fondamentale établie par Descartes »[51]. En devenant celle du corps plutôt que du sujet, on ne voit pas en quoi la souveraineté sans condition des modernes se trouve soumise à la critique. Toutefois, la pensée de Nietzsche n’est pas l’affirmation sans condition du corps ou de la vie (à quoi trop souvent on a cru pouvoir réduire sa pensée), mais bien plutôt leur critique.[52] La destitution du sujet égologique ne met en aucune manière le corps à la place de l’ego. On a montré que le corps n’assume pas le rôle qu’avant était assigné à l’esprit, il n’est pas une substance, quelque chose d’indestructible, d’éternel et d’indivisible, ou une matière composée d’atomes. Le corps en tant qu’organisme est reconduit au corps comme formation de domination. Le corps n’est qu’un cas spécifique de la volonté de puissance et on a vu que, en tant que pluralité pulsionnelle, « édifice d’âmes multiples », il permet son déploiement. Le corps est en somme une configuration énergétique instable comme toute autre configuration.
À la majorité des commentaires qui interprètent la pensée de Nietzsche comme l’affirmation inconditionnelle du corps ou de la vie, il faut donc opposer que le corps et la vie ne sont que des « cas » particuliers de la volonté de puissance. En étant le corps un cas de la volonté de puissance, l’inconditionnelle primauté de l’instance subjective est irrémédiablement détruite. En fait, la volonté de puissance décrit de purs processus sans sujet et met hors circuit toute position subjective d’identité, de constance et de stabilité. À différence du physicien qui, en vertu d’une mauvaise philologie[53], voit dans la nature de lois, Nietzsche interprète le texte de la nature à partir de la volonté de puissance : « il pourrait bien survenir un homme qui s’appuyant sur une intention et une interprétation diamétralement opposé déchiffrerait dans la nature et à partir des mêmes phénomènes le triomphe tyrannique et impitoyable des instincts de puissance. »[54] La volonté de puissance décrit ainsi le chaos comme le caractère de l’ensemble du monde. « En revanche, le caractère de l’ensemble du monde est, de toute éternité, celui du chaos, en raison non pas de l’absence de nécessité, mais de l’absence d’ordre, d’articulation, de forme, de beauté, de sagesse et quelles que soient nos humaines catégories esthétiques. »[55] Le chaos est le caractère de l’ensemble du monde non pas en raison de l’absence de nécessité. Simplement, la seule nécessité à l’œuvre dans le chaos est la volonté de puissance elle-même. Donc, le chaos est autant le caractère du monde que le nôtre : la mise au jour des différentes forces qui animent l’homme synthétique fait en sorte que « nous avons l’homme multiple, le plus intéressant chaos qui, jusqu’à maintenant peut être, ait été donné. »[56] En définitive, nous nous retrouvons devant l’impossibilité radicale de fixer une identité stable de nous-mêmes. En effet, la volonté de puissance dégage un plan du devenir sans identité ni sujet, où seul adviendrait le chaos du flux absolu.. En passant du corps à la volonté de puissance, c’est bien l’effondrement de tout « absolu » subjectif qui se confirme.[57]
Pour conclure, il est très important d’indiquer que le concept de chaos réponde à une nécessité cruciale dans la pensée de Nietzsche : la déshumanisation. Affirmer que le monde est un chaos signifie le déshumaniser. Cela une condition nécessaire pour accomplir la naturalisation de l’homme.[58] La tâche que Nietzsche se donne à accomplir est finalement celle nous libérer, après la mort de Dieu, aussi de l’ombre de Dieu : « Quand toutes ces ombres de Dieu ne nous troubleront-elles plus? Quand aurons-nous entièrement dépouillé la nature de ses attributs divins? Quand aurons-nous le droit, nous autres hommes, de nous rendre naturels, avec la nature pure, nouvellement trouvée, nouvellement délivrée? »[59]
Matteo Pagan (École Normale Supérieure)
Bibliographie
Œuvres mentionnées de Friedrich Nietzsche
- Menschliches, Allzumenschliches. Ein Buch für freie Geister, 1878; Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres
- Der Wanderer und sein Schatten, 1878 ; Le Voyageur et son ombre
- Morgenröte. Gedanken über die moralischen Vorurtheile, 1881; Pensées sur les préjugés moraux
- Die fröhliche Wissenschaft « la gaya scienza », 1882; Le Gai Savoir « la gaya scienza »
- Jenseits von Gut und Böse. Vorspiel einer Philosophie der Zukunft, 1886; Par-delà bien et mal. Prélude d’une philosophie de l’avenir
- Ecce Homo. Wie man wird, was man ist, 1888; Ecce homo. Comment on devient ce que l’on est
Toutes nos citations des œuvres ou des fragments posthumes de Nietzsche suivent l’édition de référence établie par G. Colli et M. Montinari : Sämtliche Werke, Kritische Studienausgabe, Colli/Montinari (éd.), München/Berlin/New York, Dtv/W. de Gruyter, 1980 ; traduite en française par C. Heim, I. Hildenbrand et J. Gratien, Œuvres philosophiques complètes, Deleuze/de Gandillac (éd.), Paris, Gallimard, 1968.
Autres ouvrages reprises
- HEIDEGGER M., Nietzsche, Neske, 1961 ; trad. en français par Klossowski, Nietzsche, Gallimard, Paris 1971
- FOUCAULT , Nietzsche, la généalogie, l’histoire, Hommage à Jean Hyppolite, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1971, repris dans Dits et écrits, Gallimard, Paris, 1994, tome II, texte n°84
- BLONDEL E., Nietzsche le corps et la culture. La philosophie comme généalogie philologique, L’Harmattan, Paris, 1986
- FRANCK D., Nietzsche et l’ombre de Dieu, PUF, Paris, 1998,
- STIEGLER B., Nietzsche et la critique de la chair, PUF, Paris, 2005
[1] Le Gai Savoir, § 11
[2] Cf. FP 1881, 11 (268)
[3] Menschliches, Allzumenschliches. Ein Buch für freie Geister, 1878; Humain, trop humain. Un livre pour esprits libres
[4] Cf. Humain trop humain, §1 « Chimie des idées et des sentiments »
[5] Cf. Humain trop humain, §2 « Péché originel des philosophes »
[6] Morgenröte. Gedanken über die moralischen Vorurtheile, 1881; Aurore. Pensées sur les préjugés moraux
[7] Aurore, 6 (7)
[8] FP, 1881, 40 (71)
[9] Par-delà bien et mal, §36
[10] Par-delà bien et mal, §19
[11] Par-delà bien et mal, §19
[12] Ecce Homo, §6
[13] FP 1888-1889, 14 (121)
[14] Par-delà bien et mal, §19
[15] Jenseits von Gut und Böse. Vorspiel einer Philosophie der Zukunft, 1886; Par-delà bien et mal. Prélude d’une philosophie de l’avenir
[16] Par-delà bien et mal, §17
[17] Par-delà bien et mal, §34
[18] Par-delà bien et mal, §16
[19] STIEGLER B., Nietzsche et la critique de la chair, PUF, Paris, 2005, p. 204
[20] FP 1885, 35 (35)
[21] Par-delà bien et mal, §36
[22] Par-delà bien et mal, §12
[23] Par-delà bien et mal, §23
[24] Par-delà bien et mal, §23
[25] Cf. BLONDEL E., Nietzsche le corps et la culture. La philosophie comme généalogie philologique, L’Harmattan, Paris, 1986
[26] Humain trop humain, §1 « Chimie des idées et des sentiments »
[27] « Rien de bon n’est encore sorti de l’auto-contemplation de l’esprit. C’est seulement maintenant où l’on cherche à se renseigner sur tous les processus spirituels, sur la mémoire par exemple, au fil conducteur du corps, qu’on avance. » FP 1884, 26 (374)
[28] FP, 1885-1886, 2 (91)
[29] Le Gai Savoir, § 11
[30] « Boscovich nous apprit à abjurer notre croyance dans l’ultime réalité terrestre demeurée « immobile », notre croyance aux « corps », à la matière, à ce reste de terre, cette particule infime, l’atome. » Par-delà bien et mal, §12
[31] Le Gai Savoir, § 109
[32] Par-delà bien et mal, §19
[33] Par-delà bien et mal, §36
[34] FP 1885-1886, 2 (148)
[35] FOUCAULT M., Nietzsche, la généalogie, l’histoire, Hommage à Jean Hyppolite, Paris, PUF, coll. « Épiméthée », 1971, repris dans Dits et écrits, Gallimard, Paris, 1994, tome II, texte n°84, pp. 1010-1013
[36] FP 1886-1887, 5 (56)
[37] Cf. FRANCK D., Nietzsche et l’ombre de Dieu, PUF, Paris, 1998, pp. 286-288
[38] FP 1884, 34 (194)
[39] FP 1881, 11 (268)
[40] STIEGLER B., Nietzsche et la critique de la chair, PUF, Paris, 2005, p. 207
[41] FRANCK D., Nietzsche et l’ombre de Dieu, PUF, Paris, 1998, p.288
[42] STIEGLER B., Nietzsche et la critique de la chair, PUF, Paris, 2005, p. 204
[43] Cf. FP 1885, 35 (35)
[44] Cf. Par-delà bien et mal, §16
[45] Cf. FP 1885, 40 (38)
[46] Le Gai Savoir, §333
[47] Par-delà bien et mal, §230
[48] FP 1885, 38 (10)
[49] FP 1885, 37 (4)
[50] Le Voyageur et son ombre (Opinions et Sentences mêlées), § 17
[51] HEIDEGGER M., Nietzsche, Neske, 1961 ; trad. en français par Klossowski, Nietzsche, Gallimard, Paris 1971, t. II, p. 150
[52] Cf. STIEGLER B., Nietzsche et la critique de la chair, PUF, Paris, 2005, pp.15-17
[53] Cf. Par-delà bien et mal, §22
[54] Par-delà bien et mal, §22
[55] Le Gai Savoir, §109
[56] FP 1887, 9 (119)
[57] STIEGLER B., Nietzsche et la critique de la chair, PUF, Paris, 2005, p. 371
[58] « Ma tâche : la déshumanisation de la nature et ensuite la naturalisation de l’homme, une fois acquis le pur concept de nature. »FP 1881, 11 (211)
[59] Le Gai Savoir, §109
Toutes nos citations de Nietzsche suivent l’édition de référence établie par G. Colli et M. Montinari : Sämtliche Werke, Kritische Studienausgabe, Colli/Montinari (éd.), München/Berlin/New York, Dtv/W. de Gruyter, 1980 ; traduite en française par C. Heim, I. Hildenbrand et J. Gratien, Œuvres philosophiques complètes, Deleuze/de Gandillac (éd.), Paris, Gallimard, 1968.
Pour Nietzsche, nous citons d’abord l’ouvrage – FP s’il s’agit d’un fragment posthume – suivi du paragraphe, soit du sous-titre, et dans le cas des fragments posthumes, nous citons l’année et la numérotation de l’édition Colli-Montinari.
Si la VP est multiple, ne peut-on la voir comme des fragments d’énergie chaotique éventuellement groupés en vue de former une synthèse verbale signifiante à un niveau émergent d’organisation disons plus macroscopique, pouvant être conscientisé et fonctionnel. Un peu comme en mécanique quantique, les quanta seraient une base énergétique chaotique et invisible qui interfère avec la dynamique d’une matière d’un niveau supérieur d’organisation, matière équivalent à un condensé énergétique plus ou moins stabilisée et décomposable.
Ainsi, ces deux niveaux énergétique et matériel pourraient devenir plus composites qu’exclusifs.
Vue ainsi, la VP multiple de Nietzsche serait comparable au parlement des instincts chez Freud, lequel parlement demeure mobile, vulnérable et en devenir dans sa composition. Ce modèle du parlement des instincts serait analogue à un parlement d’État, comme son principe dynamique virtuel ou potentiel, préexistant à l’intérieur de chacun des représentants de l’État. Un peu comme le modèle d’atome sécable fut jadis conçu analogue au système planétaire gravitant autour d’une étoile, constitués à partir d’une nébuleuse.
D’autre part, même si l’article n’en parle pas, ne pas oublier que chez Nietzsche la VP multiple prend sa place dans un cadre relationnel quaternaire incluant Vie, VP, Éternel Retour et Surhumain. Sinon, isolée en elle-même, cette VP multiple constitue un moment critique adressé aux adversaires, qui perdrait quasiment en partie son sens ou même sa valeur dans la pensée de son auteur. L’abandon de son ouvrage sur la VP pourrait en témoigner.
Très bel article. Une construction remarquablement logique.
Merci pour ces découvertes.