Introduction
Quand la liberté se fait praxis commune dans le but de fonder la permanence du groupe en produisant sa propre inertie par elle-même et dans la réciprocité médiée, ce nouveau statut porte le nom du « serment ». La pratique du serment au sein du groupe peut prendre des formes très diverses suivant les situations et circonstances. Mais quelle que soit la forme sous laquelle il se présente, il est toujours conçu pour être une garantie du lien communal.
De la définition du serment
Dans son sens originel, le serment est réciprocité médiée. C’est de là que dérivent et prennent sens toutes ses formes possibles. Il faut bien noter qu’il est différent d’un contrat social ; il est une simple invention pratique, une « affirmation par le tiers de la permanence du groupe comme négation de sa négation extérieure »[1] ou de la réapparition de la multiplicité d’altérité ou d’extériorité. Le serment est donc une détermination inerte de l’avenir, dans la simple mesure où cette inertie signifie avant tout négation de la dialectique au sein de la dialectique elle-même. Ce qui veut dire qu’elle restera non-dialectique quelle que soit l’évolution des choses et celle des situations. En d’autres termes, « le groupe entrera dans des combinaisons dialectiques nouvelles qui le transformeront en tant que tel mais l’unité commune, c’est-à-dire son statut intérieur de groupe, ne peut en être changée »[2].
La raison d’être du mot d’ordre « jurons »
« Jurons ! » est le mot d’ordre du serment qu’il soit prononcé ou non. Il représente l’invention en tant qu’action régulatrice du tiers dans le groupe existant. Or, au nom de la réciprocité médiée, c’est-à-dire dans l’univers du « même », la crainte de la dissolution dispersive du tiers implique une crainte de tous ; de même que la possibilité de se retrouver isolé. Cela veut dire que toute « possibilité négative est donc en chacun et ici la même, l’envers de la praxis du groupe en fusion comme ubiquité. Et c’est là la possibilité en chacun de devenir par l’autre tiers, pour l’autre tiers, par soi-même et pour soi-même, l’Autre »[3]. Et c’est justement là que réside la raison d’être du mot d’ordre « jurons ! » : il est une réclamation à l’autre tiers d’une garantie objective afin qu’il ne devienne jamais l’Autre. Ainsi, au nom de la réciprocité médiée, celui qui a prêté serment me donne la garantie et me protège du danger en question ; par contre, si un tiers jure seul ou si tout le monde jure excepté moi, je serais dans ce cas le porteur potentiel du danger, autrement dit celui par qui l’altérité vient au groupe. En vérité, la conduite du serment ne peut pas ne pas être que commune. Chaque serment au tiers implique une dimension de communauté : il vient toucher chacun à travers tous.
La liberté du serment comme négation de l’Autre en se faisant autre pour elle-même
Il est important de préciser que « Le serment n’est ni une détermination subjective ni une simple détermination du discours, c’est une modification réelle du groupe par mon action régulatrice »[4]. Et il faut mettre en relief que le serment est une garantie de permanence me fournissant l’impossibilité objective et intérieur que l’altérité me vient du dehors ; et en même temps, il me fournit de barrage contre ma propre possibilité de me faire Autre, c’est-à-dire de trahir, de m’enfuir, comme avenir possible venant de moi aux Autres. Ici, c’est mon serment qui devient ma caution contre moi-même. Voilà les deux mouvements dans la conduite du serment comme liberté commune.
En tant qu’il est réciprocité médiée, l’indépassabilité de mon serment vient de l’autre tiers, c’est-à-dire de tous les tiers qui ont juré, qui jurent et qui jureront. Cela veut dire que « la caution que je donne à tel tiers est caution cautionnée par chacun et elle est aussi la même (…) que celle de tous ; elle se trouve donc être chez le tiers régulateur mon être-commun comme indépassabilité »[5]. Le serment du tiers est, comme le mien, régulateur dans la réciprocité médiée. En outre, c’est la praxis libre en tant que telle que la conduite du serment vise ; sans négliger le fait qu’il est une conduite qui cherche à limiter librement et volontairement cette liberté du dedans. Car afin d’être libre concrètement, ma liberté se limite librement de l’intérieur. C’est en se faisant autre pour elle-même que cela lui est possible. Ici, c’est par imprévisibilité de la conduite future que la liberté se donne une certitude pratique par le serment : elle se fait librement chose elle-même. Avec cette certitude pratique, tous les membres du groupe assermentés peuvent se compter dans la séparation. Comme tous les autres tiers, dans la réciprocité médiée, je suis la confiance et le courage de chacun. Ici, les actions de l’ennemi, comme la terreur, la torture, les propositions de négociation séparées seront toutes annihilées. Quant au groupe lui-même, tant que l’exigence du serment sur chaque tiers, le cadre incassable de sa permanence, et le fondement de toute praxis c’est-à-dire la préservation du pouvoir du groupe et son efficacité pratique sont maintenus, il reste indépassable.
La réinvention de la foi jurée comme réaffirmation de la peur
La réinvention de la foi jurée est constituée par une continuité dialectique à travers les expériences. En effet, il ne faut pas négliger le fait que c’est la peur qui est à l’origine du serment : la peur du tiers ou de moi-même. Et une fois assermenté et avoir atteint l’objet commun comme négation de la communauté de destin, le groupe embrasse un dévoilement d’un danger nouveau. Cela a lieu quand la pression ennemie relâche, alors que la menace persiste. Ici la peur est non seulement récidive, mais aussi elle s’amplifie. Car le danger pourrait être encore plus grave, l’ennemi aurait peut-être reçu des renforts. C’est le moment où le groupe survivant vit son expérience de vulnérabilité dans le concret, à travers des faits réels. Face à tout cela, seule l’affirmation de la peur, pas sa négation, et le fait de l’accepter et de la réutiliser comme moteur, seraient les seuls capables de dépasser ce danger nouveau : c’est la réinvention fondamentale du serment. Seule cette réinvention peut substituer, voire corriger cette nouvelle peur en tant que libre produit du groupe. Elle seule pourrait nous servir de préventive contre la terreur et les dangers. Autrement dit, le dépassement de l’imminence du danger de mort ici passe par la réaffirmation du groupe comme danger de mort. Ce qui veut dire que « Le tiers régulateur découvre dans la peur décroissante du danger la véritable menace qu’il faut compenser par une peur croissante de détruire le groupe lui-même »[6]. En d’autres termes, en absence de toutes pressions concrètes, le groupe doit se produire lui-même comme pression sur ses membres. Dans tout cela, l’objectif est de sauver l’intérêt commun. Et cette invention est belle et bien réelle qu’un ensemble de moyen idéaliste ; elle est la re-production commune et par réciprocité médiée d’un libre statut de violence. C’est la liberté de chacun qui réclame la violence de tous contre elle et contre la liberté de n’importe quel tiers comme sa défense contre elle-même qui est libre pouvoir de sécession et d’aliénation. Cette réclamation équivaut au fait d’installer la terreur en soi-même. Car le serment s’exprime de telle sorte : « je réclame qu’on me tue si je fais sécession »[7]. Ici, le « jurons » implique une transformation pratique du statut commun, et c’est la liberté commune qui se constitue comme terreur. Et celle-ci devient encore plus concrète et matérialisée quand tout le monde se met, par exemple, à jurer successivement sur une épée. Mais, si par malheur le danger de dissolution apparaît, il est de la responsabilité de chaque tiers de porter la sentence, pour chaque autre, au nom du groupe et l’exécuter. Cela veut dire que « l’être-dans-le-groupe comme indépassable limite se produit comme certitude de mourir si la limite est dépassée »[8]. Il est à noter que ce serment n’est ni ici une morale ni même un code.
L’indépassabilité du groupe en tant qu’unique droit de vie et de mort
Il faut préciser que l’introduction d’un être ou des objets transcendants comme Dieu, ou la croix, ou encore la bible dans le serment qui est une opération matérielle, a très peu d’importance, voire n’en a rien du tout. En tout cas, la transcendance est déjà présente dans le groupe assermenté en tant que droit absolu de tous sur chacun, ou pouvoir absolu de l’homme sur l’homme dans la réciprocité. Dieu ou la croix n’a plus rien à ajouter à ce caractère. Par contre, lorsqu’il s’agit d’un groupe institué dans une société profondément religieuse, le serment qui s’opère sous l’œil de Dieu et réclame des châtiments divins pour celui qui le violera ne va pas à l’encontre du statut même du groupe. Ici, Dieu ne se ferait seulement l’exécuteur des hautes œuvres du groupe, mais aussi il serait le substitut du bourreau. Et l’engagement envers lui n’est qu’un substitut de l’intégration immanente. De toute manière, si le serment est trahi, rien n’empêche la mise à mort du traitre par le groupe. Car le droit de vie et de mort, comme sens de la garantie, est le statut même du groupe quel que soit le lien au transcendant. C’est ainsi que le groupe menacé de se dissoudre se fait lui-même moyen à consolider. Avec cela, au lieu d’engendrer la séparation, la terreur est transformée en unification. Elle devient une unité première.
Conclusion
En somme, le serment est l’indépassable, l’indissoluble, l’éternité du présent dans l’avenir. Le pacte écrit, ainsi que la salle contenant autrefois, devient, à partir de la dispersion, produit intériorisé et médiation matérielle entre les membres. Cela n’est pas le but principal du groupe en tant qu’être, mais la conservation éternelle et figée de son apparition au monde ; c’est aussi le commencement de l’humanité dont le serment est son acte créateur. Ainsi, c’est en chacun et par chacun que la production d’un groupe constitué se fait en tant que propre naissance d’individu commun. Et la saisie de cette naissance d’individu commun produite au sein du groupe et par le groupe se réalise dans la fraternité qui n’est autre que le produit du serment.
[1] Jean-Paul Sartre, Critique de la raison dialectique, tome 1, précédé de Questions de méthodes, Ed. Gallimard, Paris, 1960, P.440
[2] Jean-Paul Sartre, Ibid., P.440
[3] Jean-Paul Sartre, Ibid., P.440
[4] Jean-Paul Sartre, Ibid., P.441
[5] Jean-Paul Sartre, Ibid., P.443
[6] Jean-Paul Sartre, Ibid., P.448
[7] Jean-Paul Sartre, Ibid., P.449
[8] Jean-Paul Sartre, Ibid., P.449