La mondialisation selon Karl MARX

 

Introduction

La mondialisation se définit comme une complexité de mouvements et de rapports par lesquels les êtres humains et les sociétés humaines du monde, dans leur multiplicité, ne peuvent qu’entretenir des relations universelles d’ouverture les uns avec les autres. Pour Marx, cette mondialisation est un fait historique dont l’origine ontologique est l’universalité vocationnelle de l’essence humaine. Le concept d’universel annonce l’idée de totalité d’éléments multiples dont chacun est particulier par rapport aux autres. Un être universel est un être doué de capacité de s’étendre à cette totalité. Il est nécessairement un être libre. Détermination fondamentale de l’être universel, la liberté se comprend comme possibilité sans limite ni borne. Deux concepts qui s’interpellent, l’universalité et la liberté sont inséparables. Car, sans la liberté, un être universel ne serait plus ce qu’il est, il serait limité ou borné. Principe de l’être universel, la liberté est un concept fondamental dans l’étude de cet être.  L’être universel dont il est question ici est l’homme dans son essence. Le concept d’essence signifie l’identité irréductible d’un être. Pour Marx, sur l’essence humaine est inscrite une vocation à l’universel. Définie comme possibilité ou potentialité ou virtualité ou disposition, cette vocation renvoie à une hypothèse philosophique selon laquelle, l’essence humaine universelle est à produire. Alors, la vocation humaine à la mondialisation se conçoit-elle comme des possibilités pour l’homme de s’ouvrir à toutes les dimensions de son essence ? Le travail n’est –t- il pas le principe de réalisation de ces possibilités ? Comment se réalise le processus historique qui aboutit à la  mondialisation ? L’ensemble de ces questions forment la problématique de notre recherche. Pour la résoudre, nous allons démontrer les possibilités d’ouverture à l’universel inscrites sur l’essence humaine dans ses dimensions  subjective, objective et sociale. Puis, il sera question d’affirmer que ce sont ces possibilités qui permettent à l’homme de mondialiser progressivement son histoire  au moyen du travail.

 

I -L’universalité vocationnelle de l’essence humaine

1- L’ouverture subjective

La théorie marxienne de la subjectivité est marquée par la critique de l’idéalisme hégélien qui réduit l’homme à la conscience de soi identifiée à l’Idée ou à l’Esprit donc à l’être abstrait. En critiquant cette théorie hégélienne de l’homme, Marx rejoint la conception feuerbachienne de l’homme. Feuerbach affirme que l’homme est un être naturel, subjectif, corporel dont les besoins et les sens sont aussi naturels. Il porte en lui-même son genre ou son espèce. La naturalité, la sensibilisé et le genre particularisent l’homme feuerbachien. Dans L’essence du Christianisme ,Feuerbach affirme que c’est le genre en l’homme qui fait qu’il est un être libre et universel capable de prendre ce genre en soi comme objet et sujet de son ouverture à soi en se pensant et se parlant. «La vie intérieure de l’homme, c’est sa vie dans ses rapports avec son espèce, son être ; quand l’homme pense, c’est-à-dire, il converse, il parle avec lui-même… Il est à lui-même tout à la fois moi et toi …» [1]

Marx reprend cet homme feuerbachien en affirmant que l’homme est un être naturel humain .Par son humanité, l’homme fait l’expérience de sa différence spécifique par rapport à la nature. Selon la tradition philosophique, la raison, la pensée, l’intelligence, la conscience, la volonté et l’amour sont les déterminations spécifiques de l’humanité. Marx reconnaît la place prépondérante de ces déterminations dans le statut ontologique de l’homme. Il soutient néanmoins la thèse selon laquelle, à ces déterminations, s’ajoute une double détermination  générique de l’être humain caractérisée essentiellement par sa liberté et son universalité.  Dans Les Manuscrits de 1844, Marx s’inspire de la thèse feuerbachienne sur l’homme générique universel dont le rapport à soi est  un rapport au genre « parce qu’il se comporte vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis du genre actuel vivant, parce qu’il se comporte vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis d’un être universel, donc libre. »  [2]

Marx conçoit l’homme générique non seulement du point de vue théorique, mais également dans la pratique. L’homme marxien est un individu dont le genre est révélé par sa vie pratique.  Dans sa vie théorique, son genre existe en lui à l’état potentiel. Il s’agit du genre inachevé, à réaliser. La pratique est la condition du processus de son achèvement. Grâce à ce genre, il est individuellement le représentant de l’humanité  virtuelle en lui. Sa liberté se définit immédiatement comme une possibilité d’ouverture à la fois théorique et pratique à toutes ses forces subjectives  génériques, sans être borné à une fraction  de ces forces. Quand il agit, il est possible pour lui de se laisser déterminer  par une multiplicité de ses forces essentielles subjectives comme son intelligence, sa pensée, sa conscience, sa volonté, son amour, ses sens, ses besoins, sa souffrance et sa passion. Pour Marx, «…ces forces existent en lui sous forme de dispositions et de capacités, sous la forme d’inclinations. (…)[3]Leur totalité fonde la liberté et l’universalité de l’homme. C’est ce qui permet d’affirmer qu’il est un être virtuellement libre surtout au moment où il travaille. Autrement dit, les forces essentielles génériques en lui ne sont pas immédiatement développées. Sa liberté et son universalité sont à produire.  Il est un être en quête de son essence universelle. Il ne peut s’affirmer comme un être réellement universel que si ses facultés génériques sont réellement développées à travers l’histoire. L’homme peut découvrir sa possibilité de s’universaliser aussi bien dans son ouverture subjective que dans son ouverture objective.

 2-  Ouverture objective

La subjectivité et l’objectivité de l’essence humaine sont inséparables. C’est parce que l’homme est un être  subjectif naturel qu’il s’ouvre nécessairement aux objets de la nature. Cette ouverture lui permet d’entrer en contact avec la réalité objective de son essence subjective. « La nature c’est-à-dire, la nature qui n’est pas elle-même le corps humain, est le corps non organique de l’homme ».[4] «. Etre objectif, naturel, sensible, c’est la même chose qu’avoir en dehors de soi objet, nature, sens (…) ». [5] L’homme n’est pas uniquement une partie de la nature, mais aussi un être vivant. Toute vie est douée des besoins à satisfaire. L’ouverture aux objets de la nature hors de soi permet à l’homme de satisfaire ses besoins vitaux comme les besoins de manger, de boire, de se vêtir, de se loger et les autres.  La faim est un besoin qui pousse l’homme à s’ouvrir hors de lui, aux objets naturels capables de la calmer. Il en est de même de la soif. En l’homme, le besoin est ressenti comme un manque. Les objets dont il a besoin lui manquent. Il n’a soif que parce que l’eau manque en lui. Ce manque est vécu comme une souffrance. Tout homme qui a faim souffre nécessairement. Et, c’est précisément sa souffrance qui le pousse à s’ouvrir aux objets posés hors de lui dans le but de satisfaire ses besoins. Pour Marx, le rapport de l’homme à ces objets extérieurs nécessaires à sa survie est un rapport à soi ou à son identité essentielle objective parce qu’ils constituent ce sans quoi, l’homme ne pourrait pas survivre. Il ne peut pas non plus se suffire de lui-même pour utiliser ses organes de sens. Il est un être totalement dépendant de la nature extérieure. L’œil dépend de la lumière pour pouvoir voir. Les objets de la nature extérieure sont aussi essentiels pour les facultés intellectuelles parce qu’elles sont liées à cette nature extérieure d’une manière indissociable. « … les plantes, les animaux, les pierres, l’air, la lumière, etc constituent du point de vue théorique une partie de la conscience humaine(…) – qu’ils constituent sa nature intellectuelle non organique, qu’ils sont des moyens de subsistance intellectuelle non organique ».  [6]

Nous venons d’affirmer que les besoins vitaux, les organes de sens et les besoins intellectuels renvoient l’homme à s’ouvrir à la nature extérieure. Il est possible pour lui d’étendre cette ouverture à tous les objets de la nature. Inscrite sur son essence subjective, cette possibilité est une autre manière de dire que l’homme est ouvert à l’universel défini comme  totalité des objets de la nature. Cela réaffirme que sa vocation à l’universel est un fait naturel. « Toujours, l’homme reste tourné vers la nature, mais il se tournera vers elle sous le mode d’être tourné vers soi-même comme être universel. ». [7]p127

Cependant, immédiatement, l’homme défini comme un être naturel est un sujet en opposition à l’objet naturel hors de lui.  Car, cet objet naturel n’est pas immédiatement humain. Il résiste à l’homme à partir de sa loi et de sa forme lesquelles ne sont pas immédiatement conformes à la volonté humaine. Cette nature inhumaine porte en elle-même, sous une forme latente, l’essence universelle et objective de l’homme. Une telle essence est à conquérir à travers l’histoire. Pour l’homme, son ouverture ne se limite pas à la nature hors de lui, mais s’étend aussi à l’autre homme.

3 – Ouverture humaine

L’ouverture humaine se manifeste comme une autre manière de prouver l’universalité virtuelle de la nature humaine. Cette universalité se comprend comme la capacité humaine de s’ouvrir à l’ensemble de l’humanité.  Sur son essence sont inscrites des dispositions au rapport social. Cela  s’explique par l’égalité naturelle entre tous les hommes devant des faits naturels communs à eux à savoir le genre et la corporéité. L’homme à qui un individu s’ouvre est son identité. Il en est de même de l’inverse. Il y a  donc une unité virtuellement universelle entre tous les hommes. C’est cette unité que nous appelons la sociabilité naturelle de l’homme.

Marx affirme que la preuve tangible de l’universalité de l’homme réside dans sa capacité d’être producteur, travailleur et créateur d’une communauté réellement universelle dans laquelle son être générique se réalisera. Car, l’être générique de l’homme n’est pas donné, il est à produire dans la collaboration active avec les autres, sur la base de la transformation de la nature. Dans le processus de production, le lien qui unit les hommes n’est pas uniquement un fait naturel mais aussi l’activité productrice. Travailler est une manière pour un individu de s’ouvrir aux autres. Son travail n’est pas uniquement le sien. Il appartient aussi à une totalité des individus qui forment l’humanité parce qu’il les unit. C’est pourquoi, Jean Yves CALVEZ écrit : « Déjà la relation de l’homme à la nature appelle celle de l’homme à l’autre l’homme. L’homme apparaît, en effet comme vocation universelle et générique, comme dit Marx, (…) ».  [8]

Ce rapport à la nature tend à développer la nature de l’homme comme sa liberté et son universalité.  C’est à titre de membre de la communauté humaine, une et indivisible, constituée des individus actifs que l’homme répond peu à peu à l’exigence de sa liberté universelle et générique. Définie comme ouverture à une diversité de directions et d’individus, cette liberté prend cette communauté comme condition de son développement progressif. Ce que Marx veut soutenir est la liberté en devenir, en développement incessant, donc la liberté acquise durant un processus historique. Conçue comme telle, la liberté cesse d’être un concept purement abstrait. Elle est une réalité historique concrète et produite par la communauté des hommes actifs qui travaillent ensemble pour dominer la nature. Au cours de cette domination, leur puissance est susceptible de se développer à condition que les uns partagent leurs techniques avec les autres et réciproquement. Ce partage assure la rencontre et la confrontation d’une multiplicité des techniques provenant d’une diversité d’individus. Ce qui permet à chacun d’enrichir la technique qu’il a déjà acquise, de dépasser ses limites et d’élargir sans cesse les directions de ses activités. « C’est seulement dans la communauté avec d’autres que chaque individu a les moyens de développer ses facultés dans tous les sens »[9]. C’est seulement dans la communauté que la liberté personnelle est donc possible ».[10]

Le rapport actif de l’homme à la nature tend à créer non seulement les possibilités de développer la liberté et l’universalité de l’homme, mais aussi, l’avènement de la mondialisation. Car, hors de la coopération réelle, l’homme se trouve dans une impossibilité de réaliser sa vocation à la mondialisation. Résultat d’un long processus historique, la collaboration à une échelle mondiale est une possibilité fondée sur le travail, et les échanges progressives des  pensées, des idées, des savoirs, des techniques, des expériences, etc.

Bref, l’universalité vocationnelle de l’essence humaine se comprend comme possibilités pour tout individu de s’ouvrir à la totalité des forces essentielles génériques en lui, à tous les objets de la nature, et à l’ensemble des individus qui constituent l’humanité. Ces possibilités  ne se réalisent que dans et par le travail.

 

II -Le travail et l’universalité vocationnelle de l’essence de l’homme

Pour Marx, le travail humain est universel parce qu’il comporte quatre dimensions fondamentales dont l’unité constitue l’essence, la raison d’être et le fondement du travail humain. Ce sont la dimension subjective, la dimension objective, la dimension instrumentale et l’œuvre. C’est dans le Capital livre I que Marx nous montre l’unité de ces quatre dimensions. La réalisation effective de la vocation ontologique de l’homme dépend de ce travail humain à quatre dimensions. La question se pose pour savoir comment chaque dimension de ce travail réalise cette vocation ontologique.

1 – Homme : sujet universel du travail

La dimension subjective du travail désigne que l’homme est le sujet universel de ce travail humain. Conçu comme sujet, il est l’auteur et l’acteur de toutes les activités humaines. Car, il engage toutes les dimensions fondamentales de son être pour travailler. Comme tout être vivant, l’homme met d’abord en œuvre sa dimension physique pour  réaliser son travail.  Il mobilise tous ses éléments physiologiques. Ce qui  atteste que dans son travail, l’homme fait partie intégrante d’une puissance naturelle. Et il n’y a pas de différence entre l’activité animale et la forme primordiale du travail humain. Cependant, ce travail humain ne se limite pas à son mode purement instinctif, parce qu’il est une activité qui engage aussi les autres dimensions de la nature humaine, comme celles intellectuelles. Alors, « Le résultat auquel le travail aboutit, préexiste idéalement dans l’imagination du travailleur. »[11]

L’homme est un sujet générique du travail humain parce qu’il en est le concepteur. Avant qu’il n’agisse physiquement sur l’objet naturel, sa conscience se meut et tend à percevoir la forme qu’il va donner à cet objet naturel. Capable d’anticiper la forme de l’œuvre, l’homme est un sujet conscient et libre de son travail. Il veut et connaît son action ainsi que sa forme anticipée. C’est lui qui agit sur elle et la détermine. Dans ce cas, sa liberté s’explique par le fait qu’il est capable de concevoir non seulement une seule forme mais une diversité des formes de son œuvre. Ce qui prouve l’affirmation selon laquelle l’homme est, par essence, un être illimité. En faisant l’expérience d’une telle imagination, il se sait qu’il est un sujet universel du travail. Il s’agit d’une universalité  vérifiable. Car, au départ, sa liberté et son université sont abstraites puis deviennent  réelles dans son travail.  L’homme travailleur réalise son essence. Mais,  cette réalisation exige l’usage de l’instrument.

2-Dimension instrumentale du travail

La dimension instrumentale désigne l’ensemble des moyens de travail avec lesquels l’homme agit sur l’objet de son travail. Cette dimension est une médiation entre  l’homme et la nature, entre le sujet et l’objet. L’observation de l’histoire du concept de travail humain permet de dire que la main est la première manifestation de l’outil.  Or, la main n’est pas uniquement un outil mais plusieurs. L’usage de la main permet de réaliser la possibilité d’utiliser beaucoup d’outils. Car, elle peut remplacer et conduire une diversité d’outils. Puis, elle peut jouer des fonctions multiples parce qu’elle « frappe et bénit, reçoit et donne, alimente, prête serment, bat la mesure, lit chez l’aveugle, parle pour le muet, se tend vers l’ami, se dresse contre l’adversaire et (…) se fait marteau, tenaille, alphabet »[12]

La réalité quotidienne atteste que l’homme ne se contente pas d’utiliser l’outil naturel parce que ce dernier ne répond pas à ses besoins toujours appelés à se développer. Il se trouve dans une nécessité de fabriquer l’outil.  L’outil fabriqué sert à accentuer les puissances humaines à réaliser les virtualités inscrites sur son essence. Au cours de cette réalisation, l’outil  relie la subjectivité humaine à l’objectivité de la nature.

Cet outil fabriqué est susceptible d’une amélioration permanente si bien que de plus en plus de domaines nouveaux de la nature sont rendus accessibles par l’homme. Cela signifie qu’avec le développement d’outil artificiel, la maîtrise de la nature par l’homme augmente peu à peu en extension et en intensité. Les objets de la nature finissent par obéir à la volonté humaine même s’ils sont régis par une loi rigide. Ce processus de développement de moyen de travail permet à l’homme d’étendre son histoire à une échelle illimitée. Cela n’est possible que parce qu’il continue à agir sur la nature.

3 – Nature : objet du travail humain

La dimension objective du travail humain est une exigence de l’objectivité de l’essence humaine. C’est parce que l’homme est un être objectif que son travail doit l’être aussi. L’être objectif naturel travaille d’une manière objective. Le comportement pratique de l’homme dans ses rapports avec les objets de la nature manifeste que dans sa vie pratique, il ne peut pas se séparer des objets naturels. Ses activités  ne se réalisent que dans son rapport avec la nature extérieure. Travail humain et objet naturel sont liés dans la mesure où l’un perd son utilité sans l’autre. « (…) la nature prise abstraitement, isolée, fixée dans la séparation de l’homme n’est rien pour lui. »[13]. Cela veut dire que la nature n’a ni de sens ni de raison d’être que dans le cadre de la praxis humaine.

Pour Marx, quand l’homme agit sur la nature, des échanges matériels entre lui et cette nature se produisent de façon dialectique pour humaniser la nature et en même temps pour naturaliser l’homme. Cette naturalisation de l’homme est le processus durant lequel il s’approprie les objets de la nature pour satisfaire ses besoins. Puis, la nature est humanisée lorsque sa forme objective est imprégnée da la qualité subjective humaine véhiculée par le travail. C’est cette qualité qui fait que l’objet naturel est devenu plus proche de l’homme. Il reçoit une nouvelle forme riche en humanité. Cette humanisation se réalise peu à peu dans et au cours de l’histoire. Grâce à la transformation qu’elle subit, la nature devient l’essence humaine objective. «  La nature en devenir dans l’histoire humaine (…) est la nature réelle de l’homme, (…) la nature anthropologique véritable. »[14]. Ce  qui veut dire aussi que le devenir historique de l’homme se fonde sur la nature. En travaillant l’objet naturel, l’homme finit par produire l’histoire humaine. L’histoire de la nature se réalise en même temps que celle de l’homme. L’histoire humaine est « une partie réelle de l’histoire de la nature, de la transformation de la nature en l’homme. »[15].Donc, la nature travaillée devient un fait historique et une œuvre humaine.

4 – Œuvre : manifestation objective de l’universalité de l’essence humaine

D’une manière générale, une œuvre est l’unité de l’homme et de la nature, de la subjectivité et de l’objectivité, de la forme et de la matière.  Substantielle, cette unité s’explique par le fait que la matière qui constitue l’œuvre vient de la nature, et la  forme qui détermine l’essence de l’œuvre dérive de la subjectivité de l’homme. C’est la raison pour laquelle, Hegel soutient l’idée que l’œuvre est le concept devenu réalité objective. La table concrète est une œuvre dans laquelle s’incarne le concept de table.

Disciple de Hegel, Marx affirme que l’universalité objective de l’essence humaine trouve son expression la plus achevée dans l’œuvre. Celle-ci n’est rien d’autre que l’objectivation ou l’exposition de cette essence universelle. Abstraite et potentielle qu’elle était en l’homme, cette essence devient réelle dans l’œuvre définie comme monde objectif élaboré par lui-même. L’universalité vocationnelle de l’essence humaine devient donc une universalité réelle dans et sur l’œuvre. «L’objet du travail est donc l’objectivation de la vie générique de l’homme :… »[16]. L’universalité de l’œuvre de l’homme est la preuve la plus concrète de l’universalité  de son essence et de sa manière de travailler. Comment cette universalité se manifeste –t- elle ?

En tant qu’être générique, l’individu de l’espèce humaine est un être ouvert à l’autre par la médiation de son œuvre. Celle-ci s’offre à l’autre comme objet de consommation ou comme objet de contemplation. Si l’œuvre, créée par soi, est devenue comme tel, c’est que l’homme travailleur produit l’existence de l’autre homme. Dans cette production, il assure le maintien de vie en l’autre. L’homme est un produit du travail. Il produit l’œuvre non seulement pour un autre mais également pour tous les hommes. Ces derniers se produisent mutuellement. Car, l’œuvre est la réalité concrète de l’unité du genre humain, l’unité universelle de l’humanité, de tous les hommes.  Cette  sociabilité de l’œuvre signifie aussi qu’elle porte en elle cette origine selon laquelle elle vient de l’autre pour moi et de moi pour l’autre.

Nous venons de démontrer que le travail dans toutes ses dimensions révèle l’essence universelle de l’homme. Mais, il faut que ce travail s’organise dans de diverses sociétés et modes de production à travers l’histoire pour pouvoir réaliser progressivement cette vocation humaine à la mondialisation.

 

  III – Processus de la mondialisation de l’histoire

1-  Essence de  l’histoire et de diverses communautés  ethniques originelles

Pour Marx, l’essence humaine qui se développe pour devenir la mondialisation n’est rien d’autre que l’essence de l’histoire. Il s’agit des forces productives et des rapports de production. Celles-là sont l’unité entre les forces subjectives du travail et les moyens de travail. C’est dans la multiplicité des communautés ethnoculturelles originelles que se réalise le processus historique de développement de ses forces productives. Chaque communauté ethnique originelle est formée par des individus qui travaillent.  Ce sont leurs activités qui forment le principe ontologique de l’histoire et le principe de son intelligibilité dans leur communauté. Ils sont les auteurs et les acteurs de l’histoire dont l’essence se définit comme l’unité substantielle entre les éléments réels suivants : la production permanente des besoins vitaux et des moyens de satisfaire de nouveaux besoins, la reproduction permanente de la vie dans la famille, la coopération entre les hommes. Cependant, ce qui change d’une communauté ethnique à une autre, c’est l’organisation de cette essence. D’une manière générale, la réalité d’une telle organisation est l’unité substantielle et dialectique de l’infrastructure économique et des superstructures idéologiques. Les mouvements dialectiques au sein de la formation économico-sociale constituent la loi universelle de l’histoire dans sa dimension temporelle. Bien que chacune des communautés ethniques réalise à sa manière cette essence de l’histoire et sa loi universelle, nous remarquons qu’il y a une inégalité de développement historique entre ces communautés ethniques. Les unes sont moins développées que les autres. De cette inégalité, Marx essaie d’extraire le sens de l’histoire universelle dans sa dimension temporelle.

2- Le sens de l’histoire

Le sens de l’histoire dont il est question ici veut dire la direction des évènements historiques et la signification des forces qui font tendre ces évènements vers l’avènement de la mondialisation. Depuis l’origine jusqu’à maintenant, ce sens se manifeste dans et pendant les moments des modes de production asiatique, esclavagiste, féodale et capitaliste. Parmi ces modes de production, il n’y a que le mode de production capitaliste qui puisse répondre à l’exigence de la vocation ontologique de l’homme à la mondialisation. Celle-ci se réalise à travers les trois périodes de développement de ce mode de production capitaliste en Europe à savoir, la corporation, la manufacture et le machinisme. La période corporative est marquée par les relations commerciales entre les individus de différentes villes voisines. Comme le marché est en extension incessante, la bourgeoisie capitaliste crée l’industrie manufacturière où la division de travail devient de plus en plus poussée. Elle impose à chaque ouvrier une opération parcellaire spécialisée avec des outils spécialisés. Ce qui a permis d’accentuer la productivité et d’étendre le commerce hors de l’Europe. Incapable de répondre à la demande grandissante, la manufacture perd petit à petit sa domination. Malgré cela, la bourgeoisie capitaliste arrive à élargir le marché à tous les continents grâce à la science de la nature conduisant à la révolution industrielle. Pour Marx, cette révolution vient des passages du travail manuel au travail mécanisé et de la machine-outil isolée aux diverses machines-outils combinées. La grande industrie avec sa productivité illimitée liée à l’extension illimitée du marché est la réalité effective de cette révolution et permet à l’humanité de réaliser sa vocation historique à la mondialisation

Les forces productives de cette mondialisation de l’histoire s’interprètent comme unité substantielle dynamique, complexe et objective d’une pluralité de processus. Les plus importants d’entre eux sont les processus économiques et techniques. Le processus technique peut prendre l’exemple de l’omnipotence et de l’omniprésence de la technologie et de son développement illimité dans toutes les dimensions de l’existence et de l’activité de l’humanité. Cette double détermination se voit surtout dans les moyens de communication universelle. C’est l’unité objective de ce multiple processus qui garantit l’unification matérielle de l’humanité. En réduisant l’espace, les moyens  développés de transport permettent à la multiplicité d’individus de circuler d’une manière universelle dans ce monde et d’aller visiter une pluralité des lieux sur la planète terre. Mais, en même temps,  toutes les cultures  non capitalistes disparaissent peu à peu en raison de la domination violente du capitalisme. La nécessité économique de vendre des marchandises que le marché  national ne peut plus absorber crée chez la bourgeoisie capitaliste les besoins impérieux de débouchés toujours nouveaux. Cela pousse cette bourgeoisie capitaliste à envahir le monde dans son entièreté: « Il lui faut s’implanter partout, exploiter partout, établir partout des relations »[17]. Le concept partout traduit le fait que cette omniprésence devient désormais une détermination ontologique de la bourgeoisie capitaliste. Le marché mondial n’est rien d’autre que la réalité existentielle de cette omniprésence : « Par l’exploitation du marché mondial, la bourgeoisie donne un caractère cosmopolite à la production et à la consommation de tous les pays. »[18] En conséquence, tous les hommes de différents pays surtout dans les villes consomment les mêmes produits et ont les mêmes manières de se divertir voire de vivre.

Les forces productives de mondialisation de l’histoire et d’unification matérielle de l’humanité donnent à celle-ci la fierté d’une puissance. Or, cette puissance parait illimitée, incompréhensible et miraculeuse aux yeux de la masse ou de la grande majorité des hommes. Les compétences nécessaires à la compréhension des mécanismes de fonctionnement de ces forces productives de l’histoire mondiale manquent à la plupart des hommes. Car, ils sont aliénés.

L’aliénation se manifeste comme mouvement d’extériorisation qui transforme des capacités vitales intrinsèques à un individu en « objets » doués d’une certaine autonomie. Ces « objets » ne sont rien d’autre que ses capacités aliénées. Elles sont aliénées parce qu’elles sont extérieures et étrangères à sa vie réelle. Elles échappent à son contrôle conscient et volontaire. Leurs mouvements vont dominer les mouvements réels de la vie de l’individu. Pour Marx, ces « objets » devenus puissances aliénées et aliénantes ne sont rien d’autres que les produits des mouvements subjectifs, créateurs de la vie humaine, des produits séparés de la vie. Parmi ces produits, nous pouvons citer les forces productives de la mondialisation de l’histoire. En ce sens, la mondialisation est une mondialisation aliénée et aliénante parce que les forces qui la produisent apparaissent comme totalité objective et indépendante de la totalité subjective de l’humanité. Ces forces se manifestent comme ordre investi d’une puissance échappant à la puissance subjective de la multiplicité des individus membres de l’espèce humaine. Cet ordre mondialise  leur histoire et  « leur apparaît au contraire comme une puissance étrangère, située en dehors d’eux, dont ils ne savent ni d’où elle vient ni où elle va, qu’ils ne peuvent donc plus dominer…»[19].

Pour sortir de cette aliénation, Marx propose comme solution le communisme. L’appropriation universelle de ces forces productives par la multiplicité d’individus librement associés transformera la mondialisation  aliénée et aliénante dans sa version capitaliste en mondialisation vraiment humaine, voulue et consciente. Telle est la mission de la révolution communiste dont la tâche est de maîtriser consciemment et volontairement ces forces productives de la mondialisation. La mondialisation dans sa version communiste reconnaîtra les richesses culturelles, spirituelles, intellectuelles, matérielles, esthétiques de toutes les communautés ethniques du monde.

 

Conclusion

Au terme de cette investigation, il est nécessaire d’affirmer l’originalité de la pensée marxienne dans son humanisme. Ce dernier consiste à prendre l’essence humaine dans toutes ses dimensions comme des possibilités  naturelles indéniables de la mondialisation. La vie humaine exprimée par le travail à quatre dimensions constitue le principe du processus de la réalisation de ces possibilités. Ce processus se manifeste au cours de différents modes de production qui se succèdent durant l’histoire de l’humanité. Mais, la particularité du mode de production capitaliste réside dans ses capacités économiques, techniques et scientifiques à faire apparaitre la mondialisation.

Originale, la pensée de Marx garde encore son actualité. Car, au nom de l’idée qu’il se fait de l’homme dont les déterminations essentielles sont la liberté et l’universalité, la pensée marxienne dénonce le phénomène de mondialisation actuelle. Ce phénomène est régi par la logique économique qui domine toutes les dimensions de l’existence de l’homme. Elle devient une valeur axiologique universelle à travers laquelle tous les objets de la nature, toutes les activités humaines, toutes les œuvres humaines sont évaluées. Au nom de la liberté humaine et de la diversité de l’humanité, nous pouvons utiliser la pensée marxienne pour dénoncer le matérialisme économique de l’histoire mondiale actuelle. Car, cette histoire est soumise à la marchandisation universelle sans égard pour les lois, les coutumes, ou les peuples. C’est à cause d’une telle marchandisation que l’humanité actuelle vit sous la domination de cet imperium au sens du pouvoir absolu. Il s’agit d’un empire marchand qui représente l’aspect politique d’une réalité mondiale. Son aspect économique est le capitalisme. De nos jours, ce dernier domine grâce à des vecteurs spécifiques (institution internationale, Banque mondiale, F.M.I. et entreprise transnationale) qui organisent les relations entre les communautés ethniques. Ce capitalisme a pour ambition, largement réalisée, de faire entrer dans la sphère marchande toutes les activités humaines. La logique de l’économie marchande actuelle instrumentalise l’homme. Dans ce cas, la pensée de Marx propose une logique humaine qui prend l’humanité dans son entièreté comme principe et fin de la logique économique.

 

Par BEHAJAINA Ferdinand, doctorant de l’Université de TOLIARA à MADAGASCAR

 

[1] L Feuerbach, L’essence du Christianisme. https ;//upload.wikimedia.org  wikipedia commons  Traduction de l’Allemand avec l’autorisation de l’auteur par Joseph ROY, Paris, Librairie Internationale, 1864 p 22

[2]Karl Marx. Manuscrits de 1844. Paris : éd, Sociales ; p. 61

[3] Ibd. p.137

[4] Ibd. p.138

[5] Ibd. p137

 

[6]Karl Marx. Manuscrits de 1844. .p. 62

[7]Jean Yves CALVEZ. La Pensé de Karl Marx. Paris : éd, Seuil ;  p. 127

[8]  Jean Yves CALVEZ. La Pensée de Karl Marx. p. 127

[9]Marx et Engels. Idéologie Allemande. Paris : éd, sociales ; p. 62.

[10] Ibd P. 63

[11]Karl Marx. Le Capital I. Moscou : éd, Progrès ; pp.178-179

[12] Thomas de KONINCK. De la dignité humaine. Paris : éd, P.U.F. ; p. 103

[13]Karl Marx. Manuscrits de 1844.  p.147

[14] Ibd.  p. 96

[15] Ibid. p.96

[16] Ibd.  p. 64

[17] Marx et Engels. Idéologie Allemande. p. 38

[18]Marx et Engels. Manifeste du parti communiste. Paris : éd, Nathan ; p. 38

[19] Marx et Engels. Idéologie Allemande. pp. 32-33

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