La Philosophie de François Jullien

Deux ouvrages publiés la même année chez Grasset, une pensée originale et percutante, deux raisons suffisantes pour proposer un retour sur la pensée du sinologue et philosophe français François Jullien.

Dé-coïncidence

François Jullien explore avec Dé-coïncidence un sujet qui suscite bien des débats en philosophie et en psychanalyse. Et le philosophe a un constat saisissant : le meilleur exemple de dé-coïncidence est le christianisme, au travers de la Sainte Trinité. Cohérence ou non, en soi et dans le monde ; le puzzle semble insoluble. Dans cet essai saisissant mais réservé à un public averti, F. Jullien vient encore une fois bouleverser nos idées reçues. A coups de marteau ?

La dé-coïncidence est un concept puissant, parce que relié à l’existence. L’on dé-coïncide pour « sortir de l’adéquation d’un soi, de son adaptation en un monde, et cela par soi-même, c’est là ce que signifie proprement exister. » La dé-coïncidence crée ainsi un écart fertile, une brèche dans laquelle s’engouffre la vie, pleine et entière. En clair, la plus haute définition de la vie n’est pas la coïncidence. Au contraire, c’est parce qu’il y a distance que la conscience advient. Le décalage entre notre esprit et son environnement, qui permet à la conscience de s’exprimer, est si naturel que nous l’oublions. Et pourtant, sans ce décalage, l’individu serait transparent, perméable au monde extérieur et aux autres. L’auteur explique ainsi préférer le concept de dé-coïncidence aux « désoccultation » et « désabritement » heideggériens pour penser le retrait de l’Être au monde.

« Qu’est-ce qui empêche en elle-même ma prise de conscience si ce n’est que ma capacité de conscience, tant qu’elle reste coïncidente avec mon esprit qui lui-même vise, par vocation, à la coïncidence, c’est-à-dire qu’elle se laisse régir selon le mode d’adéquation et d’adaptation que requiert l’esprit, n’a pas besoin d’émerger en propre ? » (page 76)

François Jullien rappelle aussi la projection dont nous sommes les acteurs. Le présent ne suffit pas à l’homme, il tend vers un futur (aussi fini soit-il, du fait de la mortalité humaine). De sujet, il devient projet, tout en demeurant ancré dans son présent. Mais si l’individu n’appartient plus au présent, il n’existe simplement pas. Alors, « vivre, c’est décoïncider sans discontinuer de l’état précédent pour continuer de vivre ». Autrement dit, si l’homme a un penchant pour la projection, c’est grâce à sa capacité de dé-coïncidence, qui lui permet à la fois d’avoir un sentiment de cohérence interne et de disposer d’une force de transcendance extrêmement fertile.

Comme souvent en philosophie, l’opposition des concepts est stérile. Ainsi, il existe un « mouvement de désadéquation et de désolidarisation » parce que l’adéquation et l’adaptation règnent. Si l’adéquation persiste, elle devient inerte, et la vie s’éteint. Il n’y a que la mort qui connaît la parfaite adéquation. Ainsi, pour continuer de vivre, il faut dé-coïncider, c’est-à-dire « dégager la teneur positive de ce négatif, ou disons nég-actif », réagir, se relancer, rebondir pourrait-on dire trivialement.

La profondeur d’esprit, l’extrême discernement de l’auteur viennent clore l’ouvrage. Il nous invite à repenser le nouveau, l’inouï, non plus en tant que commencement, mais bien en un désengagement et en un désenlisement. L’on pourrait imaginer l’adéquation tels des sables mouvants, qui petit à petit inhibent et empêchent. Nietzsche n’est plus très loin, pensant son Surhomme comme celui qui sera capable d’accepter son chaos intérieur (qui est bien une forme de dé-coïncidence) sans chercher à l’anéantir. Quant à François Jullien, il conclut :

« C’est par sortie des gonds sous lesquels se tiennent scellés les possibles, out of joint – des possibles qu’on ne soupçonnait pas – que vient une audace qui, dans son défi, peut redéployer de l’infini et permet d’enfin commencer. » (page 155)

Seconde vie

L’angoisse existentielle est le quotidien de bien d’entre nous, notamment du fait de la philosophie qui nous pousse à l’interrogation et à la remise en question. Exister prend un sens différent dans les écrits et les paroles de celle ou de celui qui essaie de voir le monde en face, et de répondre à la terrible question « pourquoi (continuer de) vivre ? ». François Jullien propose ici un ouvrage magistral qui fera date.

Alors même que nous avons plus ou moins conscience de notre finitude – notre corps n’a de cesse de nous le rappeler, et l’idée de la mort comme fin est bien présente –, avons-nous bien saisi combien nous ne maîtrisons que peu notre vie, au sens de la capacité de vivre ? Il est indubitablement et fondamentalement impossible d’arrêter de vivre et de penser. Voilà la tragédie humaine.

C’est dans ce cadre que la seconde vie de François Jullien s’inscrit, quand le choix n’a alors de sens que dans un second temps. Elle n’est donc ni une mue, nie une mutation ; mais plutôt le commencement, une forme de défi. Exit ainsi la sagesse et la vieillesse comme potentielles secondes vies. C’est l’expérience qui caractérise bien ce qu’elle est.

Attention, l’expérience n’est pas seulement une accumulation. L’objectif est d’en tirer parti pour encore plus faire et agir. La seconde vie ne rime pas avec un savoir illimité qui serait pensé dans une tour d’ivoire. La définir revient ainsi à penser la lucidité, en tant que certitude négative et vérité de retrait :

« La vérité qu’on ne veut pas, mais qui s’impose à nous et malgré nous, non par annonce extérieure et fracassante Révélation, mais modestement, du sein même de la vie écoulée et peu à peu réfléchie, de l’expérience décantée et ce qui s’en distille discrètement, empoisonnant, il est vrai, le confort de la vie et de la pensée. (…) L’affronter, et même en tirer parti, est ce qui ouvre sur une seconde vie. Et je nommerai dégagement la capacité de se retirer de ces adhérences sans pour autant construire à nouveau, superposer derechef du discours et se convertir. » (pages 113 et 114)

Ce dégagement permet ainsi d’atteindre un monde non plus borné, mais un plus que le monde. Un monde où l’on accepte enfin que nous nous sommes longtemps mentis :

« désirons-nous vraiment que les choses aillent bien, et même qu’elles aillent selon notre désir ? Ou n’avons-nous pas besoin de le croire pour qu’il reste vitalement quelque chose à quoi l’on tienne et sur quoi du désir puisse reposer, un vouloir exister ? » (page 110).

L’exemple du second amour est l’apogée de la pensée de François Jullien. Le premier amour est violent, puisqu’il porte en lui les germes de sa perte : le désir s’épuise et le dehors pose à terme problème. A l’inverse, le second amour est celui qui a peur d’être séparé par la mort, qui fait passer de l’absolu (l’autre est formidable) à l’infini de l’intime. L’Autre devient – enfin ! – un sujet et ne demeure pas un objet tel que le suggère chaque « je t’aime ». L’intime est osé et assumé, le je devient nous, ensemble. Mais, l’intime a besoin d’extime pour se maintenir et exister. Le retour de l’Autre à son altérité est souvent violent, mais il s’agit bien là d’un mal nécessaire.

Le dernier chapitre de l’ouvrage est finalement une très belle métaphore littéraire – que l’on soit écrivain ou lecteur – : la vie mérite d’être relue et reprise. Le réengagement est alors propulsé au sommet de la pyramide de la pensée de François Jullien.

Une pensée incroyablement riche

Pour comprendre la notion d’intimité chez Jullien [De l’Intime, Loin du bruyant Amour], le plus pertinent est sans doute de se référer à deux passages d’Une seconde vie :

  • « Le second amour s’est dégagé de la passion, c’est-à-dire de la passivité qui est l’envers de la possession, pour s’ouvrir à tout autre chose : pour se déployer, dans l’intime auquel il accède, à l’infini de la présence ou de l’être près. » (page 140)
  • « La ressource de l’inépuisable qui s’est dégagé[de la captation et de la passion], cet inépuisable s’approfondissant de ce qui devient la rencontre entre des sujets se découvrant dans l’intime de la présence partagée ». (page 143)

L’intime de François Jullien vient bousculer la vision traditionnelle de l’Amour, de ses éclats et de ses excès. Il est au contraire le repère d’un Autre et d’un Moi qui, ensemble, partagent l’infinie profondeur de leur être. L’enjeu de l’intime n’est pas d’être amoureux, mais davantage d’être disposé à s’engager et à se livrer à l’Autre. La particularité est à trouver ici : lorsque le Moi se livre, ce n’est pas en se donnant à l’Autre, mais bien dans un nouveau « dedans partagé ». L’Autre entre en moi, pénètre dans mes retranchements, dans ce qui m’est le plus secret pour que nous partagions l’expérience de l’Intime. Intime qui, au passage, est sans limites. Par extension, il vient ajouter une nouvelle dimension à la vie privée, bien mise à mal aujourd’hui.

Cette richesse, le philosophe la tire aussi de la pensée asiatique, de son regard de sinologue. L’idéal dont l’Europe a eu besoin pour se rassurer [L’invention de l’idéal et le destin de l’Europe] se heurte à la vision chinoise de la pensée platonicienne. « Le choix du théorique » et le « détachement d’un plan des idées », pour reprendre les titres de certains chapitres de l’ouvrage, marquent le point de vue européen de la pensée, comme activité solitaire et excentrée. Déjà, Jullien faisait de la pensée un construit qui se nourrit dans l’expérience, annonciateur de la seconde vie.

Vivre est assurément un thème phare chez le penseur [Philosophie du vivre], qui déjà appelait à se méfier des bonheurs trop parfaits, qui mènent à l’ennui (à l’image de la coïncidence qui approche de la mort). Non loin du être-auprès, du être déjà dans un monde et du être-en-avant-de-soi heideggériens, Jullien rappelle que vivre place l’Homme au présent, tout en s’appuyant sur le passé et en le projetant dans le futur. Cet état de tension l’empêche alors d’être présent à lui, et ce au moment présent (encore, une idée développée dans la Seconde vie).

Fertile, la pensée de l’auteur n’en est pas moins accessible ; et parfois la seule quatrième de couverture suffit à comprendre les concepts-phare développés :

« Le mal et le négatif désignent la même chose (la violence, la maladie, la mort, etc.), mais sous deux angles opposés : le mal fait l’objet d’un jugement, qui est d’exclusion ; tandis que le négatif fait l’objet d’une compréhension qui l’inclut de façon logique. Le mal nuit / le négatif coopère. (…) Au mal, dont le bienfait est d’avoir découvert à l’homme sa liberté, François Jullien propose de substituer le laid (comme jugement immanent ne s’appuyant plus sur un ordre des valeurs) ; l’abject (comme réaction d’« humanité ») ; le douloureux (l’affect n’est pas à rejeter de la morale). » [Du mal/Du négatif].

Ne serait-ce que pour cela, il mérite d’être lu et relu ; en tant qu’excitateur de pensée et agitateur dans l’ère des paresseuses évidences que sont l’Amour, l’Idéal ou la Vie…

Guillaume Plaisance

Bibliographie de François Jullien (ouvrages cités)

  • L’Ombre au tableau, du mal ou du négatif, Seuil, 2004 (réédition chez Points en 2006)
  • L’invention de l’idéal et le destin de l’Europe, Seuil, 2009
  • L’invention de l’idéal et le destin de l’Europe, Seuil, 2009 (réédition chez Folio en 2017)
  • Philosophie du vivre, Gallimard, 2011
  • De l’intime. Loin du bruyant Amour, Grasset, 2013 (réédition chez Le Livre de Poche en 2014)
  • Philosophie du vivre, Gallimard, 2011 (réédition chez Folio en 2015)
  • Près d’elle, Présence opaque / présence intime, Galilée, 2016
  • Une seconde vie, Grasset, 2017
  • Dé-coïncidence. D’où viennent l’art et l’existence?, Grasset, 2017
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