La Pulsion de Mort chez Spinoza (Brice Bersani)

le-suicide

Socrate, Sénèque, Deleuze, Benjamin, tous ont suivi le conseil d’Hégésias de Cyrène qui préconisait le suicide, arguant que la mort est préférable à la vie. Alors, évidemment, tous ces philosophes ne se sont pas donnés la mort pour les mêmes raisons : Sénèque y est contraint par Néron, Socrate préfère la ciguë à la fuite car sa condamnation à l’exil lui interdit toute prétention à la vie bonne, Benjamin se donne la mort plutôt que d’être fait prisonnier par les nazis… Le cas de Gilles Deleuze est, par contre, bien plus problématique pour la raison suivante : revendiquant lui-même l’influence de Spinoza dans sa philosophie, il choisit pourtant de se donner la mort suite aux souffrances que lui inflige sa maladie pulmonaire. Or, dans l’Éthique, Spinoza refuse de faire du suicide un acte résultant d’une volonté libre – et ce contre les Stoïciens – puisqu’il n’y a, selon lui, aucun libre arbitre et que le suicide n’est jamais voulu. En ce sens, le suicidaire chez Spinoza n’a ni la volonté de se donner la mort ni une quelconque liberté dans ce choix ; au contraire, il est contraint de se suicider par des raisons extérieures face auxquelles il n’a plus la force de résister. On pourra dire que tous les suicidés sont des Sénèque. Cette position, clairement moderne pour l’époque, est un caillou dans la chaussure pour beaucoup une fois dramatisée : si toute volonté de mourir est absurde pour Spinoza pour des raisons que nous expliciterons au cours de notre exposé, cela revient à dire qu’il n’y a pas et qu’il ne peut pas y avoir de pulsion de mort pour l’auteur hollandais, ce qu’essaient pourtant de lui faire dire les Lacaniens orthodoxes ; aussi, il y a chez Spinoza une position tout à fait intéressante développée dans le cas de l’amnésique : il serait en effet concevable pour lui qu’un individu soit mort et pourtant continue à exister, on pourrait donc supposer que le suicidaire est mort avant même de se suicider ; la dernière difficulté étant de savoir si le suicide est, par principe, un acte anti-philosophique (il sera à ce propos intéressant de soulever l’hypothèse d’un suicide de Spinoza lui-même avancée par certains de ses biographes). Nous nous proposerons ainsi de revenir sur les raisons pour lesquelles le suicide ne peut être considéré comme un acte libre et/ou volontaire chez Spinoza, invoquant ainsi le conatus mais aussi la suppression du libre arbitre, avant d’en discuter les conséquences sur la pensée du sujet humain et, ce, dans le but de déterminer si le suicide est ou non possible pour le philosophe.

« ceux qui se suicident ont l’âme impuissante et sont totalement vaincus par des causes extérieures qui s’opposent à leur nature. » – extrait du scolie de la proposition XVIII, Ethique, IV.
« Personne ne néglige de désirer son utile propre, c’est-à-dire de conserver son être, s’il n’est vaincu par des causes extérieures, contraires à sa propre nature. Personne, dis-je, ne repousse la nourriture ou ne se donne la mort par une nécessité de sa nature, mais seulement contraint par des causes extérieures […] » – extrait du scolie de la proposition XX, Ethique IV

Nous nous concentrerons en premier lieu sur ces deux scolies qui sont bien représentatifs de la position particulière de Spinoza concernant le suicide, que l’on définit comme l’acte délibéré de se donner la mort. Or, dans ces quelques lignes, le philosophe hollandais est très clair : il n’y a rien de volontaire dans l’acte de se donner la mort, un tel acte est provoqué par des causes extérieures et donc indépendantes de la volonté de sujet. Pourtant, lorsque Socrate décide de boire la ciguë, il l’affirme comme l’acte libre par excellence : plutôt que de fuir, il choisit de se donner la mort. Tout comme Walter Benjamin qui choisit de mourir plutôt que d’être fait prisonnier par les nazis. Il semble ainsi que c’est bien leur volonté que de mourir puisqu’ils l’affirment comme un choix. Pour comprendre la réflexion de Spinoza, il nous faut reprendre certains concepts fondamentaux de sa philosophie, notamment le principe premier qu’est le conatus.
Chez Spinoza (Éthique III, prop. VI), le conatus est l’effort de chaque chose pour persévérer dans l’être, qui devient appétit ou désir chez l’individu doué de conscience et qui définit l’essence même de celui-ci. Ainsi, en plus de chercher à se maintenir dans l’être, l’individu humain, parce que doué de conscience, va chercher à augmenter sa force – au sens de puissance, c’est-à-dire de capacité à pouvoir -, à développer ou obtenir un plus-de-puissance, il veut un plus d’être. Il en résulte donc que l’essence de l’homme est de chercher par tous les moyens à persévérer dans son être et à augmenter sa puissance. Pour ce faire, l’être humain doit donc chercher les relations qui favorisent le conatus, c’est ce que Spinoza appelle l’accommodation : constituer des liens avec les autres parties et affirmer sa puissance dans la résistance à la contrariété. Il y a donc une positivité de l’essence chez Spinoza en ce qu’elle ne se nuit pas à elle-même. Pourtant, il semble bien que l’on puisse se nuire à travers nos comportements : pensons au tricheur qui à cause de son comportement est disqualifié d’une compétition (le sportif de haut niveau qui se dope), au colérique qui s’emporte contre un ami et finit par le perdre… Ces exemples ne sont, pour Spinoza, pas en contradiction avec son éthique, au contraire, il lui donne raison. En effet, pour Spinoza, de tels comportements ne relèvent pas du registre de l’action, ce sont des comportements passifs auxquels se plie celui qui n’a pas la force de résister aux affects extérieurs. Le colérique, le tricheur, le menteur, le peureux ne sont pour Spinoza que des êtres passifs, incapables de résister aux causes extérieures. Un être actif est, en ce sens, un être qui agit conformément à son essence, aussi précise-t-il que tout comportement conforme à son essence est dicté par la raison. La justification qu’il apporte à son propos est la suivante : puisque l’essence de toute chose est de développer sa puissance et que pour cela il lui faut s’accommoder aux choses qui lui sont extérieures, il en résulte que tout ce qui est conforme à l’essence relève de la raison car « c’est dans la seule mesure où les hommes vivent sous la conduite de la Raison qu’ils s’accordent toujours nécessairement par nature » (Ethique, IV, prop. 35).

L’agir chez Spinoza est toujours une affirmation de la nature, de l’essence, du conatus de l’agent, et consiste donc à suivre la conduite de la Raison. Cela dit, on pourrait rétorquer à Spinoza que l’homme est par nature un être doué d’affects, aussi bien de bons que de mauvais affects. Il y a d’ailleurs tout un pan de la philosophie qui pose comme télos, comme finalité éthique de dépasser sa nature et de s’émanciper de cet « être affectif » pour devenir un être de raison. On peut penser à toutes les philosophies chrétienne mais aussi stoïcienne ou au platonisme et on peut même trouver cela chez Hobbes puisqu’il s’agit pour les hommes de dépasser leur « endeavour », leur désir primaire… C’est bien en cela que l’éthique de Spinoza est particulière, il s’oppose volontairement à toutes ces écoles de pensée. Il prend d’abord ses distances en affirmant que, si l’être humain est bien un être d’affects, ces affects ne sont ni bons ni mauvais, ils sont neutres. En ce sens, ce qui va faire d’un affect un affect passif ou actif (termes que nous préférerons aux termes de « bon » et « mauvais ») c’est ce qui va le déterminer, à savoir les causes extérieures – auxquelles cas l’affect est passif – ou la raison – ainsi des affects actifs -. Le sage spinoziste, c’est celui qui parvient à revenir à l’affirmation totale de sa nature et donc à s’émanciper, à se libérer de l’influence des causes extérieures. Le sage spinoziste, c’est l’homme qui accomplit pleinement sa nature et ce par l’exercice de la raison. Ainsi est la liberté chez le philosophe hollandais : est libre celui qui résiste aux causes extérieures. Ce n’est pour autant pas un libre arbitre, et c’est ce qu’il s’agit pour nous de montrer à présent.
Chez les philosophes antiques, le libre arbitre désigne le capacité qu’a un être de se déterminer par soi-même, spontanément et volontairement. C’est assez proche de la définition moderne qui va cependant plus loin en tant qu’elle fait du libre arbitre une capacité propre à l’être qui est cause première ou absolue de ses actes. L’exemple de l’âne de Buridan illustre bien la question : un âne qui a autant faim que soif est placé à égale distance d’un sot d’eau et d’une botte de foin, c’est-à-dire autant motivé à aller vers l’un qu’à aller vers l’autre. S’il n’y a pas de libre arbitre, l’âne ne peut choisir et est donc condamné à mourir de faim et de soif, l’absurdité d’une telle conséquence montrant la nécessité d’un libre arbitre. L’âne se dirigerait vers l’un ou l’autre par un acte de sa volonté propre.
L’exemple de l’âne de Buridan est avant tout un problème logique, il représente un problème auquel a été confronté la philosophie en le mettant en situation, situation qui est donc fictive. Il s’agit donc de savoir avant tout si cette situation est plausible : pourrait-on se retrouver dans une telle situation ? Si l’on se fie à la philosophie de Spinoza, on est largement en droit d’en douter. Et pour cause : Spinoza établit un système au sein duquel deux affects n’ont pas la même force selon qu’ils causent de la joie ou de la tristesse. En effet, tous les affects ont la même valeur, cependant la joie étant liée à un plus d’être (sorte de plus-value ontologique) et la tristesse impliquant une diminution de ma puissance, un affect provocant en moi de la joie sera toujours supérieur à celui qui me rend triste. Il est donc, pour Spinoza, extrêmement peu probable qu’une situation d’équilibre parfait entre deux affects se produisent. Pour répondre à l’hypothèse de l’âne de Buridan, il choisit d’ailleurs l’ironie :

« On peut […] objecter que, si l’homme n’opère pas par la liberté de la volonté, qu’arrivera-t-il donc s’il est en équilibre, comme l’ânesse de Buridan ? Mourra-t-il de faim et de soif ? Que si je l’accorde, j’aurai l’air de concevoir une ânesse, ou une statue d’homme, non un homme ; et si je le nie, c’est donc qu’il se déterminera lui-même, et par conséquent c’est qu’il a la faculté d’aller, et de faire tout ce qu’il veut. […] J’accorde tout à fait qu’un homme placé dans un tel équilibre (j’entends, qui ne perçoit rien d’autre que la soif et la faim, tel aliment et telle boisson à égale distance de lui) mourra de faim et de soif. S’ils me demandent s’il ne faut pas tenir un tel homme pour un âne plutôt que pour un homme ? Je dis que je ne sais pas, pas plus que je ne sais à combien estimer celui qui se pend, et à combien les enfants, les sots, les déments, etc. » Ethique, II, prop. 49, scolie

Nous pourrions ajouter qu’un homme qui se retrouverait dans une telle situation trouverait, par son histoire personnelle ou par un coup de dés, un affect suffisant pour faire pencher la balance d’un côté ou de l’autre. On imaginerait tout à fait Alain Juppé choisir ce qui se trouve à sa droite, Daniel Cohn-Bendit aller à gauche ; c’est sur Manuel Valls que nous pourrions avoir quelques doutes…
L’absence de libre arbitre chez Spinoza n’implique pas pour autant une absence de liberté, c’est ce que nous avons montré précédemment puisqu’il entend la liberté comme la capacité à résister aux causes extérieures et à agir conformément à ce que nous dicte la raison. Le seul libre arbitre chez Spinoza c’est celui de Dieu, de la nature naturante, il est le seul à pouvoir être cause première et absolue.

Ces quelques pages nous ont permis d’en arriver aux conclusions suivantes sur la pensée de Spinoza : est actif ce qui se fait sous la conduite de la raison puisque la raison consiste en l’affirmation de notre nature contre les causes extérieures. Un être n’agissant que par colère, rancœur, jalousie est un être passif qui n’arrive pas à résister aux déterminations que lui imposent les causes qui lui sont extérieures. Or, puisque tout ce qui se fait sous la conduite de la raison est une affirmation de ma nature, il en résulte qu’il m’est impossible d’agir de telle sorte que je me nuise à moi-même. Il n’y aurait donc, chez Spinoza, aucune pulsion de mort telle que la psychanalyse l’entend. Citons ce passage de Freud, qui nous permet d’éclaircir ce qu’est la pulsion de mort :

« La conception de pulsions d’auto-conservation que nous attribuons à tout être vivant s’oppose singulièrement au postulat selon lequel l’ensemble de la vie pulsionnelle sert à amener la mort. Sous cet éclairage l’importance théorique des pulsions d’auto-conservation, de puissance et de valorisation de soi se rétrécit ; ce sont des pulsions partielles destinées à assurer à l’organisme sa propre voie vers la mort […] ; l’organisme ne veut mourir qu’à sa manière ; ces gardiens de la vie [les pulsions d’auto-conservation] ont eux-mêmes été à l’origine des suppôts de la mort. D’où ce paradoxe que l’organisme vivant se raidit de toute son énergie contre des influences (dangers) qui pourraient l’aider à atteindre son but vital par une voie courte. » Au-delà du principe de plaisir, in Essais de Psychanalyse

Quelques précisions sont toutefois nécessaires. Jamais Freud n’a affirmé la pulsion de mort comme une réalité, comme un fait établi contrairement à ce que soutiennent certaines écoles de pensée actuelles. La pulsion de mort est, chez Freud, soumise au régime du « comme si », du « als ob » kantien : tout se passe comme s’il y avait une pulsion de mort chez l’être humain, c’est-à-dire une énergie, une volonté archaïque, au sens de première, qui servirait à « amener la mort ». Est-ce à dire qu’il y a une volonté de mourir chez l’être humain ? Oui et non. Non, en ce qu’il n’y a pas de volonté d’auto-destruction, de mutilation, car la pulsion de mort n’est pas entièrement interne. En effet, elle s’extériorise et devient agressivité, colère, etc. Elle peut aussi être sublimée sous des formes artistiques, mais aussi dans le sport et autres. Aussi, elle ne peut être dissociée de l’Eros, du plus-de-jouir, elle est donc ambivalente, c’est là tout le problème du sadisme et du masochisme : prendre du plaisir à souffrir ou à faire souffrir. Cela dit, il y a bien pour Freud une volonté de mourir dans le vivant. En ce sens, Freud dégage ce qu’il y a de plus fondamental dans la pulsion, à savoir la volonté de retour à un état antérieur, et, en dernier ressort, à la disparition de toute forme de tension. C’est ce qu’il baptise le principe de Nirvâna, renouant ainsi avec l’étymologie de cette notion qui désigne l’extinction du désir. L’être, sous toutes ses formes, chercherait ainsi à revenir à un état de néant absolu. Notre existence n’aurait donc de sens que parce qu’elle serait « pour la mort » (La Mort, Jankélévitch).
Cette explication, certes assez brève, nous permet néanmoins de voir en quoi pulsion de mort et spinozisme s’opposent. Déjà, parce que la conception du désir chez Spinoza et chez Freud n’est pas la même. L’un le pense comme « négatif », le désir est alors la volonté de combler ce qui nous manque et ce désir n’est jamais pleinement satisfait, le désir n’a donc pas de finitude ; Spinoza lui définit le désir comme « l’essence même de l’homme, c’est-à-dire un effort par lequel l’homme s’efforce de persévérer dans son être » (Ethique, IV, prop. 18, dém.), effort qui devient « volonté (lorsque rapporté à l’esprit) […], appétit (lorsqu’on le rapporte à l’esprit et au corps) » (Ethique, III, 9, scolie) qui vise à la conservation de l’être mais aussi à son augmentation, le désir est donc positif chez Spinoza. La nature humaine n’est pas manquée chez Spinoza et c’est là qu’il y a rupture entre psychanalyse et spinozisme. C’est la deuxième opposition, qui est donc liée à la conception du désir : on pourrait dire que pour Spinoza, la nature humaine est faite mais reste à faire en ce qu’elle peut et doit vouloir atteindre un plus-d’être, alors qu’en psychanalyse, le sujet est un « prématuré » selon la formule lacanienne, il n’a pas fini son développement et doit donc passer par l’Autre du langage et entrer, ainsi, dans le symbolique. Cette dernière thèse, quoiqu’à peine évoquée ici et qui mériterait qu’on s’y intéresse plus précisément notamment sur ses fondements biologiques, implique une réelle fracture entre psychanalyse et spinozisme. Enfin, la dernière opposition concerne directement la notion de pulsion de mort : pour Spinoza, il faut éviter de penser à la mort (Ethique, IV, 68, scolie) car cela revient à vivre et agir par crainte, la Raison au contraire nous pousse à penser à la vie, à désirer vivre et augmenter notre puissance. Or, puisque ce que nous dicte la Raison est conforme à notre nature, la nature humaine est donc de désirer la vie plutôt que de craindre la mort. L’idée de désirer la mort est donc absurde chez Spinoza et contre-nature.

« L’homme libre ne pense à rien moins qu’à la mort et sa sagesse est une méditation non de la mort mais de la vie » (Ethique, IV, 67).

C’est donc l’homme libre qui ne pense pas à la mort, c’est-à-dire qu’il s’agit pour Spinoza d’un horizon, d’un télos : il nous faut devenir tel que celui qui ne pense plus à la mort. Il y a bien un dépassement de ces affects chez Spinoza. La question est alors de savoir si, avant de pouvoir prétendre à une telle sagesse, l’homme serait sensible à ces troubles et c’est par son effort qu’il parvient à se libérer de l’influence de ces causes extérieures et donc à revenir à ses seules causes intérieures qui dérivent de sa nature. On pourrait toutefois penser que la mort, puisque nécessaire, est une cause intérieure pour l’être humain. Il semble pourtant que non pour Spinoza qui adopte en cela une position proche de celle des Épicuriens. En ce sens, la mort ne représente rien pour moi, elle m’est d’ailleurs tellement étrangère que je ne peux pas en avoir une idée adéquate ce qui me conduit à adopter le discours de la crainte et à ne pas vivre pleinement à force de plaintes et de jérémiades. La mort est donc bien une cause extérieure, elle ne relève en rien de notre nature puisque je ne peux en avoir une idée adéquate or la raison me donne une idée adéquate de tout ce qui est conforme à ma nature. « Nulle chose ne peut être détruite, sinon par une cause extérieure » (Ethique III, 4). Le sage n’est pas celui qui ignore qu’il va mourir, le sage est celui pour qui la mort ne représente rien car il ne peut s’en faire une idée adéquate. Il faut cependant devenir sage pour s’en libérer, il y a donc bien une sorte d’accomplissement, de complétude, chez Spinoza. Peut-on mettre cela en relation avec l’idée lacanienne d’un être manqué qui aspire à combler son vide ? Eh bien non, pour plusieurs raisons : chez Lacan, l’humain est toujours « manqué » et il passe par le langage pour combler cela mais, dès lors, rompt avec toute possibilité d’un rapport direct aux choses, il n’y a pas de complétude entièrement positive chez Lacan ; chez Spinoza, au contraire, l’humain n’est pas manqué, il est une sorte de « work in progress », il doit chercher à augmenter sa puissance jusqu’à se libérer de l’influence des causes extérieures.

Reste que la pulsion de mort ne se limite pas à une pulsion auto-destructrice, une partie de cette énergie est tournée vers l’extérieur : l’agressivité, la colère, la haine, le mépris sont autant d’affects dirigés vers l’extérieur et qui dérivent de la pulsion de mort. Spinoza ne nie pas l’existence de tels affects, mais il se refuse à en faire des affects naturels, des affects qui viendraient de notre nature. Au contraire, ce sont selon lui les causes extérieures (les insultes d’un individu lambda ou ses comportements, la maladie ou autre) qui nous poussent à réagir ainsi, qui orientent mes affects vers l’agressivité etc. sans que ma volonté ne puisse s’exprimer, car elle n’a pas la force de s’y opposer. Il y a là quelque chose d’assez proche de ce que Lacan appelle la « structure réactionnelle du désir humain » qu’il explique par la formule : « désirer, c’est désirer le désir de l’autre ». La proximité réside dans cette structure réactionnelle. Il y a en nous quelque chose qui nous pousse à réagir aux stimuli extérieurs et à articuler notre principe vital (le désir chez Lacan, le conatus chez Spinoza) en fonction de cette structure.

On peut aussi ajouter que, chez Lacan comme chez Spinoza, cette structure est neutre, elle n’est ni bonne ni mauvaise. De plus, cette structure montre que le sujet n’est pas antérieur à ce monde de formes dans lequel il évolue mais qu’il existe par celui-ci et grâce à lui. C’est ce qui justifie le rapprochement que fait Lacan entre la formule de Levi-Strauss « la nature humaine c’est la culture » et le déterminisme spinoziste. Ce rapprochement, par contre, peut être contesté, il est un peu facile car pour Spinoza nature humaine et culture ne sont pas exactement la même chose, Lacan fait ici du contenu et du contenant la même chose alors qu’il faut les distinguer dans la mesure où il fait appelle à Spinoza. Il ne faut pas oublier que, pour Spinoza, la nature humaine participe à la nature de la vie, que le conatus humain est une partie de la « natura naturans » et ne peut donc se réduire à la culture humaine qu’elle dépasse. Ce qui fausse la lecture lacanienne de l’Ethique c’est que Lacan oublie (ou ignore même volontairement) que Spinoza, lui, intègre Dieu à son système puisque Dieu est le système lui-même et c’est un système qui expérimente constamment sur lui-même. Or ce système ne cherche que sa perpétuation, il est donc impensable qu’il y ait une pulsion de mort au sein de ses parties, sinon le système entier s’effondrerait. Spinoza doit cependant affronter la question du suicide et, à la lecture de ses textes sur le sujet, on pourrait suggérer la possibilité suivante : il peut y avoir un devenir de la pulsion – ou de l’affect pour rester dans le langage du philosophe hollandais – qui serait « pour la mort », d’abord pour la mort de ce qui fait obstacle à ma puissance, ensuite – et c’est à prendre avec des pincettes – une pulsion qui serait pour la mort de soi en tant que ce serait une pulsion dégénérée, une pulsion qui se serait renversée en son contraire par l’effet de causes extérieures. On peut s’appuyer là-dessus sur l’idée qu’avance Spinoza d’une mort psychologique : c’est celle du suicidaire qui est mort avant de se donner la mort. Cette mort psychologique pourrait coïncider avec ce renversement de la force vitale sur elle-même évoqué ci-avant. On pourrait ainsi avoir une lecture métaphorique du passage suivant : « l’un se tue en effet contraint par un autre à retourner contre lui-même sa main qui par hasard tenait un glaive, et à diriger son glaive contre son propre coeur » (Ethique, IV, 20, scolie). Le glaive deviendrait ainsi une métaphore de l’effort à persévérer dans son être et qui, par l’effet d’affects extérieurs, se retournerait en son inverse. C’est là la seule possibilité d’introduire un ersatz de pulsion de mort chez Spinoza et encore, cela se rapproche bien plus d’une entrée dans mon intériorité des pulsions destructrices dirigées contre moi par les choses extérieures plutôt qu’une volonté propre de mettre fin à mes jours.
A son époque, Spinoza ne peut pas penser la question de la pulsion de mort comme le feront plus tard Freud, Lacan et même Nietzsche : il lui faudrait pour cela introduire le concept de jouissance en tant qu’il est différent de celui de plaisir. La psychanalyse a montré que notre désir est lié à la notion d’objet perdu, comme s’il manquait à notre réalité quelque chose qui nous permettrait d’être heureux, ce que Zola résume à merveille dans La Curée par la phrase de Renée : « je veux autre chose ». C’est là la problématique de la jouissance : un plaisir lié à un impossible, un inexistant, qui appelle à un soulagement des tensions dont l’achèvement est la mort. La limite que l’on peut entrevoir chez Spinoza porte sur cette question d’une nature humaine : s’il y avait une nature humaine qui ne ferait qu’une avec la raison, alors on pourrait espérer s’en rapprocher de générations en générations, or il y a deux guerres mondiales au vingtième siècle, et le ressentiment ne s’est jamais aussi bien porté. En ce sens, le réalisme sec de la psychanalyse qui refuse une nature humaine immanente qu’il nous faudrait suivre et pose l’hypothèse d’une pulsion de mort qui est liée à notre jouissance nous semble plus proche des événements actuels. Là où la confrontation entre Spinoza et la psychanalyse est intéressante c’est sur la question de l’immanence de cette pulsion de mort qui est posée comme primaire, archaïque chez Freud ; alors qu’elle ne pourrait résulter que d’une dégénération des affects à cause de l’effet de causes extérieures chez Spinoza.
Y a t-il donc un terrain d’entente, une possibilité de réconcilier les thèses psychanalytique et spinoziste ? Au niveau des fondations non, puisqu’elles sont en contradictions sur la conception du désir mais aussi sur les rapports entre intériorité et monde extérieur (la frontière entre les deux est bien plus nette chez Spinoza qu’en psychanalyse) et, enfin, sur leur ontologie. Enfin, leur objectif est différent : la psychanalyse est une clinique alors que le spinozisme cherche à définir un horizon, un idéal à atteindre pour l’humain. Cela dit, leurs conceptions se rapprochent sur de nombreux points : s’il n’y a pas de pulsion de mort chez Spinoza, il y a bien une sorte de mort symbolique après laquelle l’individu ne peut plus conserver son être. Le suicidé, chez Spinoza, est en un sens mort avant de se donner la mort, il a déjà été vaincu par les causes extérieures. On pourrait donc penser que, s’il n’y a pas de pulsion de mort chez Spinoza, il peut y avoir une mort symbolique de l’individu auquel cas toutes ses forces s’évanouiraient et le peu d’affects qui lui resteraient ne serviraient plus qu’à détruire le reste. Ce ne serait donc pas un suicide mais une sorte de résignation totale. Or le rapport à l’événement extérieur que décrit Spinoza n’exclut pas la possibilité d’un traumatisme, il refuse simplement la possibilité que des forces auto-destructrices soient inscrites dans la nature d’une chose. En revanche, un événement extérieur peut me causer un grand trouble et affaiblir ma volonté qui n’est autre que l’expression de ma nature. Les détracteurs de Spinoza s’appliquent d’ailleurs souvent à faire passer le spinozisme pour une philosophie inatteignable, voire inhumaine comme s’il s’agissait de mépriser quelqu’un qui perd un proche ou qui subit un traumatisme important. La philosophie de Spinoza est une éthique, une philosophie de l’action, elle définit un cadre vers lequel on doit vouloir s’élever afin de vivre dans la joie. En psychanalyse, par contre, il ne s’agit pas de trouver l’idéal de la vie bonne mais de maintenir ou de rétablir un équilibre. Enfin, ce n’est pas parce qu’il y a certaines incompatibilités entre les deux modèles qu’il faut refuser toute forme de dialogues ou édulcorer les propos de l’une ou de l’autre pour les faire se correspondre. Spinoza pose à la psychanalyse un problème majeur : et s’il n’y avait pas de pulsion de mort, qu’auriez-vous à dire ?

Bersani Brice, Etudiant en Master de Philosophie

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