Introduction
Nous disposons de peu de textes provenant de Démocrite, le philosophe grec disciple de Leucippe, mais la littérature de seconde main et l’intérêt intarissable de la société scientifique nous a permis de développer toujours plus d’hypothèses sur les bases d’une philosophie unique ayant vu le jour entre le 4ème et le 3ème siècle avant Jésus-Christ. Influencé par Mélissos et Leucippe, il défendra une tradition atomistique et déterministe pour expliquer le réel et la gnoséologie humaine. Ce n’est pas l’unique pan de sa pensée car, comme pour beaucoup d’autres philosophes de l’Antiquité, la pratique de la philosophie était intrinsèquement relié à une forme d’eudémonisme. Cet eudémonisme était le résultat de l’adéquation entre la pensée et l’action, c’est pourquoi le bonheur ne pouvait être accessible qu’à travers une éthique. Cependant, toute éthique nécessite une liberté dans l’action du sujet. Cette liberté lui permettra de différencier le bien du mal et de choisir d’agir en faveur de l’un ou de l’autre. Or si l’univers n’est que le résultat nécessaire de l’agrégation d’un ensemble d’atomes en mouvement dans le vide et s’agrégeant de manière à produire des mondes et des êtres déterminés, quelle place peut-on faire à la liberté humaine et à la responsabilité morale ?
Démocrite ne fait pas exception à la règle et toute la difficulté, mise en exergue par des commentateurs comme Monte Ransome Johnson ou Christopher Charles Whiston Taylor aux États-Unis et Pierre-Marie Morel en France, est d’étudier la possibilité d’une cohérence doctrinale entre le déterminisme atomistique et la possibilité d’une éthique de la responsabilité. En effet, à première vue, la responsabilité semble être quasiment une illusion nominaliste dans un monde absolument déterminé, mais nous allons interroger la possibilité de la liberté immanente et du choix intérieur ; des concepts relatifs à l’idée d’une nature humaine particulière. Alors finalement, comment concilier la nécessité atomistique à l’origine du monde déterminé avec la possibilité d’une éthique de la responsabilité chez Démocrite ?
Nous verrons d’une part les principes de la philosophie démocritéenne de la nature puis nous étudierons l’influence de cette dernière dans la fondation d’une éthique et nous comprendrons enfin si la responsabilité éthique est réellement possible dans un monde absolument déterminé.
I. Atomisme et gnoséologie
Avant d’étudier la possibilité d’une éthique chez Démocrite, il nous faut préciser tous les enjeux de sa philosophie naturelle en mettant en exergue ses influences, ce qui le rapproche, mais aussi ce qui le différencie des autres philosophes grecs qui ont dû penser les mêmes problématiques avec des angles d’approche différents.
A) Le déterminisme démocritéen
Démocrite s’intéresse à la formation et la création du monde. Résolument progressiste, il veut s’affranchir de la religion polythéiste démiurgique grecque pour suivre son maître Leucippe dans la tradition atomistique. Le cosmos est alors un espace composé de tempêtes d’atomes, c’est-à-dire des parties irréductibles de matières. Celles-ci entrent en contact et se réunissent sous forme d’agrégats. Ces agrégats deviennent alors les choses que l’on connaît comme le monde, les hommes, la nature ou les objets. « Les qualités sont des choses conventionnelles, par nature, il n’y a que des atomes et du vide [1]» Le mouvement ne peut avoir lieu s’il n’y a pas de vide. Nous connaissons principalement les théories atomistiques à travers la philosophie d’Épicure et le De rerum natura de Lucrèce. Même si les philosophes épicuriens doivent beaucoup à Démocrite, nous sommes en mesure de noter quelques différences sensibles. Tout d’abord, l’idée du clinamen n’apparaît pas chez Démocrite. Sans le clinamen, c’est-à-dire, sans cet angle indéterminé selon lequel les atomes tombent et s’agrègent entre eux, Démocrite expulse de sa théorie atomistique l’idée d’une contingence métaphysique. Il ferme alors la porte au lien que fera Lucrèce plus tard, à savoir celui entre l’indétermination du clinamen et la liberté humaine.
Pour le philosophe Diogène d’Œnoanda, il y aurait même la possibilité d’introduire la notion de destin chez Démocrite. En effet, si la volonté libre des dieux n’entre pas en compte dans la création du monde et si tous les atomes sont, en quelque sorte, prédestinés à tomber d’une certaine manière et, a fortiori, de s’assembler de la même manière, alors les hommes seraient soumis à une forme de destin qui régirait leurs actions. Cette hypothèse est renforcée par la place des atomes dans le monde. En effet, Démocrite défend l’idée que tout est composé d’atomes et de vide et l’âme ne fait pas exception. La plupart des philosophes pré-socratiques et même Socrate ou Aristote ont pensé l’âme sans la caractériser par la matière. Les stoïciens parleront de souffle, Aristote conceptualisera son entéléchie, mais Démocrite soutiendra que l’âme est un agrégat d’atomes à part entière : « L’âme est destructible, elle périt simultanément avec le corps [2]». Pour faire à nouveau référence à l’idée du souffle, le philosophe montre que lorsque que nous respirons et expirons, nous gagnons et perdons des atomes d’âme. Mourir est alors littéralement rendre son dernier souffle. Si même notre âme est composée d’atomes prédéterminés à s’agréger ensemble, la place de la liberté dans la pensée et l’action humaine est clairement compromise. Or, sans liberté, il est difficile de penser la responsabilité dans le comportement de l’homme et donc, une éthique.
B) Sozein ta phainomena ?
Pour saisir la possibilité d’une éthique démocritéenne cohérente, il nous faut aller plus loin dans l’étude de sa philosophie de la connaissance. Celle-ci est intrinsèquement liée aux phénomènes, c’est-à-dire à ce qui apparaît sensiblement devant nous. Pour Démocrite, les atomes ont différentes formes, et pas uniquement une forme sphérique, et leur assemblage hétéroclite leur octroie des principes différents. Seulement, le problème est le suivant : notre compréhension des phénomènes est toujours en deçà de la vérité sur le phénomène. Pour résumer : les apparences nous trompent. Nous retrouverons cette pensée chez Descartes et chez Kant (dont nous reparlerons lorsque nous aborderons à proprement parler l’éthique de Démocrite), mais également chez les sceptiques qui commencerons à développer leur pensée peu après Démocrite.
Si nous nous accordons à dire que Pyrrhon est le premier véritable philosophe sceptique, c’est parce que Sextus Empiricus va réévaluer l’inspiration démocritéenne dans l’héritage sceptique. En effet, Démocrite affirme tout d’abord que le monde est composé d’atomes et de vide, ce qui présuppose une première base gnoséologique. D’autre part, il montre clairement que les phénomènes tels qu’ils nous apparaissent ne sont que des simulacres du phénomène réel et cela à cause de la distance entre notre œil et l’objet en question comme si les particules atomistiques entre notre moyen de perception et l’objet de cette perception brouillait la vérité. Démocrite n’est donc pas septique pour la raison suivante : il affirme que toutes nos perceptions nous éloignent de la vérité sur les phénomènes, tandis que les sceptiques se contentent simplement de suspendre leurs jugements sur les phénomènes : « Convention que la couleur, convention que le doux, convention que l’amer, en réalité, il n’y a que les atomes et le vide [3]». Cela complique encore l’idée d’une éthique démocritéenne, car comment penser l’homme responsable de ses actions s’il est non seulement déterminé dans sa conception corporelle, mais en plus, déterminé dans son comportement par des perceptions qui le trompent sur la véritable nature du monde.
Avant de poursuivre, rappelons tout de même que le problème est similaire à celui auquel a dû faire face Kant pour assurer une cohérence doctrinale entre sa première et sa deuxième Critique. Ce décalage entre la chose en elle-même et la chose perçue sera expliqué physiquement par une pluralité de facteurs environnementaux comme l’action du soleil ou de l’air qui va induire notre perception en erreur. Les commentateurs ne sont pas unanimes sur la manière d’interpréter la théorie démocritéenne. Certains refusent l’idée d’une cohérence doctrinale ; en effet, nous n’avons accès qu’à des fragments et des textes de secondes mains dont le contenu est souvent biaisé par des polémiques antiques et il nous est difficile de retracer avec certitude l’acculturation et le cheminement de pensée du philosophe. Néanmoins, nous allons considérer l’hypothèse suivante : Démocrite fait une aporie de la théorie de la connaissance. Cela signifie que nous devons accepter que la vérité sur les phénomènes soit hors de notre portée (ou de notre entendement pour parler en termes kantiens). Une fois que nous savons cela, nous sommes libres de fonder une éthique du quotidien car au final, ce sont nos perceptions qui définissent nos actions et notre comportement dans le monde phénoménal. Sauver les apparences pour sauver l’éthique.
II. Une éthique de la responsabilité
La difficulté sera ici de faire coïncider l’aporie hypothétique de la théorie de la connaissance de Démocrite avec la fondation d’une éthique. De plus, nous devrons résoudre le problème du déterminisme qui menace de remettre en cause toute possibilité d’une éthique basée sur le choix libre et donc sur la responsabilité des actions du sujet.
A) Théorie gnoséologique et pratique morale
La théorie démocritéenne s’associe difficilement avec la pratique d’une éthique, c’est pourquoi nous devons supputer que pour fonder des règles morales, il est nécessaire de traiter la gnoséologie de Démocrite comme ce qu’elle est, c’est-à-dire une intuition sur la vérité des phénomènes. A partir du moment où l’intuition ne peut être confirmée d’aucune manière, il devient évident que les règles à suivre pour rechercher le bonheur pendant la vie terrestre sont liées à notre perception des phénomènes quand bien même celle-ci ne nous présenterait que des simulacres de la réalité atomistique. Diogène d’Œnoanda vient appuyer ces faits lorsqu’il montre que faire confiance aux phénomènes tels qu’ils nous apparaissent était nécessaire pour conserver notre intégrité et protéger notre vie. Si nous sentons la chaleur d’un feu crépitant près de nous, nous devons prendre en considération cette perception pour éviter de nous brûler. Dans un sens plus étique, cela signifie que nous devons accorder un certain crédit pratique aux apparences pour être en mesure d’agir moralement et de rechercher le bonheur. Mais ce n’est pas le seul problème auquel nous sommes confrontés car il y a encore l’idée du déterminisme total chez Démocrite que nous devrons essayer de nuancer, sans quoi il nous faudrait admettre l’absence de libre-arbitre chez le sujet et par conséquent, l’impossibilité d’une éthique de la responsabilité.
Il nous faut donc étudier les perceptions et leurs conséquences sur la vie humaine pour ordonner des règles et des normes d’actions en vue du bonheur. Théophraste met en exergue le relativisme du sensible chez Démocrite. En effet, il y a une forme d’instabilité dans la théorie de la perception démocritéenne. Cela explique les différentes querelles sur ce qui est vu d’une telle manière par certains et d’une manière différente par d’autres. Cette ambiguïté herméneutique sera évidemment exploité par les sophistes et leurs disciples. Ce sont des principes physiologiques qui sont la source de cette instabilité cognitive. Nous pouvons appeler cette contingence de la représentation, la disposition du sujet. L’âge, la maladie, la sensibilité à la lumière, sont autant de causes qui modifient la perception des simulacres. Nous pouvons aller plus loin en affirmant que chaque être humain a entraîné ces sens d’une manière différente et que chaque phénomène apparaît de manière unique à chaque observateur différent. Cette instabilité ne déforme pas la perception outre mesure et les hommes doivent nécessairement faire plus ou moins la même expérience du monde pour pouvoir interagir entre eux et faire société.
Pour expliquer l’acceptation d’une convention conceptuelle malgré les petites différences de représentation, Démocrite accorde à l’homme une capacité qui lui permet de mettre de l’ordre dans ses idées. Comme s’il choisissait de l’influence que les perceptions auront sur lui. La notion de liberté et de libre-arbitre intervient enfin dans la philosophie démocritéenne et ouvre la voie à une éthique de vie. En effet, si tout est déterminé dans le monde, notre âme comme les phénomènes, nous avons du pouvoir sur notre perception. Nous avons le choix de lui accorder du crédit ou de la monter comme une illusion. C’est donc cette liberté intérieure qui va être la base de l’éthique de Démocrite. Cette hypothèse est renforcée par la théorie gnoséologie du philosophe. En effet, si lui-même a voulu remettre en cause la vérité des apparences pour fonder une aporie de la connaissance, alors cela signifie qu’il a été libre de décider de la valeur du réel tel qu’il le percevait. En somme, c’est sa théorie déterministe qui est la condition de possibilité d’une éthique. Démocrite est le seul responsable de ses affirmations sur les phénomènes et les simulacres. Si l’homme a le pouvoir d’équilibrer ses représentations, il doit être également capable de rechercher un certain équilibre qui lui permettrait d’accéder au bonheur. Nous pouvons faire un parallèle ici avec la doctrine stoïcienne d’Épictète. Ce dernier, dans son Manuel, différenciait les choses qui dépendent de nous et celles qui ne dépendent pas de nous. Il dit, à juste titre, que nous n’avons aucune emprise sur le temps, la mort ou la nature. Selon le philosophe, nous sommes soumis à un destin inéluctable et nécessaire. Ce sur quoi nous avons du pouvoir en revanche, c’est la manière dont nous allons accepter ce destin. Démocrite conçoit bien l’homme comme un être déterminé dans un monde déterminé même si la notion de destin est absente dans sa philosophie, mais la place de sa volonté intérieure présuppose la question du choix et donc de la responsabilité éthique.
B) L’équilibre intérieur et la vie sage
Selon quels principes doit-on ordonner notre for intérieur pour parvenir à un équilibre nous prédisposant au bonheur ? Démocrite écrit : « Les hommes acquièrent la joie par la modération dans la jouissance et par la vie sage [4]». Nous retrouvons donc une idée commune à bien des corpus philosophiques antiques : la modération. Nous pouvons faire référence à la doctrine épicurienne par exemple qui se chargeait de distinguer plusieurs types de besoins associés à plusieurs types de plaisirs de manière à les ordonner hiérarchiquement. Les désirs non naturels et non nécessaires comme l’envie de gloire ou de richesse sont à proscrire tandis que d’autres besoins plus naturels et nécessaires sont à satisfaire avec modération. Cette idée de modération en rapport avec le bonheur est présente chez Démocrite notamment a travers le terme d’euthumia qui évoque une forme de bien-être individuel. Le problème qu’évoquerait un commentateur comme Vlasto, c’est l’importance des atomes et du vide dans le concept démocritéen de bonheur. En effet, si le monde et tout ce qu’il intègre est déterminé par une certaine disposition d’atomes et de vide et que l’âme elle-même en est constituée, alors nous pourrions définir l’état de bonheur comme une concentration particulière d’atomes et de vide au sein de l’homme. Néanmoins, une telle conception n’est pas incohérente ou inadéquate avec la notion de bonheur. Quand bien même nous admettrions que Démocrite parle uniquement de la disposition des atomes, l’importance de l’éthique n’en serait pas amoindrie pour autant.
La pensée démocritéenne et son éthique semblent être à la croisée de nombreuses doctrines antique. Nous remarquons aisément l’influence de Démocrite dans la philosophie épicurienne : « La fortune nous offre une table somptueuse et la tempérance une table suffisante [5]». C’est notamment le calcul des plaisirs qui se révèle commun aux deux doctrines. Épicure et ses disciples recherchent l’absence de troubles, aussi appelée ataraxie, quand Démocrite parle plutôt d’un équilibre intérieur. Or, nous comprenons que l’équilibre est précisément exempt de passions dévorantes ou de pensées obsessionnelles. Pour cela, un calcul est nécessaire. Éviter les plaisirs vains et rechercher les plaisirs nobles est plus adéquat au concept de tranquillité. Démocrite écrit : « Le plaisir et le désagrément déterminent la limite entre ce qui est utile et ce qui est nuisible [6]», le bonheur ne va donc pas sans une certaine forme de plaisir. Finalement, même si les phénomènes nous affectent de manière déterminée, et même si nous n’avons pas accès à leur essence vraie, nous avons la liberté de décider de l’influence que ces phénomènes auront sur nous. De là, nous pouvons en déduire une éthique qui privilégiera la recherche d’un certain état d’esprit et d’une condition générale qui facilitera l’accès au bonheur. Théophraste précise la pensée de Démocrite sur ce point en redéfinissant le terme d’équilibre. L’équilibre intérieur apparaît comme un équilibre entre deux opposés comme le chaud et le froid par exemple. Nous sommes en droit de faire un rapprochement avec la philosophie morale d’Aristote développée dans l’Ethique à Nicomaque. En recherchant le juste milieu, l’homme fait preuve de prudence et s’extirpe des passions trop violentes qui le consumeraient. Il semble que ce juste milieu, cet équilibre, nous est accessible à partir du plaisir considéré non comme télos de la vie heureuse, mais comme instrument en vue de la fin. Il nous est assez dur de savoir si la philosophie de Démocrite met en perspective l’idée d’une nature humaine, mais nous pouvons affirmer que l’homme et chaque partie qui le compose sont déterminés, que ses sens lui fournissent des représentations distordues de la réalité, qu’il a malgré tout le pouvoir de décider de la manière dont ces perceptions vont l’influencer, et enfin, qu’il recherche le plaisir pour mener une vie heureuse. Ce qu’il manque à l’homme, c’est une éthique pour savoir comment rechercher le plaisir, dans quelle proportion et à quel prix pour atteindre véritablement le bonheur.
Nous retrouvons également chez Platon, une certaine inspiration de Démocrite. Le terme euthumia nous fait immédiatement penser à celui de thumos dans la métaphore des chevaux du Phèdre. Le thumos est comparé au cheval blanc qui incarne la partie de l’âme qui désir de manière raisonnée contrairement au cheval noir, l’épithumia, qui représente la partie de l’âme qui désir de manière passionnelle et effrénée. Ce combat intérieur auquel fait face le cocher du char se rapproche de ce que Démocrite tente de nous faire comprendre. Nos représentations des phénomènes excitent certaines parties de notre âme mais nous avons le pouvoir de nous maîtriser, de guider le char comme bon nous semble. Bien sûr, réfréner le cheval noir est plus difficile que de le laisser déchaîné, mais en matière d’éthique, il est possible qu’un comportement moral implique un effort et un travail sur soi. Nous pourrions même aller plus loin en disant que si l’homme n’écoute que ses pulsions, il en devient l’esclave et perd sa liberté tandis que s’il choisit la vie éthique et la tempérance, il est vraiment libre. Écouter uniquement nos passions nous fait perdre notre responsabilité tandis que prendre une décision désintéressée nous en rend véritablement responsable. Cette thèse sera exploitée par Kant dans la Critique de la raison pratique. L’homme a la liberté de choisir, mais la conservation de cette liberté dépend du choix qu’il s’apprête à faire. Pour nous aider dans ce choix, Démocrite évoque un autre caractère inhérent à la nature humaine : celui de l’admiration et du blâme. L’homme a tendance à glorifier certaines pratiques et à en condamner d’autres. A la vue ou au su d’une action morale, l’homme a une envie de la reproduire, de redoubler de moralité en quelque sorte. Démocrite écrit : « Les grandes joies viennent de la contemplation des belles œuvres [7]». Ce principe de mimesis se retrouvera jusque chez Aristote où il trouvera une place de norme sociale et de principe directeur dans l’éducation des enfants. On peut lire dans Les Politiques : « Toutes ces activités doivent préparer la voie aux occupations ultérieurs ; c’est pourquoi, il faut que les jeux soient, en majorité, des imitations des activités sérieuses ultérieures [8]». A l’inverse, notre épithumiè est excité par les richesses et la gloire d’autrui et le sentiment ressenti face à cette opulence matérielle est la jalousie. La différence de qualité entre les deux sentiments ne fait aucun doute et Démocrite incitera a tempérer cet épithumiè pour préférer rechercher la beauté des actions morales. Se rendre responsable de ses actions, tel est le principe qui fonde l’éthique démocritéenne et guide les hommes vers le bonheur.
C) L’autarcie
Nous avons résolu le paradoxe entre l’absolu nécessité atomistique et l’existence d’une éthique. Si les atomes et le vide déterminent le monde et l’homme jusque dans son âme, son intériorité y échappe, car cette dernière ne se compose pas de matière. Nous assumons le fait que l’éthique et la part de responsabilité chez le sujet n’a que très peu à voir avec la composition atomistique. La part d’aléatoire et le hasard ne peut être niée tout comme le pouvoir que l’homme peut exercer sur son équilibre intérieur. En partant de ces principes, et même dans un monde absolument déterminé, l’être humain peut être la cause de ses actions et ainsi en porter l’entière responsabilité. C’est peut-être la raison pour laquelle Démocrite ne parlera jamais de destin. Si l’homme peut s’autodéterminer à mener une vie éthique, alors il a le pouvoir de changer son destin ergo le destin n’existe plus.
La vie sage est, toujours selon Démocrite, une vie que l’on peut qualifier d’autarcique. En effet, le philosophe oppose les concepts de Fortune et de nature. Il écrit : « la Fortune est prodigue mais est inconstante alors que la nature se suffit à elle-même, c’est pourquoi elle remporte la victoire sur les grandes expériences [9]». Nous pouvons donc penser que l’homme doit maîtriser sa nature pour parvenir à une forme d’autarcie aussi bien individuelle que collective. Cette dernière expression semble être oxymorique si nous ne nous référons pas à la philosophie politique de Démocrite. La démocratie est pour lui le meilleur des régimes politiques, car il permet de rechercher l’intérêt commun alors que les despotes veulent uniquement conserver leur pouvoir et que les aristocrates cherchent uniquement leurs intérêts personnels. Il écrit : « Il vaut mieux être pauvre en démocratie qu’heureux sous le pouvoir des despotes [10]». La démocratie, et pourquoi pas le cosmopolitisme, permet à chacun de d’être son propre maître dans une cité devenue autarcique qui recherche le bonheur en son propre sein. Finalement, cette autarcie se définit par quatre caractéristiques essentielles. Elle s’exerce par le choix des objets, par des moyens psychiques et éthiques, à travers l’usage des plaisirs et par la pratique et l’effort. Concernant le choix des objets, nous devons distinguer l’intériorité de l’extériorité et travailler sur notre capacité à ne pas être affecté outre mesure par ce qui nous est extérieur. Certes ces phénomènes s’imposent en quelque sorte à nos sens, mais l’homme est capable de choisir de se perdre en elles ou de s’en émanciper. Concernant la praxis, le bonheur n’est atteignable qu’à partir du moment où nous agissons réellement en vue du bien. C’est à travers l’exercice de la vertu que la tranquillité est accessible. Concernant le plaisir, il n’est pas le télos du bonheur, mais simplement un moyen d’y parvenir. Il nous faut distinguer hédonê plaisir des sens, et terpsis le plaisir moral pour se rendre capable d’ordonner ses besoins et de rechercher un plaisir modéré et noble. Concernant la résistance à la peine, Démocrite semble monter que s’infliger à soi-même de la peine volontairement nous permettra de maintenir notre équilibre intérieur lorsque un événement inattendu arrivera : « Les peines volontaires nous rendent aptes à supporter plus facilement les involontaires [11]». Il s’agit d’un exercice préventif destiné à endurcir notre volonté. Un exercice que nous pourrions comparer à ceux que les stoïciens s’infligeaient pour s’entraîner à garder le contrôle sur leurs émotions en toutes circonstances. Nous sommes également en mesure de trouver des ressemblances entre cette philosophie morale et celle de Kant. Ce dernier écrit : « Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi [12]». Lorsque Démocrite dit qu’il faut graver une loi dans son âme qui est de ne rien faire qui ne soit inapproprié, on retrouve l’impératif catégorique. Qu’on soit seul ou en société, il nous faut refuser le mal et sa tentation pour pouvoir être réellement autonome dans notre volonté et pleinement responsable de nos actions.
Conclusion
A travers notre étude, nous avons tenté de mettre en exergue et de résoudre la difficulté que posait la cohérence d’une cosmologie déterministe avec une philosophie morale. Ce n’est pas anodin si la pensée complexe de Démocrite se trouve à la croisée des plus grandes doctrines antiques dont elle a été une inspiration maîtresse. Garant de la tradition atomistique, Démocrite réduit le monde à un ensemble agrégé d’éléments simples : les atomes matériel. En l’absence de clinamen, il est aisé de conclure qu’absolument tout dans la réalité est nécessaire. La nature comme les hommes sont des composés atomistiques prédéterminée. Les commentateurs les plus zélés parleront même du destin même s’il n’y en a aucune trace chez Démocrite. Pour le philosophe, l’âme est également un composé d’atome et de vide, ce qui rend difficile la possibilité d’une éthique. Mais c’est sans compter sur la capacité, et même la responsabilité, inhérente à l’homme, à travailler sur son équilibre intérieur. L’être humain est affecté par les phénomènes du monde, mais impossible pour lui d’en connaître la vérité profonde, car ses sens ne sont pas assez perfectionnés pour cela. Il n’appartient donc qu’à lui de mettre de l’ordre dans ses idées pour espérer accéder à la tranquillité de l’âme. Cette décision le rend vraiment libre et non plus aliéné à ses perceptions et ses affects et lui permet de sortir du déterminisme brutal du monde par la voie de l’éthique. Grâce l’exercice de la vertu, la tempérance des plaisir, l’endurance à la peine et la maîtrise de notre équilibre intérieur, nous devenons capables de nous responsabiliser de nos actions, de mener une vie sage et d’atteindre le bonheur.
Par Thomas Primerano, professeur certifié de philosophie, membre de l’Association de la Cause Freudienne et sympathisant de l’Association Française Transhumaniste, auteur de ‘’Rééduquer le peuple après la Terreur’’ publié chez BOD.
Bibliographie
– Fragments et témoignages, Les atomes, l’âme et le bonheur, Démocrite, traduction de Maurice Solovine, notes et introduction Pierre-Marie Morel, VRIN, 2020
– Les Politiques, Aristote, GF, avril 2015
– Pensées pour moi-même, suivies du manuel d’Épictète, Marc-Aurèle, Épictète, GF, janvier 1999
– De natura rerum, Lucrèce, GF, janvier 1999
– Phèdre, Platon, GF, octobre 2006
– Critique de la raison pratique, Emmanuel Kant, Folio essais, mai 2012
Notes
[1] Fragments et témoignages, Les atomes, l’âme et le bonheur, Démocrite, traduction de Maurice Solovine, notes et introduction Pierre-Marie Morel, VRIN, 2020, page 58 [2] Ibid, page 147 [3] Ibid, page 152[4] Ibid, page 185
[5] Ibid, page 181
[6] Ibid, page 183
[7] Ibid, page 185
[8]Les Politiques, Aristote, GF, avril 2015, page 517
[9] Fragments… op.cit, (DK B 68 176), page 183
[10] Ibid, page 195
[11] Ibid, page 193
[12] Critique de la raison pratique, Emmanuel Kant, folio essais, mai 2012, pages 211 et 212