La sexualité et le désir chez Gustave Klimt

Judith I Klimt

« Tout art est érotique »[1] (Adolf Loss).

Et l’art de Klimt l’est peut-être plus que tout autre. En effet, si l’on jalonne l’ensemble de son œuvre, force est de constater que tout est imprégné d’Eros. Les femmes iconiques, le mélange des formes géométriques à un pictural floral appellent quelque chose d’essentiellement sensuel, de sexuel, témoignant d’une surabondance de vie, comme un appel à la préciosité et à l’élégance dans cette luxuriante végétation qui enrobe toutes les œuvres de l’artiste viennois. Ce qui frappe dans l’œuvre de Klimt, c’est l’incarnation du désir et du sexe au travers d’une place prépondérante accordée aux femmes et principalement à la femme affirmative, certaine de son pouvoir de séduction, la femme fatale. D’où une approche du désir non pas comme un instant qui pourrait confiner à la minauderie, mais comme un événement vindicatif, revendiqué, viscéralement incarné. Mais comment et peut-on distinguer le désir et la sexualité chez Klimt ou faut-il reconduire l’ensemble de son œuvre sous le terme d’Eros ?

Pour désirer, il faut d’abord avoir porté un regard sur l’Autre, avoir entrevu l’ébauche d’une main séduisante, le geste élégant, le corps attirant. Et être désiré, c’est soi-même être capturé par le regard d’autrui sous ce mode particulier de rapport à l’Autre. Regarder autrui, c’est, de fait capturer de lui quelque chose qui échappe à sa perception (même s’il y a mis une intention), c’est le voir tel que lui ne peut se voir (car il est objet de perception pour la conscience que je suis) et être vu par autrui, c’est également faire l’objet d’une construction psychique qui s’attarde sur ce qui de moi m’échappe toujours déjà : « Autrui détient un secret : le secret que je suis ». [2] Si le regard d‘autrui sur moi est une mise en danger de mon être, comment le regard désirant ne serait-il pas l’annonce d’un risque suprême car appelant un au-delà du corps et de la conscience que l’on a de ce corps : la chair ?Et comment, dans l’œuvre de Klimt, le désir et le sexe suscitent-ils et affrontent-ils le regard à la fois scrutateur et inquisiteur du sujet désirant ?

Judith II Klimt
Judith I Klimt

Pour répondre à cela, il suffit de se référer aux portraits peints par Klimt et notamment celui de « Judith I » de 1901. La toile Judith I est une sorte d’icone bien étrange. Ici, l’ornementation est or et ce jusqu’au collier porté avec fierté par le modèle. Le cheveu est noir ébène, les yeux légèrement entrouverts à l’instar de la bouche, un sein est en transparence tandis que l’autre est entièrement découvert. Ici, le ton est donné : la femme n’est pas un petit être fragile, soumis et pudique ; elle est affirmation de soi, sujet face au regard du peintre et de celui du spectateur. Elle s’impose d’elle-même. Elle est une sorte de déesse dont le décor hiéroglyphique vient appuyer le statut. Elle fait front de toute sa féminité et manifeste le désir et le plaisir comme choses revendiquées. Cette femme fatale transpire la sensualité, témoignant d’une sorte d’extase proche de la petite mort. Désirable, désirante, elle affirme l’Eros dans toute sa plénitude. Elle prend le risque insolent de le revendiquer. Ainsi provoque-t-elle la fascination et un effet hypnotique. Elle se sait séductrice et provocatrice du désir, d’un corps qui s’incarne comme objet de désir : « Par la séduction, je vise à me constituer comme un plein d’être et à me faire reconnaitre comme tel. Pour cela, je me constitue en objet signifiant ». [3]

La femme fatale, la femme séductrice, Klimt nous la présente aussi sous des formes symboliques pour lesquelles Eros et Thanatos entrent en jeu. Les femmes sont poissons ou serpents. A ce titre, on peut se référer à la toile « ondines (poissons d’argent) » de 1899 qui présente deux femmes aux lèvres peintes et au regard rempli de désir d’attente. Elles sont enrobées dans un corps de poisson à la forme manifestement sexuelle (assez proche de la forme du spermatozoïde). Ici, se présente le désir sous sa forme fantasmée et en même temps très évocatrice. On se trouve dans le mythe de la femme sirène, de la naïade, fantasme marin s’il en est. Depuis Ulysse et le chant des sirènes, la femme aquatique est une figure énigmatique parce que séductrice et mortifère. Elle est celle qui séduit pour entrainer les marins dans les profondeurs des abysses. La femme-poisson a quelque chose de visqueux, de non préhensible. Elle échappe comme semble filer la conscience lorsque cette dernière est happée par la corporéité désirante :

« (…) le désir n’est pas seulement l’empâtement d’une conscience par sa facticité, elle est corrélativement l’engluement d’un corps par le monde et le monde se fait engluant, la conscience s’enlise dans un corps qui s’enlise dans le monde ». [4]

Lorsque l’on tente de d’attraper la femme-poison, c’est impossible, elle glisse entre les mains et n’attirent les marins que pour mieux les entrainer dans des profondeurs mortifères. Elle est donc inquiétante, mystérieuse, irrésistiblement attirante parce qu’elle provoque un menaçant engourdissement de la conscience par un corps qui ensevelit cette dernière.

Serpents d’eau II
Serpents d’eau II

Ce phénomène est réitéré dans l’œuvre « Serpents d’eau II » de 1904. On y voit quatre femmes étendues de façon lascive, la chevelure luxuriante. La chair est certes un peu cadavérique (comme dans la plupart des œuvres de Klimt) car le sexe et la mort font toujours bon ménage dans l’œuvre du peintre autrichien. A la fois hiératiques et aux formes un peu charnues quant aux attributs sexuels, ces femmes plongées dans un décor floral et aquatique ont les joues rouges (pudeur ou coloration de l’épiderme par le plaisir ressenti, on ne sait). Les femmes-serpents évoquent bien évidemment la tentation suprême car depuis la Genèse, le serpent demeure l’animal qui symbolise la tentation de la chair. Ici, elles sont étendues dans une nudité présentée avec une sorte de naïveté, une naturelle évidence, à la fois ingénues et terriblement conscientes de leur pouvoir de séduction. La femme au premier plan par son regard demandeur et un peu évanoui apparait comme singulièrement significative. Elle manifeste encore cette sûreté de soi-même, cette totale confiance en son pouvoir de séduction. A l’instar des portraits réalisés par Klimt, elle est la féminité incarnée, une féminité revendiquée et étrangère à toute idée de péché. Ici, le désir et le sexe sont choses naturelles, évidentes parce qu’inscrits dans la corporéité même, donc essentiels et fondamentaux. Le désir et le sexe chez Klimt sont moins un rapport particulier au monde que le rapport le plus originel avec le monde. C’est la raison pour laquelle, aucune culpabilité n’est présente dans les nus de Klimt, elle est présentée comme la condition la plus naturelle de l’homme. Et c’est cette nudité réaffirmée dans toute sa désinvolture qui est exposée dans l’œuvre « Judith II » son évocation du désir assouvi et de la conscience happée par le corps :

« (…) le désir est consentement au désir. La conscience alourdie glisse vers un alanguissement comparable au sommeil ». [5]

Judith I
Judith II

« Judith II » de 1909 : le visage de profil est tendu vers l’avant, les seins, fermes sont entièrement découverts, les poignets couverts de bracelet multicolores et sont prolongés de doigts presque crochus qui semblent tirer la chevelure rouge d’une tête aux yeux fermés et assez indistincte quant à son identité sexuelle. Ici, « Judith II » incarne le désir sexuel assouvi, encore rempli de lui-même. Ici, nous ne sommes plus dans le moment du seul désir, de cette attente qui ne cesse de s’impatienter et de différer la réalisation du désir pour pouvoir prolonger le moment au cours duquel la construction psychique imaginative du désir se construit. Dans cette toile de Klimt, l’abandon qui se reflète sur le visage de Judith traduit une conscience épuisée par le corps satisfait. Elle nous présente l’extase, son corps épanoui jusqu’à la nausée. Par ses œuvres, Klimt semble répondre à la question sartrienne : la sexualité est-elle un accident contingent ou une structure nécessaire de l’être-pour-soi-pour-autrui ? Klimt apporte la réponse : tout est sexuel et la sexualité n’est pas une dimension comme une autre de la corporéité, elle est la corporéité même.

La sexualité est consubstantielle de la corporéité et le désir est à la fois ce qui procède de l’instinct sexuel le plus animal et la construction psychique strictement humaine. Si l’élan sexuel est compris comme un phénomène qui rappelle au sujet son originelle inscription dans l’animalité, tout le travail de la pensée, toute l’élaboration effectuée par l’imagination manifeste une construction intellectuelle sophistiquée et exclusivement humaine. Si l’animal ne connait que l’instinct sexuel, l’homme le transcende par le désir. Mais chez Klimt, le désir n’est pas synonyme (comme cela peut l’être traditionnellement en philosophie) de manque et de souffrance, mais comme surabondance de vie, excès, surplus, débordement de la conscience par un certain état du corps, une transcendance de la conscience par le corps qui l’englue, l’envoute, la ramollit pour la rendre complice : « On dit qu’il vous prend, qu’il vous submerge, qu’il vous transit ». [6]

En effet, on ne choisit pas de désirer, lorsque le désir apparait, il nous envahit et on se constate comme sujet désirant. L’Autre m’a « compromis », a altéré mon être au point que celui-ci est irrésistiblement tendu vers lui. Il m’enivre :

« Mais le désir est consentement au désir. La conscience alourdie est pâmée glisse vers un alanguissement comparable au sommeil ». [7]

Par le désir, le corps d’autrui m’apparait comme chair et par lui, je me fais chair également. Par le désir réciproque nous nous incarnons. La sexualité, instant suprême de deux corps qui se sont faits chair, qui s’incarnent l’un par l’autre, c’est ce que l’on retrouve dans les dessins pornographiques, saphiques et de masturbation dans l’œuvre de Klimt.

Les amies II Klimt
Les amies II Klimt

Klimt montre le désir et le sexe dans leur intimité la plus recluse : le regard a quelque chose d’indiscret mais là encore rien de pervers ne semble s’installer entre leregardé et le regardant. En 1916-1917, le peintre réalise la toile « Les amies II ». Sur fond rose, deux femmes fixent le peintre avec un regard rempli d’innocence. L’une d’elle est totalement nue, le pubis particulièrement voyant. Seul un foulard dissimule sa gorge. Ses joues sont roses, le regard est alangui, perception appuyée par la tête penchée sur le côté comme reposant sur l’épaule de son amie. A ses côtés, sa compagne, vêtue d’un peignoir d’un ton orange et la tête enrubannée, fixe le peintre avec un air aussi naturel que candide. Enfin, deux oiseaux apparaissent dans la toile : l’un, imposant semble faire penser à un paon. Représentation de la figure masculine, le paon qui fait sa roue pour séduire n’a pas sa place dans la relation saphique, ici, l’homme est de trop.

En haut du tableau, on peut distinguer une poule, symbole de la fille légère, de la putain. Ici, dans cette relation saphique, tout apparait comme d’un naturel évident, aucune idée de culpabilité. Tout est significativement évoqué sans pour autant être démontré. Klimt voulait bousculer les tabous d’une société viennoise quelque peu engoncée et corsetée dans une morale pesante mais qui voit peu à peu ses fondements s’ébranler avec les débuts de la psychanalyse.

Couple d'amoureux, Klimt, 1914
Couple d’amoureux, Klimt, 1914

Chez Klimt, toutes les formes de sexualité ont leur place avec la même évidence, le même naturel. Il y exprime ce que le désir et le plaisir sexuel ont de voluptueux. Il en va de même avec « Le couple d’amoureux, de droite », 1914 dans laquelle il réalise avec une scène de pénétration. Rien de violent dans cette scène, le visage de la femme manifeste un plaisir assouvi et assumé. Par ces deux œuvres érotiques, Klimt semble répondre au mythe d’Aristophane, l’Eros est une unité originelle qui aurait été perdue de par la colère des Dieux, scindant les sphères en deux et séparant les amants de leurs amants, de leurs amantes, les amantes de leurs amants, de leurs amantes. Et chaque moitié de sphère cherche la moitié qui lui manque pour reconstituer l’unité originelle qui fut perdue.

Chez Klimt, l’Eros est hétérosexuel, homosexuel, solitaire…Il est omniprésent et se traduit par la caresse :

« Ainsi la caresse n’est arrachement distinct du désir : caresser des yeux ou désirer ne font qu’un : le désir s’exprime par la caresse comme la pensée par le langage. Et précisément la caresse révèle la chair d’autrui comme chair à moi-même et à autrui ». [8]

Par le désir, c’est cette conscience engluée, néantisée que l’on perçoit, cette conscience comme happée par le corps, embourbée dans une corporéité altérée par la corporéité d’autrui. Cependant, une question se pose : si le désir est lié à la séduction, lorsque le temps affaiblit cette dernière, lorsque le corps, la gestuelle perdent de leur éclat, que reste-t-il?

En effet, avec le temps qui passe, la chair se flétrit, le corps s’affaisse et ce que l’on pouvait trouver de délicieux chez l’Autre, par force d’habitude, finit par se ternir. Qu’en est-il alors du désir et de la sexualité ?

Les trois âges de la Femme
Les trois âges de la Femme

Klimt évoque souvent l’inexorable inscription du sujet dans la finitude. Cette évocation est particulièrement significative dans l’œuvre « Les trois âges de la femme » de 1905. Noir et gris le fond de l’œuvre, funèbre le fond de la toile. Le ton est donné, la finalité de toute existence, c’est la vieillesse, la mort, la désincarnation. Et avant cette mort physique, il y a la longue et sempiternelle dégradation du corps qui s’écroule à mesure que les années passent. Dans cette œuvre, en premier plan se trouve une enfant endormie, nue, tenue par la femme qu’elle va devenir et qui sommeille déjà en elle. Cette femme advenue a les yeux clos, la chevelure luxuriante, elle est désirable mais sa peau a déjà une couleur mortifère parce que la mort est toujours déjà inscrite dans la vie. Hiératique, blême, elle porte déjà les stigmates de ce qu’elle deviendra : une vieille femme au corps décharné. Pour l’instant, la jeune femme protège encore l’enfant qu’elle était, désirant préserver une innocence perdue. Mais déjà apparait le troisième moment de son existence, celui de la vieillesse qui annonce la mort. Ici, la main et les cheveux dissimulent le visage parce que le sujet est conscient de la pudeur que la nudité lui impose. Ce corps émacié, bossu, aux formes mal réparties et disgracieuses se sait être devenu totalement étranger au désir et au sexe.

Cette œuvre incarne l’évanouissement puis la mort du désir, la dégradation de la chair. Lorsque le corps a fait son temps, lorsque l’organique a supplanté la chair, la pudeur s’impose. Il y a de la gêne dans la nudité, la gêne de celle qui sait que le disgracieux l’a atteinte dans sa chair. C’est une psyché ici totalement consciente d’elle-même et qui se replie dans son quant à soi, dans une pudeur émouvante. Dès lors une question s’impose : n’y-a-t-il rien au-delà du désir sexuel ? La caresse se faitelle rare lorsque le corps n’y est plus ou le désir peut-il prendre une forme qui le sous-tend et le transcende en même temps : l’Eros, l’amour puis enfin la grâce ?

Le baiser de Gustav Klimt

Le désir, le sexe transcendés par l’Eros, l’amour, c’est ce que l’on retrouve dans « Le baiser » de Klimt. « Le Baiser » (1907-1908) : un homme et une femme dans le début de l’étreinte dans la première manifestation significative du désir. L’homme dominant, le visage tourné vers celui de la femme manifeste par le positionnement de son torse et de ses mains encerclant le visage de la femme une autorité protectrice quelque peu écrasante. Tous les deux sont vêtus d’or et rose à motifs géométriques pour l’homme et circulaires en ce qui concerne la femme. Et ils sont tous les deux enrobés dans une plus grande robe or, les projetant tous les deux dans un acte fusionnel. Ils rayonnent et sont auréolés par l’Eros. La femme, à genoux, les doigts de pieds un peu tordus, les yeux clos, se blottit dans les bras de son compagnon dans un abandon certain.Elle a les joues rouges de celles qui sont pudiques. Naissance d’un amour, l’œuvre est particulièrement tendre et témoigne peut-être de ce qui se situe avec et aussi au-delà de la sexualité : l’amour, l’Eros dans le sens premier du terme : le Beau qui éveille au vrai qui conduit au Bien. Bienveillante cette œuvre de Klimt qui transpire l’amour. Mais que veut l’amour ?

« Pourquoi l’amant veut-il être aimé ? Si l’amour, en effet, était pur désir de possession physique, il pourrait être, en bien des cas satisfait ». [9]

Si le désir exige le corps, l’amour demande un au-delà du corps. Mais que demande-t-il alors si ce n’est la captation d’une conscience, la captation d’une liberté dans le monde qui paradoxalement va se déterminer volontairement et en même temps par-delà toute décision réfléchie de s’aliéner à la liberté de l’amant ? Par l’amour, le sujet attend, demande que celle ou celui aimé comprenne l’événement comme « l’occasion unique et privilégiée »[10]. Oui, par l’amour, la liberté de chacun est radicalement modifiée (non pas par des compromis pour que la chose se réalise) mais par l’événement lui-même qui fait qu’avant lui mon être était détaché alors qu’avec lui, il est aliéné mais c’est une aliénation qui ne peut être acceptée comme synonyme de soumission (personne ne veut être aimé par la contrainte) mais de liberté capturée avec tout notre assentiment :

« (…) si l’Autre m’aime, je deviens l’indépassable, ce qui signifie que je dois être la fin absolue ; en ce sens, je suis sauvé de l’ustensilité ; mon existence au milieu du monde devient l’exact corrélatif de ma transcendance pour-moi, puisque mon indépendance est sauvegardée absolument ». [11]

Et Sartre d’affirmer que par l’amour, l’Autre s’élève au rang de valeur. Par l’amour, l’Autre devient valeur pour moi et je deviens valeur pour lui.

Dans « Le baiser » de Klimt, on peut voir cette élection de l’Autre, l’Autre affirmé comme choix absolu, radical, inconditionnel, choix qui transcende toute aspérité, différence et qui réconcilie les inconciliables. L’amour se révèle comme une justification  de l’être de l’autre et de l’être que je suis. Il est Eros, le premier mouvement vers la transcendance. Et l’Eros, chez Klimt, élève jusqu’à la grâce.

« Dans la grâce le corps est l’instrument qui manifeste la liberté. L’acte gracieux, en tant qu’il révèle le corps comme outil de précision, lui fournit à chaque instant sa justification d’exister : la main est pour prendre et manifeste d’abord son-être-pour-prendre ». [12]

La grâce est la précision et l’imprévisibilité réunies, la perfection du geste, la parfaire coïncidence entre l’intention avec en même temps le risque de l’imprévisibilité qu’entraine la liberté, le hasard. Par l’acte gracieux, le sujet est certitude de son corps, de sa conscience, certitude de soi face à l’autre mais sans agressivité aucune, dans un naturel paradoxalement guidé et parfaitement maîtrisé :

« La grâce figure donc l’image objective d’un être qui serait fondement de soi-même pour… ».[13] Et Sartre d’ajouter : « Le corps le plus gracieux est le corps nu que ses actes entourent d’un vêtement invisible en dérobant entièrement sa chair, bien que la chair soit totalement présente aux yeux du spectateur ».[14]

La Danseuse
La Danseuse

C’est cet instant rare, précieux que l’on peut observer dans l’œuvre « La danseuse «  de 1916-1917. Le décor est japonisant à l’instar des personnages que l’on peut voir au second plan. L’ensemble est floral, surabondant de végétation, de vie. Les tons sont verts, oranges et roses. Au centre, une femme, le visage tourné de trois quarts, un peignoir fleuri sur les épaules et les seins découverts. Les jambes sont également dénudées. Elle tient avec majesté un bouquet de fleurs de couleur jaune entre les mains. Le geste est réalisé avec une infinie délicatesse. L’ensemble est calme, doux, tout en harmonie. La préciosité avec laquelle cette danseuse tient son bouquet de fleurs souligne l’expression de Sartre. En effet, dans la grâce, la nudité est recouverte par le « vêtement » qu’est le geste.

La grâce apparait effectivement comme l’élégance du corps maîtrisé par la conscience qui allie la précision et la légèreté, la maîtrise absolue du geste qui le rend formidablement délicat. Ici, la danseuse transpire cet état particulier. De par son métier, elle sait l’apprentissage nécessaire à la tenue du corps pour que le mouvement soit précis, réalisé avec perfection et les heures passées à cette maîtrise du geste font qu’il finit par être incorporé, il devient presque naturel. Ainsi, la nudité de sa poitrine est-elle dénuée de toute impudeur. Elle s’harmonise parfaitement avec l’ensemble floral que constitue le décor et la sorte de peignoir porté par la jeune femme. Et la douceur du visage de cette jeune femme d’incarner toute la grâce de cette œuvre. Il y a de la sobriété, de l’humilité chez celle qui sait que le corps a atteint la perfection gestuelle, de celle qui sait que le corps et la conscience sont ici dans une parfaite communion, une sérénité totale, de celle qui sait que la parfaite maîtrise du geste devenu incorporé fait que tout devient fondamentalement élégant. Pure cette danseuse, absolument pure, d’une pureté qui à l’instar de toutes les œuvres de Gustave Klimt transpirent l’Eros qui lorsqu’il se dit sous le mode de la sexualité se traduit par l’extase et sous le mode de l’incarnationtranspire la grâce :

« (…) la grâce révèle la liberté comme propriété de l’Autre-objet et renvoie obscurément, comme font les contradictions du monde sensible dans le cas de la réminiscence platonicienne, à un au-delà transcendant dont nous ne gardons qu’un souvenir brouillé et que nous ne pouvons atteindre que par une modification radicale de notre être, c’est-à-dire en assumant résolument notre être-pour-autrui. En même temps qu’elle dévoile et voile la chair de l’Autre, ou, si l’on préfère, elle la dévoile pour la voiler aussitôt : la chair est, dans la grâce, l’Autre inaccessible ».[15]

Sandrine Guignard

Bibliographie :

Platon : Le Banquet, collection Epiméthée.

Klimt, édition Taschen.

Sartre : L’Etre et le Néant, Tel Gallimard.

Notes:

[1] : Klimt, Taschen, P.7.

[2] : Sartre : L’Etre et le Néant, P.143.

[3] : Ibid, P.421.

[4] : Ibid, P.442.

[5] : Ibid, P.438.

[6] : Sartre : L’Etre sur le Néant, P.438.

[7] : Ibid.

[8] : Sartre : L’Etre et le Néant, P.440.

[9] : Ibid, P.416.

[10] : Ibid, P.417.

[11] : Ibid, P.418.

[12] : Ibid, P.451.

[13] : Ibid, P.451.

[14] : Ibid, P.451.

[15] : Ibid, P.452.

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