La technique et l’Etat

Introduction

La technique est devenue autonome à l’égard de la politique. On objectera que c’est l’Etat qui prend les décisions politiques et que la technique obéit. Mais ce n’est pas si simple. En fait, dans la relation technique/Etat que nous nous proposons d’étudier, nous avons l’intention de montrer que ce sont les techniciens qui sont à l’origine des décisions politiques. Celles-ci sont donc dictées par des impératifs techniques, et elles seront les mêmes quelque soit le régime.  L’Etat devient technicien. C’est la fin du politique proprement dit. La marge de manœuvre des politiques est très faible dans un jeu dont les règles sont fixées par les techniciens.

 

I. Répercussion sur l’Etat

La conjonction Etat et technique n’est pas un fait neutre. Pour ceux qui la constate, elle n’a rien de surprenant et ne suppose rien d’autre qu’un certain accroissement du pouvoir de l’Etat. Ce ne sont pas les raisons politiques qui dominent les phénomènes techniques, mais l’inverse. L’Etat ne peut, pour raisons doctrinales, bouleverser les techniques, mais lorsque le progrès technique rend ce bouleversement indispensable, l’Etat est bien obligé de se rendre à l’évidence.

1. Le conflit des techniciens et des politiciens

Il est correct de dire que l’intrusion des techniques dans l’Etat entraine le conflit des politiques et des techniciens. C’est un leitmotiv relayé par tous les journaux : laisser parler les techniciens. M. Dardenne dans son livre intitulé Enquête sur les paysans noirs conclut son étude en  Afrique par cette nécessité de faire succéder « à l’ère des administrateurs autoritaires, l’ère des techniciens. » Il y voit la solution de tous les problèmes des paysans noirs. Il oppose par exemple la décision de construire des casernes prise par des administrateurs, à la décision des techniciens de développer l’industrie cotonnière et de fournir des cotonnades bon marché aux indigènes. Aujourd’hui dans notre continent, laisser-parler les techniciens consisterait à notre avis à dire non à l’achat des armes, à la multiplication des postes ministériels, et à créer les industries pour pallier la misère des jeunes.

Bien plus, dans ce conflit entre politiciens et techniciens, la corruption est beaucoup plus grave.

« Les milieux politiques, affirme Ellul, sont très généralement corrompus. Qu’il s’agisse de régimes démocratiques ou de régimes autoritaires.» 

Le vertige du pouvoir et l’occasion de la richesse corrompent très vite  les politiciens. Or, dans la mesure où l’Etat devient de plus en plus technique, le contact entre politicien et technicien est de plus en plus étroit. Si la technique tend à primer de plus en plus sur le politique, si les décisions techniques paraissent inattaquables par un Parlement, la corruption pourtant est un frein au développement de la technique. C’est sans doute pourquoi Ellul souligne que « le technicien est un homme ; au contact d’hommes corrompus il peut se laisser corrompre. » Il  peut de ce fait même détourner sa technique, retirer les décisions exigées par la stricte application et accorder telle faveur, tel droit qui fausse le jeu technique. Ainsi, ce ne sont plus les intérêts généraux qui priment sur la technique, mais des intérêts particuliers. C’est la technique pure qui représente les intérêts généraux, la vraie politique contre le politicien qui représente l’élément corrupteur pour des raisons particulières, donc inexistantes politiquement.

Au regard de ce qui précède, nous constatons avec Ellul que « seule cette action du politicien retarde vraiment la transformation totale de l’Etat en gigantesque appareil technique. » Cependant, le mouvement s’accentue et l’opinion publique s’oriente dans le même sens. L’opinion publique qui compte beaucoup même dans les régimes autoritaires est presque unanimement en faveur des décisions techniques contre les décisions politiques qui sont « qualifiées soit de partisanes soit d’idéalistes, ce qui entrave le jeu normal des techniques. »

Le technicien considère la nation autrement que le ferait un homme politique ; pour lui, la nation est essentiellement une affaire à gérer, car il reste imbu de l’origine privée de la technique. L’Etat pour lui n’est pas

« l’expression de la volonté du peuple, ni une création de Dieu, ni l’essence de l’humanité, ni le moyen de lutte des classes ; c’est une entreprise avec des services qui doivent bien fonctionner, »

C’est-à-dire une entreprise qui doit être rentable, qui doit donner son maximum d’efficacité et qui a pour fond de relever la nation.

2. Technique et constitution

Par la technique, non seulement la structure de l’Etat se modifie, mais  les organes de gouvernement sont actuellement aussi subordonnés aux techniques dépendantes de l’Etat. Les faits nous mènent plus loin. Non seulement les constitutions ne changent rien à l’usage des techniques, mais celles-ci en viennent assez vite à réagir sur les structures mêmes de l’Etat. Particulièrement, il faut bien considérer qu’elles faussent la démocratie. La technique tend à créer une nouvelle aristocratie.  Ce qui amène à dire que

« la technique forme une société aristocratique et celle-ci suppose un gouvernement aristocratique. » 

La démocratie dans une société technicienne ne plus être qu’une apparence. Et nous en voyons déjà les prémisses avec la propagande car, lorsqu’il s’agit d’une propagande d’Etat, il n’est plus question de démocratie. En une formule lapidaire, Ellul stigmatise le caractère purement utilitaire de la doctrine politique :

« Efficace, cela se fait ; juste, cela se dit…la doctrine politique de notre temps est donc une machine à justifier l’Etat et son action. »

Cette technique de justification à laquelle Ellul ne donne pas le nom d’idéologie, intériorise le contrôle que l’homme exerce sur sa propre action et, de ce fait, rend moins nécessaire les formes juridiques classiques.

Les doctrines politiques en face des techniques

Mais ce n’est pas seulement la structure de l’Etat qui se modifie par la technique, ce sont les doctrines politiques elles-mêmes. Par l’influence de la technique, les doctrines politiques ne sont plus éternelles.

« La situation ayant changé déclare Ellul, la doctrine doit changer aussi. Que ce soit sous l’influence de la technique ou autrement, l’évolution est indispensable. »

Pourtant, dans notre continent et précisément dans notre pays, les doctrines politiques sont statiques. Avant, pendant et après les indépendances, très peu de choses ont changé.

Or, l’homme de notre temps a un grand besoin de justification. Il faut qu’il ait la conviction que son gouvernement est non seulement efficace, mais juste. A cet effet, Ellul soutient que :

« Efficace, cela se fait, juste, cela se dit…la doctrine politique de notre temps est donc une machine à justifier l’Etat et son action. » 

D’où les périlleuses acrobaties intellectuelles à quoi nous voyons se soumettre tous les journalistes officiels et les hommes d’Etat.  Il s’agit parfois de mettre en accord telle action parfaitement injuste avec les principes démocratiques, ou de créer une doctrine solidement juridique pour justifier une action purement pragmatique.

La transformation du rôle de la doctrine politique montre la parfaite vanité des théories politiques actuelles. Le rôle des doctrines est fixé avec précision par la technique politique.

 

II. Répercussion sur la technique

Dans la relation technique/Etat, ce n’est plus seulement l’Etat qui se transforme, mais aussi la technique, dans ce mouvement que nous pouvons appeler dialectique. Dans un mouvement dialectique, la technique évolue plus vite, non pas selon sa logique, mais aussi par la force et l’appui de l’Etat. Seulement, il faut bien reconnaitre que cette mainmise de l’Etat fait cesser la « magie technique. » L’homme perd quelque peu ses illusions et son éblouissement.

1. La technique sans frein

La technique, dit Ellul « est maintenant une puissance qui n’a plus aucun frein. » C’est dire que dans sa démarche, elle ne rencontre plus d’obstacles ; elle peut avancer à son gré, n’ayant d’autres limites que ses propres forces. Or, ces forces semblent inépuisables et limitées. Toute société comporte un certain nombre de règles de conduite précise. Ces règles sont souvent, soient conscientes et pensées, soient inconscientes et spontanées, pouvant être recouvertes du terme « morale. » Ces règles déterminent ce qui est bien ou mal, et par conséquent admettent ou non telle innovation. A côte nous dit Ellul, il y a l’opinion publique qui a un comportement irrationnel et ne relève pas forcement du bien et du mal. C’est elle qui est « décisive dans la relation entre morale et fait nouveau ; c’est elle qui peut rendre la morale désuète ou au contraire la faire triompher. » 

Cette opinion publique est tout  entière orientée en faveur de la technique ; et pour Ellul,

« seuls les phénomènes techniques intéressent les hommes d’aujourd’hui ; la machine a conquis le cerveau et le cœur de l’homme »

du fait de sa performance dans tous les domaines.

Par la vie que la technique lui fait mener, l’homme contemporain ne sait compter que par chiffres, et plus le chiffre est grand, plus il le satisfait. A cet effet, la technique sans frein est

« l’instrument des performances. Aller plus haut, plus vite, à une cadence plus élevée quelque soit l’objet, cela importe peu ; le fait se suffit à lui-même. »

L’homme contemporain ne recherche rien de plus parce que c’est le « merveilleux exutoire » qui est laissé ouvert par la vie que la technique lui fait mener. De ce fait, nous avons la conviction profonde que les problèmes techniques sont seuls sérieux ; seule la technique n’est pas du laïus, elle est positive, elle donne lieu à des réalisations.

2. Le rôle de l Etat dans le développement des techniques modernes

 L’Etat agit de façon positive à l’égard de la technique. Le rôle primordial de l’action de l’Etat envers les techniciens est celui de coordination. L’Etat  est la puissance planificatrice par excellence dans la société ; son rôle véritable est de « coordonner les forces sociales, les ajuster, les équilibrer. » Dans son rôle de coordination, il intègre tout l’ensemble des techniques dans un plan, qui n’est rien d’autre que le produit, un résultat de techniques bien appliquées.

Toutes les activités se rangent et ne trouvent leur place exacte aujourd’hui que dans le cadre d’un plan. L’Etat enseigne Ellul

« apparaît moins comme le cerveau qui les commande organiquement, que comme l’appareil de relation qui permet à toutes ces puissances séparées de se confronter et de coordonner leurs mouvements. »

 Nous avons à cet effet des exemples sans cesse concrets ; la coordination de la profession médicale et de la sécurité sociale en sont quelques uns.

L’Etat coordonne, et fournit aux techniques les moyens qu’elles  ne peuvent plus trouver chez les particuliers car,

« personne souligne Ellul n’a les possibilités financières de mettre en œuvre le gigantesque appareil nécessaire. Il faut demander à l’Etat, »

Tout ceci veut dire que seul l’Etat a l’usage des techniques financières qui sont interdites aux particuliers. Elle offre les possibilités de développement à la  technique que personne d’autre ne lui permet. Il donne aux chercheurs des moyens qui facilitent leurs travaux de recherches. Notamment, il peut mettre à la disposition des chercheurs les résultats atteints par d’autres savants.

En outre, il lui offre son appui et son autorité, en ce sens que la technique n’a de sens que si elle s’applique.  Seulement, pour s’appliquer, elle rencontre des difficultés concrètes, en particulier au niveau des individus. Nous n’avons pas l’intention de contredire ce que nous disions au sujet de l’opinion publique plus haut, mais dans le concret, devant une invention nouvelle, précise, les réactions sont mitigées.

« Si cette invention ne nous concerne pas directement dit Ellul, nous nous enthousiasmons généralement. Si cette invention nous concerne, risque de s’appliquer à nous, alors le retrait se manifeste. » 

Devant une situation d’opinions diverses, l’Etat intervient. Cette intervention de l’Etat décidée dans un sens, donne raison à telle tendance technique plutôt qu’à telle autre, et assortit cette opinion de son autorité. C’est la raison pour laquelle on peut dire que :

« l’autorité dont l’Etat investit la technique devient un facteur de son développement. »

Par l’autorité de l’Etat, nous constatons que la technique n’est plus au service d’intérêts privés, et cela lui donne encore, une liberté réelle, ou une justification de plus. Dés lors, il convient de signaler que tout ce qui précède correspond à un Etat lui-même devenu technicien, c’est-à-dire qui n’obéit pas à des fantaisies dans ses interventions.

 3. Les institutions au service de la technique

Pour que ce rôle que joue l’Etat dans le développement des techniques soit efficace, il doit créer des organes pour s’occuper ainsi de la technique. Ces organes dont il dispose sont entièrement au service des techniques.

Tous les Etats aujourd’hui, conscients de leur rôle, créent des centres nationaux de la recherche scientifique, qui sont généralement des organes autonomes. Dans les pays développés, il s’agit des centres nationaux de la recherche scientifique (C.N.R.S.), et dans les pays du sud, l’Etat met sur pied un ministère de la recherche scientifique et technique. La recherche scientifique dans les pays pauvres se justifie parce qu’elle donne naissance à des techniques qui permettent d’utiliser davantage les ressources du pays : c’est là le sens du travail scientifique. Ainsi,

« la science selon les propos de Ellul est subordonnée de plus en plus à la recherche de l’application technique. »

En outre, l’Etat doit créer, mieux vulgariser les académies des sciences qui joueront le rôle d’organisme, qui orienteront les recherches et qui fixeront les cadres où doivent s’exercer les activités scientifiques. Cette académie des sciences constitue ce que nous pouvons appeler « l’état-major de l’armée des techniciens », et est chargée de faire progresser les sciences théoriques et appliquées.

 

Conclusion

Au terme, de notre réflexion, nous pouvons affirmer que la technique est considérablement renforcée, sa progression accélérée par l’intervention de l’Etat. Ils deviennent à eux deux les éléments corollaires et principaux du monde, s’arcboutant l’un l’autre, se renforçant mutuellement et produisant une civilisation totale.

Bibliographie

OUVRAGE DE RÉFÉRENCE

  • La technique ou l’enjeu du siècle, Paris, Armand Colin, 1954.

 

ŒUVRE COMPLEMENTAIRES

  • DARDENNE M., Enquête sur les paysans noirs, Paris, PUF, 1947.

 

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