La violence faite à l’animal : rapports naturels ou héritage culturel ? Tribune de Guillaume Helle sur la philosophie animale

Nous publions un texte de Guillaume Helle en forme de réponse à la tribune publiée sur le véganisme, qui a fait débat chez les lecteurs, afin que le débat continue. Dans un geste arendtien, Guillaume Helle défend la thèse selon laquelle le débat sur la violence faite aux animaux doit être analysée à l’aune de notre rapport à la technique, sujet sur lequel les Grecs nous ont laissé des clés, notamment celle du Cosmos.

 

Introduction : Faire retour aux Grecs

D’après l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO), le monde consomme 300 millions de tonnes de viande chaque année. Alors même que la France a entamé une baisse de sa consommation depuis 1970, les pays en développement ont fait progresser ce chiffre de 2,3% au cours des 10 dernières années. Aujourd’hui, c’est 60 milliards d’animaux tués chaque année dans le monde, soit 1900 animaux tués par seconde. Sachant qu’il faut environ 5000 litres d’eau pour produire 1000 kcal d’aliments d’origine animale, contre 1000 litres si l’origine est végétale, plus de la moitié de l’eau potable des États-Unis est destiné au bétail.
En 1997, la quantité d’antibiotiques utilisés par l’Union Européenne s’est élevée à 10 tonnes dans la production de viande (volailles, porcs, bovins et poissons), rendant malades – et par le fait nocif pour l’homme- plus de 80% des animaux élevés en batterie. Près de 50% de toutes les récoltes alimentaires dans le monde sont mangées par le bétail.
Prenant en compte le fait que pour produire 1 kilo de viande il faut environ 7 kilos de céréales, les problèmes de la faim dans le monde, et par là-même de la malnutrition, pourraient être atténués, voire totalement endigués si une agriculture mieux réglée était pratiquée par les gouvernements. L’élevage des bovins (européens ou américains essentiellement) est responsable à 80% de la destruction de la forêt amazonienne. En effet, le processus est bien connu : l’homme défriche des parcelles entières de forêt, là où le sol est si fertile que toutes les plantes du monde pourraient y pousser, pour ensuite faire germer du soja après lequel plus rien ne pousse tant il épuise les sols, ceci à destination du bétails européens et américains, plante qui ne rentre pas même dans leur régime alimentaire.
Au reste, que faire face à un horizon annonçant 9 milliards d’humains à nourrir pour 2050 ? Ces chiffres déraisonnables pour une espèce qui se prétend sapiens nous montrent à quel point il est urgent de réfléchir à la question de l’alimentation carnée et de l’agrobusiness capitaliste moderne. Qu’il s’agisse d’une réflexion philosophique nous faisant nous tourner dans notre conscience individuelle vers le végétarisme, d’un souci écologique de préservation de la nature, ou bien d’une prise de conscience de la mauvaise répartition des ressources alimentaires dans le monde, chacun d’entre nous est interrogé paritairement par ces questions qui peuvent se résumer autour d’une seule ; quel est notre rapport à la terre, au vivant, et essentiellement à l’animal ? Il convient de penser notre rapport à l’animal comme un problème moral et politique majeur. La question de notre rapport à l’animal peut sembler seconde face aux impératifs économiques évidents du politique moderne, mais elle n’en demeure pas moins première. Nous croyons que c’est en partant du questionnement de notre rapport à l’animal que pourra naître ensuite une réflexion en éthique et en écologie consciente de ses enjeux, discutant par exemple du problème que représente pour l’homme l’habitation de son milieu, habitation qui empiète sur le milieu des autres vivants, ou bien encore d’une méthode qui permettrait une plus juste répartition des ressources alimentaires et économiques.
Nous disons donc qu’une telle réflexion aux enjeux si larges et fondamentaux pour l’avenir du vivant et de la planète se doit d’être recentrée au cœur du politique actuel, éclairée par une réflexion en éthique appliquée.
Avant d’avancer plus loin un point doit être précisé. La grande idée qui anime cette tribune est que l’humanité n’a réalisé aucun progrès en philosophie depuis Platon. Nous affirmons que l’ensemble des thématiques contemporaines a déjà été traitée par les Anciens. Bien sûr, la modernité offre une perspective nouvelle, un angle de vue différent pour approcher ces questionnements que nous avons l’habitude de juger proprement contemporains. Mais substantiellement tout a déjà été discuté dans l’Antiquité. Si le capitalisme tel qu’il se pratique aujourd’hui n’aurait pu être devisé par Aristote ou Platon, ces derniers l’ont pourtant repéré dans leurs ouvrages traitant des différentes formes de régimes politiques possibles, en questionnant notre rapport au travail, à l’argent, au domaine privé et au domaine public, etc. Par recoupement, le monde a déjà été tracé à la façon dont les 48 constellations visibles sous le ciel de la Mésopotamie un siècle après J.C furent tracées par Ptolémée et continuent d’être valables de nos jours. Si aujourd’hui nous en dénombrons 88, c’est uniquement par le fait d’habiter désormais l’ensemble des positions terrestres, ce qui nous offre un panorama total de la voûte céleste. Cependant, cette habitation n’aurait pu se faire dans l’Antiquité, entendu que les technologies qui nous ont permis d’ajouter ces 40 constellations aux 48 ptolémaïques n’existaient pas encore. Il n’y a donc pas de hiérarchie entre les siècles, et tenter d’analyser le passé à la lumière du présent selon une pensée rétroactive est absurde ; les concepts se précisent, s’épaississent et parfois franchissent des étapes telles que les schémas sous lesquels nous les pensions se transforment radicalement, mais les formes à partir desquelles se détaille le monde et vient buter la philosophie, elles, n’évoluent pas. Seule diffère la manière d’approcher le réel, et cette manière est tributaire des aspects matériels dont dispose une civilisation pour le faire. Notons au passage que ces constellations ptolémaïques proviennent des signes du zodiaque qui, comme le terme l’indique, sont la symbolisation astrale d’animaux familiers aux hommes de l’époque, alors que les 40 constellations de l’hémisphère sud tracées par les navigateurs européens au XVIIe siècle représentent des instruments marins (le sextant, la boussole, le compas, l’horloge, le microscope, la machine pneumatique…).
La question qui doit être posée à présent est celle de la légitimité des philosophes modernes. Pourquoi lire des redites ? Pourquoi écrire ce qui a déjà été écrit ? Depuis que Socrate nous a appris à mourir en 399 avant J.C, chaque philosophe a ajouté son commentaire sur la question, accumulant un grand nombre de pages sur le sujet. Mais cela ne change rien à l’affaire ; nous mourons toujours aussi mal. Aussi, dans un souci d’herméneutique permanent nous essayons encore de trouver un sens au monde, ceci toujours en recherchant son origine. Certes, nous disons que tout a déjà été dit au VIII siècle avant J.C, mais nous disons également que les travaux qui ont suivis n’ont cessé d’être un effort de style nécessaire pour mieux commenter, préciser, approfondir, régler à notre échelle toujours mouvante la matière toute brute des textes des Anciens.

 

I. L’histoire de la violence envers les animaux

Une fois ceci précisé, nous nous proposons donc d’étudier la question de notre justice envers les animaux, d’après une perspective historique. Cette question est particulièrement vive aujourd’hui. Le XXeme siècle est considéré comme l’acmé des violences faites aux animaux.
Plusieurs raisons à cette brutalité peuvent être relevées, mais toutes, semble-t-il, procèdent de la même cause : l’anthropocentrisme violent intrinsèque à la démarche politique du capitalisme moderne. Aujourd’hui plus que jamais, les expérimentations animales conditionnent les consciences individuelles à utiliser l’animal au profit de l’homme. Nous ne discutons pas ici les découvertes fondamentales qu’une certaine pratique de l’expérimentation animale a permis d’obtenir, telles que certains vaccins (le nom lui-même de vaccin vient de vacca, la vache, animal sur lequel le premier vaccin fut découvert par Edward Jenner en 1796), ou bien encore certains médicaments qui ont permis aujourd’hui à l’homme de gagner de nombreuses années d’espérance de vie sur les siècles passés. Nous discutons ici l’emploi capitaliste, inconsidéré et résolument moderne de l’expérimentation animale, ne divisant plus le bon grain de l’ivraie, « fabriquant » des cochons fluorescents comme on penserait une nouvelle technologie bientôt indispensable. Nous discutons également ces fermes-usines qui traitent la viande avec autant d’indifférence que s’il s’agissait de boulons ou de vêtements écouler. Nous discutons enfin l’exploitation animale telle qu’elle se fait jour dans l’usage ludique que les hommes en font ; cirques, corridas, zoos, plateaux-télés, ou encore animaleries assujettissent à leurs dépens des animaux qui n’ont aucun plaisir à se trouver là où les hommes les placent.
Ce qui résulte de ce rapport faussé entre l’homme et l’animal, rapport que l’on peut dater de l’ère moderne s’ouvrant avec Descartes, c’est une perte de liens entre l’homme et la nature. Nous aurions tort toutefois de croire que Descartes est la cause de l’hyper-industrialisation contemporaine. Ce dernier, par la science, souhaitait devenir « comme maître et possesseur de la nature ». Ne pouvant imaginer le devenir de la technique au XXIeme siècle, Descartes ne pensait pas dénaturer le vivant comme nous l’avons fait aujourd’hui. Il voulait faire en sorte que la nature ne soit plus nuisible à l’homme, et plus généralement, qu’elle lui soit utile. Ainsi, l’apparente maîtrise des airs avec l’avion est remarquable mais pas les pêches désastreuses dans les récifs coralliens, les progrès technologiques sont louables, mais pas la pratique de l’imperméabilisation des sols. De même, la lutte contre la peste ou bien la variole sont des combats légitimes, mais pas les dérives de la médecine expérimentale. Il semble donc urgent de retrouver notre place dans l’harmonie du cosmos, de faire coïncider notre usage de la technique avec l’équilibre du biotope, et c’est auprès des Grecs que nous chercherons des éléments de réponses.
Notre projet est de conduire une réflexion sur notre justice de l’animal à partir des textes des Anciens. La connaissance de ces textes pourra nous entraîner à mieux nous recentrer vers « le plus autrui de tous les autruis » pour parler comme Levi-Strauss. Ce travail montrera que ces questionnements prétendument moderne ont en réalité traversés les hommes siècle après siècle, et en effet nous retrouvons ces interrogations dans des textes phéniciens, égyptiens, grecs et romains.

Actuellement pensée comme une question résolument moderne due aux conditions particulières que le capitalisme impose au vivant, la question d’une justice de l’animal a en réalité déjà été discutée au VIIIeme siècle avant J.C. A travers ces approches antiques, des pistes méritent d’être dégagées à nouveaux frais pour nous Modernes si nous souhaitons retrouver un certain équilibre avec et dans la nature. Plus qu’une question métaphysique, il s’agit au contraire de saisir les possibilités pratiques qu’une telle réflexion propose pour remédier à ce chaos que l’homme impose à la Terre et que les Anciens avaient su anticiper.

 

II. La compréhension de l’animal comme moyen

Il est faux de croire que la violence actuellement infligée à l’animal est uniquement le reflet de notre époque moderne. Il est tentant de ramener cette violence à la déliquescence morale de nos sociétés, il faudrait alors rechercher chez les Anciens l’exemple d’une vie réglée sur un rapport plus juste avec l’animal. Bien que dans une certaine mesure l’exemple des Anciens doit être pour nous un guide à suivre, nous disons que les Grecs, qui entretinrent un rapport immédiat avec la nature, violentaient déjà l’animal. Nous disons que, de même qu’à notre époque moderne, déjà sous les cieux de l’Antiquité grecque, la question de l’animal était une façon pour l’homme de se glorifier. A ceci nous pouvons noter qu’il est surprenant de penser spontanément les Grecs – ou les Égyptiens, et tous ces peuples premiers-, comme entretenant des échanges paisibles, égalitaires avec l’animal, étant donné qu’il est évident pour la plupart d’entre nous que ces hommes avaient pour ancêtre direct Homo neanderthalensis qui luttait contre l’animal dans un rapport réciproque de survie. Nous oublions que cet ancêtre vivait de la même façon que ceux que nous nommons aujourd’hui indifféremment animaux. Ce dernier était alors bête parmi les bêtes, luttant pour sa survie comme une gazelle le ferait d’un lion, et accomplissant pour cela la mise à mort de ceux qui l’auraient fait pour lui. Il faut préciser tout de suite que nous ne pensons pas que l’homme soit jamais sorti de cette lignée naturelle, l’homme étant une continuité du vivant. Nous précisons également que nous ne mettons pas sur le même plan la mise à mort d’un vivant par un autre lorsque celle-ci découle de rapports naturels, et le meurtre d’un vivant par un autre lorsque celui-ci découle de rapports artificiels (il va sans dire que l’homme seul se montre capable de commettre le meurtre, alors que l’animal ne fait que suivre les lois de sa complexion).
Il est évident que le déploiement du logos naissant à l’époque grecque introduisit cette position si trouble et délicate entre l’animal et l’homme que toutes les philosophies jusqu’à ce jour ont tenté de déchiffrer. Ainsi, la civilisation grecque est pleine de contradictions. Nous l’idéalisons en voyant en elle le berceau de la culture humaine, signifiant par là la sortie pour l’homme de la nature, mais nous l’envisageons tout de même comme le lieu d’un rapport originel et perdu entre l’homme et la nature à la façon du mythe du bon sauvage.
Dans l’imaginaire grec, le monde est un cosmos où chaque chose possède une fonction propre et une place propre. Cette pensée suppose une hiérarchie, un classement des êtres selon leur place propre et leur fonction propre. Toute chose possède alors un itinéraire à respecter duquel il ne lui est pas permis de s’écarter sous peine de tomber dans l’hubris, la démesure, c’est-à-dire de tendre vers une existence qui n’est pas la sienne. Nous le voyons, la pensée de la nature chez les Grecs est typiquement une pensée finaliste. Chaque chose est mue en fonction de la fin intrinsèque qu’elle doit actualiser au cours de son existence pour espérer réaliser pleinement sa vie. L’ensemble du vivant peut être divisé en quatre grands axes : les dieux, les hommes, les animaux, et les végétaux. Aristote, qui poursuivit l’étude de la phusis et par là-même de l’animal après les Présocratiques, proposa une classification du vivant en Genre et espèce bien avant les œuvres des naturalistes modernes, Linné, Cuvier, Lamarck, Wallace ou Darwin. Toutefois, si cette classification exposa pour la première fois un ordre au monde, elle procéda de quelques préjugés anthropocentriques. Comme nous l’avons expliqué, il existe dans la pensée grecque, à partir de ce cosmos ordonné, une hiérarchie du vivant. Cette hiérarchie se traduit par une classification des âmes. Plus l’âme sera développée, plus le vivant sera élevé sur l’échelle des espèces. Ainsi, au bas de
l’échelle siège l’âme végétative, celle qui ne se rapporte qu’à la génération et à l’alimentation. « L’âme du végétal est ce qui engendre un être semblable selon l’espèce ». Puis arrive l’âme sensitive et intellective. Ces deux genres d’âmes se distinguent par la puissance qu’elles ont réciproquement de connaître leur monde. L’animal est caractérisé par l’âme sensitive, ne connaissant son environnement que par ses sens. L’homme en revanche peut être concerné par ces deux genres d’âmes à la fois, mais cela est le privilège de certains hommes. En effet, seuls les hommes les plus éduqués, ceux qui ont travaillé leur logos – ce sont en définitive les hommes libres -, peuvent accéder à l’âme intellective, c’est-à-dire au troisième genre d’âme, le troisième sur une échelle de valeur croissante. Cette hiérarchie apposée sur le monde induit une morale par nature des rapports entre vivants.
Cette grande division entre l’homme et l’animal, évaluée à l’aune du logos proprement humain, prend donc racine chez les Grecs. Cette façon qu’a la doxa de considérer l’animal comme un être privé de raison, incapable de connaître le monde autrement que par les sens, incapable d’anticipation autrement que par pures actions-réflexes, incapable de sentiments, d’émotions, de réflexions, cette pensée prend sa source chez les Grecs dans la systématique qu’ils firent du vivant et qui inspira les classifications taxinomiques modernes.

L’exploitation animale légitimée chez les Grecs à partir de leur classification du vivant

Notre politique actuelle n’a pas l’exclusivité de cette réification de l’animal à une fonction unique. Nous avons vu que déjà chez les Grecs était légitimée l’exploitation des êtres vivants sous le principe que chaque âme possède par nature une fonction spéciale, c’est-à-dire relative à son espèce. On naît esclave comme on naît animal, et cette naissance détermine les conditions d’existence de l’esclave comme celle de l’animal. Nous l’avons dit, dans la pensée grecque le monde est un cosmos fini où chaque chose possède une place et une fonction propre. C’est donc à partir de cette fonction intrinsèque à chaque espèce que les Grecs ont pu légitimer l’exploitation du vivant destiné à exécuter telles fonctions. Ainsi, l’animal est naturellement asservi par la main de l’homme. Mais cet esclavage par nature ne concerne pas uniquement l’animal, il est paritaire à l’ensemble du vivant. Les hommes également peuvent être esclaves. L’esclave, ἀνδράποδον, là encore est défini par sa fonction, c’est-à-dire par son pied. Littéralement, Aristote le décrit comme étant « un outil animé », c’est-à-dire un être doté d’une âme, (anima), intégrant l’espèce humaine du fait de certaines qualités intrinsèque au genre humain, mais destiné à servir comme un outil à cause de conditions sociales (on naît esclave de père en fils à moins qu’on ne rachète sa liberté par quelques gloires ou richesses personnellement acquises), où le social est jugé à l’aune du naturel. Pour les Grecs, et particulièrement pour la pensée aristotélicienne, l’esclave, l’animal, l’enfant, la femme ou encore l’étranger, par le fait d’appartenir à des rangs inférieurs à celui de l’homme libre dans la hiérarchie des êtres, sont par nature destinés à servir ce dernier. Tous les hommes participant politiquement à la vie de la Cité appartiennent à la catégorie des hommes libres, ἐλεύθερος, et seuls eux ont le pouvoir de décider pour tous du bien commun, objet du politique, pourvu qu’il convienne à ceux-là qui jugent.
Dans le champ lexical grec l’asservissement est donc un fait de nature et non de culture comme nous Modernes le pensons. Cet asservissement continuera d’être légitimé par les Pères de l’Église, Saint Augustin et Thomas d’Aquin, qui entreprirent de faire correspondre la pensée grecque et tout particulièrement celle d’Aristote, qu’ils surnommaient sobrement le Philosophe, avec les dogmes de la Bible chrétienne. Il s’agissait pour eux de représenter l’homme comme fils de Dieu et comme grand gestionnaire de toute la vie sur Terre. En ce sens, la Bible nous enseigne que l’animal est un bien à l’égard de l’homme. Nous pouvons alors user comme bon nous semble des animaux, et Saint Augustin nous expliquera que Jésus a laissé les porcs de Gadara se noyer dans l’unique but de démontrer à l’homme qu’il n’a aucun devoir moral envers les animaux. La seule recommandation contre la violence gratuitement infligée à l’animal consiste à dire que cette violence, en tant qu’elle dérègle le jugement moral, est potentiellement une violence faite à l’homme, car elle est susceptible d’entraîner l’homme à reproduire ce mal sur l’homme lui-même. Cet argument sera repris par les très anthropocentriques philosophes des Lumières, Kant et Locke, qui considèrent que nous n’avons que des « devoirs indirects » envers les animaux.
Nous pouvons souligner ici que les Modernes du XVIIeme siècle, surtout Descartes à qui on a beaucoup reproché sa thèse de l’animal-machine, ne sont pas anthropocentristes. A la différence de Kant par exemple, pour qui l’homme Européen est la finalité de l’Univers -insistons tout autant sur « homme » que sur « européen »-, selon Descartes, le monde n’a pas été fait pour nous. Dieu seul est cause finale, seul lui à les clés de compréhension des lois de la nature auxquelles nous participons sans en comprendre les fins. Descartes ira même jusqu’à écrire à la princesse Élisabeth de Bohême que,

« lorsque l’on croit que la Terre a été faite pour nous, on attribue aux autres créatures des imperfections qu’elles n’ont pas. On entre dans une présomption impertinente en s’élevant aux côtés de Dieu. »

Précisons enfin que la thèse de l’animal-machine cartésienne n’est pas une thèse ontologique ou morale qui découlerait d’un anthropocentrisme latent, mais une thèse épistémologique de physicien, suivant l’ordre mécanique de la connaissance. Ce sont les néo-cartésiens, à l’image de Malebranche, qui galvaudèrent cette thèse de son esprit initial. L’écart entre animaux domestiques et animaux sauvages est déjà visible en Égypte et en Grèce antique.
Notre époque est atteinte d’une schizophrénie frappante. Jamais nous n’avons autant tué, exploité, réifié, annihilé l’animal que sous notre époque moderne, et jamais non plus un intérêt aussi grand envers l’animal n’a pu être observé. Des animaux sont pris en mascotte d’équipes sportives, le spectateur raffole de reportages animaliers à la télévision (nous ignorons cependant que bien souvent ces animaux sont en captivité et non en liberté, ceci pour faciliter les prises de vues), l’immense majorité des peluches pour enfant dans le commerce sont des animaux -l’enfant, par ailleurs, a un rapport immédiat, transparent à l’animal sur lequel il faudrait s’arrêter. Notre société dépense beaucoup pour ses animaux domestiques, elle les traite parfois même avec plus de considération que certains de ses concitoyens, cependant, elle tue, violente, martyrise l’animal à partir de massacres dont elle orchestre les rouages, tels l’élevage industriel, les cirques, les corridas, les plateaux-télés, les ventes en animaleries, etc. Ce phénomène d’invisibilisation du sort des animaux, Derrida l’appelle la « dénégation ». cela revient à refuser un savoir omniprésent : on sait mais on ne veut pas voir, c’est Hamlet en somme face à la parole du spectre. D’un côté comme de l’autre, par excès d’amour ou par excès de violence, l’animal n’est plus du tout perçu, l’animal est mal-mené.
Cependant, là encore notre période contemporaine n’est pas la seule représentante de cette schizophrénie morale. Cet écart de traitement entre l’animal domestique et l’animal sauvage est observable dès l’Antiquité.
Égyptiens et Grecs étaient panthéistes. Ils imaginaient des dieux partout présents dans la nature, si bien que chaque élément la constituant pouvait en être l’incarnation. Tous les animaux étaient susceptibles d’abriter une divinité, que l’on pense au culte de l’aigle renvoyant à Zeus, ou bien au culte de la vache Hathor renvoyant à la mère protectrice. Mais ces cultes ne se limitaient pas à quelques animaux sélectionnés parmi ceux rencontrés le plus souvent. Craint ou aimé, l’animal est une expression divine incarnée. Cette adoration de la forme animale au sens propre du terme amena ces civilisations à des contradictions intenses dans leur relations avec ceux-ci, car pour célébrer les dieux il fallait bien souvent sacrifier l’animal qui leur était attaché. Ainsi, par amour pour les dieux, il fallait respecter l’animal, le considérer avec plus de respect qu’aucun homme, mais par cet amour justement il convenait aussi de le donner en sacrifice sur l’autel afin de s’attirer les grâces des dieux concernés. Dans ces circonstances, l’animal ne pouvait pas être vu dans sa singularité. C’était un totem physique, l’incarnation d’un symbole.
Les civilisations grecque et égyptienne ne firent pas de distinction entre nature et culture comme nous le faisons. L’homme était autant un être de nature que la fleur, l’animal ou la pierre, il n’y avait pas de sortie pour l’homme du monde naturel. En revanche il y avait une hiérarchie des genres d’âmes comme nous l’avons dit. En conséquence, cela autorisa l’exploitation de l’animal selon ses fonctions propres, mais cela ne légitimait aucunement l’exploitation gratuite, tyrannique de l’animal par l’homme, et c’est cet interdit qui tomba avec l’essor de la chrétienté. La domination de l’homme sur l’animal éclata au IVe siècle après J.C, époque où la Rome antique se convertit au christianisme sous le règne de Constantin. Un des exemples les plus symboliques de cette exploitation totale de l’animal fut l’usage ludique que l’homme en fit. Les jeux du cirque à Rome raisonnent comme l’origine de cette domination. La religion chrétienne introduisit l’idée du caractère sacré de l’espèce humaine et de la survie de l’âme après la mort. C’est donc une fois que l’Empire romain fut converti au christianisme que l’on cessa d’utiliser des hommes pour animer les jeux du cirque, mais des animaux. En effet, tuer un homme était devenu un pécher car l’âme de l’homme étant divine, tuer un homme revenait à tuer la partie de Dieu présente en lui. Les tigres, les éléphants, les ours remplacèrent donc les gladiateurs. Aujourd’hui ces « jeux » perdurent avec la corrida, les combats de coqs, les courses de chevaux, les cirques, les zoos, occasions trouvées par les hommes de purger leurs pulsions malgré les contraintes toujours plus fortes moralement qu’impose sur eux les progrès de la culture.
Nous l’avons vu, la violence infligée à l’animal de nos jours peut être déconstruite ; son origine est bien plus lointaine que notre seule période moderne le laisse entendre. Nous pensons que pour agir plus justement envers l’animal et pour limiter cette violence qui lui est actuellement infligée, il faut la comprendre, et pour cela nous devons faire ce travail d’archéologie des concepts. Nous voyons donc que la seule période moderne n’explique pas ce phénomène. Dès les origines de la civilisation humaine, à savoir chez les Égyptiens et chez les Grecs, était présente cette contradiction morale dans nos rapports avec l’animal. Nous ne laissons pas entendre qu’il y aurait une légitimité historique à la domination de l’animal par l’homme. Nous avons voulu montrer que la relation qui unie l’homme à l’animal est une relation complexe à identifier, qui se manifeste peut-être même d’ailleurs comme essentiellement ambivalente. Dès les premiers instants où l’homme est devenu homme, c’est-à-dire dès qu’il fut en mesure de se différencier des autres animaux, c’est-à-dire dès qu’il commença à retourner sa conscience sur sa propre condition et sur celle d’autrui, cette relation s’est complexifiée.
Notre justice envers l’animal doit passer par une réévaluation de la technique. La façon dont nous pensons la technique de nos jours doit être discutée comme une des raisons du fait de notre méconnaissance de l’animal. Pour ce faire, il faudra étudier la façon donc les Grecs pensèrent la technique, ce sera pour nous l’occasion de montrer à quel point celle-ci nous fait passer à côté de l’animal. Par les artifices de la technique moderne, l’animal est réifié, nous ne parvenons plus à le voir, et en conséquence le blesser ne semble plus être un dilemme moral. Étudier la façon dont les Grecs ont pensé la technique doit être pour nous une façon de repenser notre habitation du monde. Effectivement, ce qui est central dans la pensée grecque, c’est la contemplation de la nature. L’homme grec se comprenait comme étant un élément de la nature à l’intérieur de laquelle il occupait une place propre. Par analogie à sa propre condition il se représentait toutes les espèces comme ayant à leur tour une place propre sur laquelle il ne fallait pas empiéter. La polis était le siège des hommes. Les forêts ou les mers, s’ils pouvaient les traverser, les hommes ne se les appropriaient pas. La physique, qui est la science qui permit le déploiement de la technique moderne, n’avait pas alors la visée pratique qu’on lui connaît aujourd’hui. Pour Aristote la physique est l’étude des formes séparées et en mouvements dans la nature. Elle n’a pas pour but de transformer la nature par la connaissance de ses lois, elle a pour but la contemplation permettant la compréhension de la nature. Pour saisir la visée première de la technique conçue par les Grecs nous pouvons citer le mythe de Prométhée. Nous l’avons déjà dit, le monde des Grecs est un cosmos fini où chaque chose possède une place et une fonction propre qu’il conviendra à chaque vivant de développer pour actualiser son être. Le mythe de Prométhée dans le Protagoras de Platon vient donner sens à cette cosmogonie. Dans ce mythe, chaque animal reçoit d’Épiméthée un don, une qualité essentielle pour s’inscrire au mieux dans la nature, nature dans laquelle il va ensuite venir
découper son environnement. Ainsi, pour équilibrer l’ensemble des êtres vivants afin qu’il n’y ait pas
un genre de créature qui domine les autres, Épiméthée partagea équitablement ces dons. A ceux qui couraient lentement, il leur a donné des ailes. A ceux qui ne volaient pas, il les a fait courir vite. A ceux qui marchaient difficilement sur la terre, il leur a donné des nageoires pour se déplacer facilement dans la mer. A ceux qui n’avaient pas de crocs solides pour mâcher de la chair, il leur a attribué un régime végétarien.
Nous voyons donc que chaque animal existe dans la nature en fonction de qualités propres. Il existerait ainsi un certain équilibre du vivant. C’est typiquement la pensée qui anima la biologie moderne lorsqu’elle introduisit le concept de biodiversité ; l’équilibre existentiel d’un milieu propre. Toutefois, il est une espèce qui manque à l’appel : l’homme.

« Comme Épiméthée n’était pas fort habile, il ne s’aperçut pas qu’il avait épuisé toutes les facultés en faveur des êtres privés de raison. L’espèce humaine restait donc dépourvue de tout, et il ne savait quel parti prendre à son égard. »

Nous pouvons prendre note ici d’une distinction par deux fois réalisée entre les hommes et les autres animaux. Dans un premier temps, les hommes sont oubliés du règne animal, comme s’ils n’avaient pas leur place dans la nature avec les autres animaux. Et dans un deuxième temps, on remarque le qualificatif « êtres privés de raison » à l’égard des animaux, tranchant avec ce qu’est l’homme, un être doué de raison.
Dans la pensée grecque, l’homme est nu dans la nature. Ici, ce mythe concrétise cette idée en montrant que seul l’homme est dépourvu de dons naturels, il est nu et fragile dans tous les domaines d’action. Il ne sait ni voler, ni nager. Il ne sait pas non plus courir vite, il n’a ni griffes, ni serres, ni crocs, ou estomac qui lui ferait digérer les viandes crues. Il est vraisemblablement le plus chétif de tous les animaux. La seule façon de remédier à ce manquement d’Épiméthée est d’attribuer à l’homme un ultime don, un don qui pourrait lui assurer sa survie parmi les autres espèces. Prométhée, le frère d’Épiméthée, intervient donc.

« Prométhée, fort incertain sur la manière dont il pourvoirait à la sûreté de l’homme, prit le parti de dérober à Vulcain (Héphaïstos) et à Minerve (Athéna) les arts et le feu : car sans le feu la connaissance des arts serait impossible et inutile ; et il en fit présent à l’homme. Ainsi notre espèce reçut l’industrie nécessaire au soutien de sa vie ».

La technique (l’art) est pour l’homme « l’industrie nécessaire au soutien de sa vie ». Elle n’est pas un outil lui permettant de transformer la nature suivant ses volontés, elle est ce qui permet à l’homme de s’inscrire dans la nature. Nous retrouvons l’idée de contemplation, plutôt que celle, essentiellement moderne, de transformation. La technique est comprise ici comme un don inespéré adressé aux hommes pour ne pas qu’ils dépérissent. Cependant, il s’agit d’un don volé aux dieux, la technique et le feu provenant respectivement d’Héphaïstos et d’Athéna. Nous pouvons donc douter de notre aptitude à nous en servir. Seuls des dieux devraient être suffisamment sages pour maîtriser toute la puissance de ces deux arts. De cette idée d’inaptitude à la technique apparaît l’idée de prudence (φρόνησις), notion qui est très importance dans la philosophie morale grecque. N’étant pas des dieux, nous devons agir avec prudence lorsque nous usons de la technique afin de nous prémunir contre notre ignorance. Dès l’Antiquité la menace que représente ces deux dons était pressentie. Aujourd’hui nous ne pouvons que donner raison à cette réflexion. Elle nous fait prendre conscience que l’action de l’homme sur la nature à travers l’usage de la technique n’est pas sans risques, elle doit impérativement être tempérée par un calcul prudent des conséquences. Le cas de l’expérimentation animale et de l’exploitation animale.
Nous pouvons dégager deux grands usages de la technique typiquement moderne en lien direct avec l’animal : l’expérimentation animale et l’exploitation animale.

 

III. L’expérimentation animale

L’expérimentation animale peut se présenter de deux façons.

D’une part, il y a l’expérimentation animale qui consiste à utilise l’animal comme un substitut à l’homme pour tester des médicaments, ou réaliser des expériences physiques absurdes, notamment commandées par l’armée. Peter Singer raconte dans Libération animale, que beaucoup d’expériences pratiquées sur l’animal ne sont pas nécessaires. Par exemple, mesurer par exemple combien de temps un lapin est capable de rester en vie une fois placé dans un four à micro-onde ou bien sous une plaque de verre en plein soleil ne semble pas scientifiquement intéressant. On remarque qu’une fois passé les 42° l’animal décède systématiquement. Où sont les progrès scientifiques d’une telle expérience ? L’auteur explique donc qu’un grand nombre de souffrances pourraient être évitées à l’animal si l’on fixait des critères drastiques de sélections concernant l’expérimentation animale. La règle des trois R (Réduire, Raffiner, Remplacer) paraît être une solution intéressante.
D’autre part, il y a l’expérimentation animale qui va étudier de façon scientifique les capacités cognitives de l’animal (psychologie). Pour ce dernier cas, nous pouvons dire que nous passons radicalement à côté de l’animal. Ce type d’expérience est contre-productif, précisément parce qu’on exige de l’animal qu’il ait un savoir humain. Ce que l’on souhaite à travers ces expériences, c’est trouver l’animal là où l’on voudrait qu’il soit. Or l’animal est là où sa singularité le fait être, et la véritable ambition d’un scientifique doit être
justement de le chercher là où il est. De ce fait, demander à un singe de savoir compter jusqu’à 10 ou bien de maîtriser quelques mots de français, d’anglais ou bien d’une autre langue humaine, n’a pas de sens. Il est absurde d’expérimenter sur un singe un savoir humain, précisément parce que le singe développe un savoir simiesque, propre à son espèce. Et c’est ce refus de chercher ce que ce savoir a à nous révéler qui nous fait passer à côté de l’animal. Vouloir faire parler un chimpanzé c’est ignorer sa singularité, son langage à lui, c’est le considérer comme un homme manqué. Le singe n’a pas notre langage mais cela ne signifie pas qu’il n’use pas de communication. C’est le travail de l’éthologue d’expérimenter l’animal en déchiffrant ce qu’il a à nous dire.
Un profond paradoxe est caché derrière les expérimentations animales de type médicales où l’on utilise l’animal comme un substitut à l’homme. En effet, si l’on considère que l’animal est distinct de l’homme, ce qui autorise moralement ces tests, alors cela rend caduque les résultats obtenus puisqu’ils ne seront peut-être pas valables sur l’idiosyncrasie des humains, entendu que l’animal possède un métabolisme différent des hommes. En revanche, si l’on considère que l’animal est semblable à un homme, ce qui doit pouvoir légitimer les résultats obtenus, alors il devient immoral de faire souffrir un animal entendu que nous ne l’autoriserions pas sur un homme. Nous voyons qu’ici l’expérimentation animale, qu’elle soit médicale ou scientifique est hautement problématique.

IV. L’exploitation animale

Pour étudier cette fois l’exploitation animale où la viande est comprise comme un bien à produire puis à exporter sur toute la surface de la terre nous pouvons nous tourner vers son origine : les usines américaines Ford. La technique actuellement utilisée pour conditionner les bêtes dans les abattoirs et dans les exploitations est calquée sur celle mise en place par l’entrepreneur Henri Ford dans le but de rationaliser les cadences dans ses usines.
Effectivement, c’est Henri Ford qui mit au point pour la première fois cette méthode de rationalisation des tâches dans ses usines de voitures. Puis, au début du XXeme siècle le secteur de l’agro-alimentaire emprunta ces méthodes, notamment dans les grands abattoirs de Chicago, pour conditionner et écouler la viande par trains à destination de tous les États-Unis. Pour résumer, le XXeme siècle a forcé l’homme à considérer les siens, hommes et animaux, comme des boulons sur une voiture. Aujourd’hui encore, la puissance non maîtrisée de la technique fait commettre à l’homme des horreurs sur l’animal. Et c’est chez les Grecs que nous pouvons comprendre cette situation : don de dieux, la technique nous a permis de nous épargner de nombreuses maladies et de nous assurer de quoi manger en quantité plus que suffisante (en somme, la technique nous a rendu dieux parmi les bêtes) ; mais s’agissant d’un don essentiellement immaîtrisé puisque de nature divine, la technique est ce qui nous a fait nous séparer radicalement du vivant, donc de nous-même, faisant de nous des exilés dans un monde trop petit.
Il faut refonder une communauté du vivant. Après la déconstruction de notre pensée moderne de l’animal nous avons repéré que les enjeux moraux et politiques qui s’articulent en son sein ont déjà été posés par les Présocratiques. Or, pour saisir parfaitement notre situation actuelle nous devons souligner une donnée nouvelle propre à notre période contemporaine. Il s’agit de l’idéologie capitaliste productiviste qui a permis l’essor de cette technique si dé-naturante. Aujourd’hui l’animal est réifié à un produit, à une marchandise qui vient symboliser sa fonction. Une vache est une brique de lait, un éléphant est un divertissement pour les cirques, un lion est une peluche que nous allons voir au zoo, un cochon n’est qu’un morceau de charcuterie. Dans ces conditions, l’animal n’est plus du tout perçu. On ne sait plus reconnaître la singularité qui se cache derrière ses poils et ses plumes, car nous ne savons plus quoi voir. Pour voir, il faut certes au préalable savoir quoi regarder. Un homme peut bien passer chaque jour devant un champ de coquelicots, s’il ne sait pas remarquer la singularité poétique de ce champ sur sa route il ne pourra pas s’arrêter pour le regarder. De la même façon, un homme qui lèverait les yeux au ciel la nuit sans aucune connaissance des constellations ou des étoiles pour le guider se sentira perdu et ne fera que passer et repasser sans le savoir sur des objets célestes pourtant remarquables. La perception est une faculté qui doit être éduquée. En admirant le spectacle d’un champ de coquelicots sur une peinture, peut-être saura-t-on ensuite retrouver cette beauté lorsqu’on la croisera à nouveau dans la nature. Et avec l’apprentissage des principales constellations du ciel, peut-être parviendra-t-on à faire
apparaître un itinéraire tracé entre toutes ces étoiles, et alors ce ciel dont on ne savait rien nous paraîtra moins obscur.
Il est urgent aujourd’hui d’éduquer notre perception à l’animal. Derrida expliquait que les hommes s’étaient donnés le mot pour nommer l’animal. Derrière ce mot arbitraire d’animal se cache en réalité une grande violence. On nie la singularité de l’animal -si chère pourtant à l’homme vis-à-vis de lui-même- pour le subsumer sous une catégorie confuse où la tique, le poulpe et le lion sont assimilés les uns aux autres. Pour remédier à cette violence cachée sous le concept, Derrida propose le terme d’« animot » pour exprimer à la fois la facticité, l’arbitraire du mot imposé par l’homme sur le monde, et pour laisser entendre un pluriel caractéristique de la pluralité qu’il désigne. De même que nous l’avons fait avec la question de l’animal, la technique doit à son tour être déconstruite car elle conditionne la violence que l’on réalise de nos jours sur ce dernier. Après avoir compris que la complexité de la réflexion sur l’animal était endémique à l’homme lui-même dès lors qu’il est devenu homme, il nous faut désormais comprendre dans quelle mesure la question de la technique découle et anticipe la question du vivant. En définitive, la question de l’animal est aussi une question écologique. Il nous faut réfléchir sur la violence que l’homme, par la technique, cause à la biosphère dont il fait partie.

« L’éthique ne commence pas avec le regard d’autrui, mais avec la façon dont j’habite la terre. Il faut se demander : « je favorise qui en me nourrissant ? »

Il faut entamer une réévaluation de la façon dont nous habitons la terre, nous dit Corine Pelluchon, et cette réévaluation passe par la manière dont nous usons de la technique. En effet, la technique se manifeste aujourd’hui sous l’idéologie capitaliste à laquelle l’homme moderne donne son assentiment par ses choix de vie. Par conséquent, manger de la viande revient à donner un crédit à tout un système économique, politique et moral de production de viande. De même, acheter un vêtement produit en Chine revient à légitimer le circuit mondial d’une économie libérale. Refuser de participer à ces échanges en boycottant ces produits, c’est dire non à cette idéologie. Ne plus acheter de viande, c’est étouffer le circuit de l’agro-business. Si plus personne ne consomme de viande il est tout à fait cohérent de penser que plus aucun animal ne sera produit pour servir le secteur de l’alimentation carnée puisque ce secteur sera épuisé. Le capitalisme ne produit que ce qu’il peut vendre, peu importe si cela est utile ou bénéfique au consommateur. L’alimentation est le lieu le plus singulier de la liberté. Par l’alimentation je dis aux autres qui je suis et quel monde je veux voir se réaliser. Avec l’alimentation on se réapproprie ses besoins
essentiels et il n’y a pas de lutte politique plus forte envisageable pour espérer un impact général. De plus, l’alimentation exprime une dimension sensible du rapport au monde. Par l’alimentation, je suis en contact direct avec mon environnement. Or, le véritable rapport à la nature ne se fait pas avec la tête mais avec le cœur, comme nous l’avons relevé chez Plutarque, Montaigne et Rousseau. Que l’on soit un insecte, un chien ou un homme, c’est par les sens que je suis au contact du monde. La raison arrive après pour rassembler l’ensemble de ces messages corporels en un message unique et cohérent. Ce qui est commun à tous les vivants dès lors qu’ils existent actuellement, c’est la dimension sensible du rapport au monde et à soi-même. Et c’est précisément par la conscience de cette commune appartenance au monde que nous pouvons développer une pensée antispéciste. Aujourd’hui, le rationalisme ambiant a quelque chose à voir avec le délaissement des animaux. L’homme a quitté le sensible pour l’intelligible et par là-même il en a oublié ce que signifie souffrir pour une autre espèce que la sienne. L’homme s’est extrait du vivant par la raison et pour la raison exclusivement. Il faut donc réhabiliter ce rapport sensible entre le
monde et soi-même, chose que la tradition majoritaire de la philosophie a toujours tenté de rabaisser, préférant au corps l’usage du logos. Aujourd’hui plus que jamais le rationalisme est majoritaire. Pour lutter contre cette tendance délétère il faudrait au contraire effectuer une philosophie de la corporéité. C’est tout le travail de la phénoménologie moderne : penser la réhabilitation du corps et particulièrement la dimension du toucher.
La philosophie de la corporéité nous fait réaliser qu’aujourd’hui ce n’est plus l’homme contre l’animal, comme aux temps Préhistoriques où l’homme était un animal parmi les animaux, mais c’est désormais l’homme avec l’animal contre la nature. En effet, la technique a modifié les pôles d’attentions. Ce n’est plus l’animal qui est directement touché par la main de l’homme. Ou pour le dire autrement, à travers l’exploitation animale telle qu’elle se pratique aujourd’hui, c’est l’équilibre de la biodiversité elle-même qui est affecté. Et par le fait, c’est tout le vivant qui est touché, l’homme y compris. Il convient alors de prendre conscience de cette commune intrication du vivant, et c’est ce que permet la philosophie de la corporéité, ceci en effectuant une phénoménologie de l’habitation de la terre.
Il faudrait dès lors réinscrire une communauté du vivant dans la conscience de l’homme. Il faudrait faire en sorte qu’il parvienne à s’inscrire dans la biosphère à la place qui est la sienne. Nous le sentons bien, c’est une pensée typiquement antique que nous soulevons. Est-il sublime, l’homme qui transforme la nature par sa technique, ou bien est-il terrible, ce monstre aux intentions démiurgiques ? C’est là la question, reprise au premier strasimon d’Antigone.

 

Synthèse

Les Grecs avaient une grande conscience de leur milieu, aujourd’hui nous avons perdu cette relation originelle avec celui-ci ; tout comme nous ignorons l’animal autour de nous, nous ne pensons plus notre environnement. Or, peut-être que la réussite de la réintégration de l’homme dans la nature dépend de l’acceptation de l’homme à se considérer tel qu’il est vraiment. Il faudrait que l’homme se réconcilie avec lui-même, il faudrait qu’il écoute ce que la nature lui dit, il faudrait qu’il accepte son inscription véritable dans l’ordre du vivant et qu’il oublie cette illusion de puissance divine que lui laisse miroiter la technique. Notre rapport aux animaux est un rapport intime que nous entretenons avec nous-même. La question animale est une question psychologique qui nous pousse à accepter l’animal qui est en chacun de nous. Force est de constater que les travaux de Darwin nous posent encore quelques problèmes de conscience. En somme, l’homme doit cesser de refuser l’animal qui est en lui.
Dans les consciences antiques était déjà présent le souci de s’interroger sur la valeur de la technique. Rend-elle les hommes dieux ou bien monstres ? Toutefois, l’homme grec n’était pas autant déraciné que ne l’est actuellement l’homme moderne. C’est donc chez les Grecs que nous devons nous tourner pour repérer comment ce déracinement s’est opéré. La technique est par essence in-humaine, elle est divine. Mais elle n’en reste pas moins l’unique moyen (si l’on suit la lecture du mythe de Prométhée) pour l’homme de s’inscrire dans la nature. C’est dans cette dialectique que l’homme grec a réalisé son inscription. Il serait plus que souhaitable de raviver cette dialectique et c’est tout l’enjeu des travaux en éthique appliquée qui se discutent aujourd’hui.

Guillaume Helle

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