Le langage en philosophie

L’homme : un être qui parle ?

Le propre de l’homme

Pour Bergson, l’homme de se définit d’abord comme Homo faber fabriquant d’outils et inventeur de techniques. Mais pour un linguiste comme Claude Hagège, il est plus fondamentalement encore un Homo loquens, “homme de paroles”. L’homme est avant tout un être qui parle, mais la parole est-elle vraiment l’apanage de l’homme ?

Les animaux peuvent en effet eux-aussi émettre des signaux par lesquels ils échangent des informations tout comme les humains. Dans une étude célèbre intitulée Vie et mœurs des abeilles, le zoologiste autrichien Karl von Frisch a montré par exemple qu’une abeille peut signaler à ses congénères la direction et la distance de la nourriture par des danses dans l’orientation et la vitesse varie. Mais s’agit-il ici d’un langage ? D’abord le “message” des abeilles est biologiquement déterminé, inné dans l’espèce, et les informations transmises sont limitées à quelques situations bien définies. Ensuite, à un message, les abeilles ne répondent pas par un autre message, ce qui serait le propre de la communication, mais elles répondent par un autre message. Enfin, le message des abeilles ne se laisse pas analyser, tandis que les énoncés du langage humain se laissent décomposer en éléments (unités grammaticales et unité sonores) qui peuvent se combiner d’une infinité de manière.

Seul l’homme peut à tout moment composer de nouvelles phrases, comprendre un discours jamais prononcé auparavant. Grâce à un référentiel de signes commun, l’homme peut véritablement entrer en contact avec autrui en s’adressant à lui pour lui exprimer ses pensées. Descartes le premier a mis l’accent sur cet aspect inventif de la parole, qui témoignent de la plasticité de la raison humaine : cet instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontre.

La question des origines

La parenté entre la raison et le discours est d’ailleurs frappante dans la langue grecque, qui les désigne toutes les deux par un même mot, logos. L’homme, animal rationnel, est en même temps un animal parlant. La question de l’origine des langues, abondamment débattue par les philosophes du XVIII siècle, soulève les mêmes difficultés que celle de l’origine de la pensée rationnelle. Comment les langues ont-elles été instituées ? Rousseau, qui suppose un état de nature dans lequel les hommes n’auraient eu nul besoin de communiquer, se heurte à des difficultés insurmontables lorsqu’il cherche à fonder l’invention des langues sur le progrès de la pensée dans son Essai sur l’origine des langues.

L’idée d’un premier homme qui vint à parler en brisant le silence, est vraisemblablement une fiction. L’origine des langues se confond avec l’origine même de l’homme. On ne saurait imaginer une société sans langage qui un jour se serait mise à parler.

Le langage, véhicule de toute culture

Le langage est le véhicule de toute culture. L’homme ajoute à la nature ce qu’il ne reçoit pas par hérédité, mais par apprentissage : le savoir technique et scientifique, les règles morales du groupe, les rites religieux, etc…

Mais le langage n’est pas un élément de la culture parmi d’autres. Les valeurs et les savoirs acquis par l’enfant, ce sont d’abord des paroles qu’il entend. En même temps que sa langue maternelle, l’homme apprend les symboles qui structurent la vision du monde propre à la culture du groupe auquel il appartient. Chaque langue correspond à une certaine façon de s’approprier le réel et de l’organiser : on pense avant tout avec sa langue. Comme le dit le linguiste Emile Benveniste : “nous pensons un univers que notre langage a d’abord modelé”. Cela explique pourquoi certains mots ou expressions sont difficiles à traduire d’une langue à l’autre.

Do language and culture impact the way we take turns talking? - ALTA  Language Services

Les fonctions du langage

Un instrument de communication

Le langage est avant tout un instrument de communication. La parole est donc le signe distinctif de l’homme, animal social. S’il est vrai que la société humaine est fondé sur l’échange ; l’échange des mots est sans doute premier par rapport à l’échange des biens et des services. “Discutons d’abord”, tel est le préalable à toute transaction, mais aussi à toute action impliquant plusieurs personnes dans un projet commun.

Le langage apparaît donc comme un instrument nécessaire pour rendre ses demandes accessibles à autrui et être informé des siennes. Pour Merleau-Ponty, le langage ne fait pas partie du monde, il est structurant du monde : le monde est déjà investi par le langage, un monde parlé et parlant. Même lorsque je parle pour ne rien dire, j’établis une relation avec l’autre, une complicité en puisant dans un référentiel  de signes qui nous sont communs à l’un comme à l’autre.

L’expression de la pensée

Le langage n’est pas seulement au service de la communication ; il a aussi une fonction expressive. Il me permet, même en l’absence d’un destinataire, de donner corps à mes propres pensées. Déjà, définissait la pensée comme “un discours que l’âme se tient à elle-même”. Mais pense-t-on réellement avec les mots ? Est-ce que ce n’est pas la pensée qui précède le langage. Cela m’apparaît lorsque je cherche mes mots, quand je n’arrive pas à exprimer une idée d’une manière satisfaisante.

Néanmoins, pour Bergson, “la pensée demeure incommensurable avec le langage”. Certes le langage convient pour désigner des objets matériels juxtaposés dans l’espace ; à la multiplicité infini des choses, il substitue des mots des mots en nombres limités, ce qui est très commode pour l’action matérielle des hommes aux prises avec le monde. Mais ces “étiquettes” que sont les mots ne peuvent rendre compte de la richesse de la vie intérieure qui constitue peut-être un indicible.

Pour Hegel au contraire, il n’y a pas de pensées véritables hors du langage. Par les mots, le sujet donne une formule objective de ses pensées et les rends accessibles à sa propre conscience. Hegel démystifie ici l’ineffable, ce quelque chose si riche, si nuancé, qu’il ne peut pas encore être dit. Mais l’ineffable n’est pas ce qui ne se dit pas, mais ce qui va se réaliser dans le dire ; ” c’est la pensée obscure, la pensée à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le bon mot”.

Le pouvoir des mots

A cette fonction expressive se rattache la fonction magique du langage. Le mot en se détachant de la chose paraît aisément la dominer, la gouverner. Il peut dire ce qui n’est pas encore, ressuscite ce qui a disparu. Le mythe c’est, d’après l’étymologie grecque (muthos) la parole elle même. La force créatrice de la poésie tient sans doute à cette magie des mots. Le simple fait de nommer fait être.

Mais le langage sert également a agir sur autrui. On peut, avec de simples mots, obtenir de l’autre un service, le flatter, lui faire peur ou encore le blesser. C’est la maîtrise de ce pouvoir qui, durant l’Antiquité, a fait la fortune des sophistes. Ces ”maîtres d’habileté” (selon l’étymologie) enseignaient contre rétribution l’art de bien parler la rhétorique, en un temps où la maîtrise du discours était indispensable pour convaincre les foules dans les tribunaux ou dans les assemblées démocratiques. Le langage possède une dimension incantatoire et peut aisément devenir un outil de manipulation ou un instrument de domination. Il est capable d’après le célèbre sophiste Gorgias de charmer l’âme de l’auditeur et d’en changer les dispositions à volonté en suscitant haine, colère, joie ou tristesse.

Le pouvoir des mots - Nos Pensées

Le langage, un système de signes

Langue et parole

Le père de la linguistique, Ferdinand de Saussure, propose une distinction très féconde entre la langue et la parole. Le langage, selon lui, a un coté social et un coté individuel. D’un côté le langage est une langue, c’est à dire un référentiel de signes déterminé par des conventions sociales dont les règles et les normes sont adoptées partout dans le but de favoriser la compréhension de tous. D’autre part, le langage est avant tout parole ou expression qui n’est plus de l’ordre de la simple passivité, mais de l’activité. Chaque parole est une invention propre à celui qui la profère.

Saussure montre a travers le fait social qu’est la parole, l’importance de distinguer langue et langage. Il montre que “le fait de parole précède toujours”. Historiquement ce sont les paroles échangées par les hommes qui font émerger la langue. Ce sont les enfants qui, en entendant parler, apprennent les codes particuliers de la langue maternelle. Enfin, c’est bien par la parole qui, en s’affranchissant parfois des règles ou en forgeant de nouveaux mots fait évoluer la langue.

L’arbitraire du signe

Dans son Cours de linguistique générale, Saussure définit la langue comme “un système de signe exprimant des idées”. Mais quelle est la nature du signe linguistique ? Pour Saussure, il est une entité double qui unit, non pas une chose et un nom, mais un concept et une image acoustique respectivement appelé signifié et signifiant. Ce lien qui unit signifiant et signifié à l’intérieur du signe est arbitraire. Cela veut dire que chacun peut employer le signifiant de son choix, il n’y a aucun rapport de motivation ou de ressemblance entre signifiant et signifié. “L’idée de sœur n’est liée par aucun rapport intérieur avec la suite de sons s-œ-r qui lui sert de signifiant”. La langue se compose d’un ensemble de signe linguistiques.

Mais en quoi ces signes forment-ils un système ? En ce qu’ils sont organisés les uns par rapport au autres et qu’ils ne sont délimités par rien d’autre que leurs relations mutuelles. Ainsi la réalité de chaque signe est inséparable de sa situation particulière au sein du système et sa valeur résulte su réseau de ressemblances et de différences qui situe ce signe par rapport aux autres. Le mot “redouter” par exemple, n’obtient sa valeur propre que par opposition à ses concurrents comme “avoir peur”, “craindre” etc…

Nous pouvons faire une analogie avec le jeu d’échec. Sur l’échiquier, chacune des pièces prise isolément, ne représente rien ; elle n’acquiert sa valeur que dans le cadre du système qu’elle forme avec les autres pièces et relativement à leur valeur respective. Le propre d’un signe, par conséquent, c’est d’être différent d’un autre signe. Ainsi, dans la langue, il n’y a que des différences.

Saussure, cent ans avant l'imagerie cérébrale - Le Temps

En résumé

Le langage humain est l’aptitude à inventer et à utiliser intentionnellement des signes à des fins de communication. Tout langage constitue un système de signes arbitraires où chaque signifiant n’a pas de valeur en soi mais seulement relativement aux autres. Le langage est un système ouvert car à partir des règles syntaxiques, de quelques milliers de mots et d’une vingtaine de sons, je peux faire des phrases toujours nouvelles, je peux comprendre des discours que je n’avais jamais entendus. Grâce au langage, disait Descartes, “la raison humaine est un instrument universel qui peut servir en toutes sortes de rencontre”.

 

Définitions et citations sur le langage :

Marx et Engels : “Le langage est la conscience réelle, pratique, existant pour d’autres hommes” (Idéologie allemande)

Saussure : “La langue est pour nous le langage moins la parole” (Cours de linguistique générale)

Bergson : “Le langage fournit à la conscience un corps immatériel où s’incarner” (L’évolution créatrice)

Wittgenstein : “La totalité des propositions est le langage” (Tractatus logico-philosophicus)

Sartre : “Par langage nous entendons tous les phénomènes d’expression et non pas la parole articulée qui est un mode dérivé et secondaire” (L’Etre et le Néant)

Lévi-Strauss : “Le propre du langage est d’être un système de signes sans rapports matériels avec ce qu’ils ont pour mission de signifier”

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