L’art du bonheur selon Schopenhauer

 

Par RASAMOEL Paul Fried de Valois[1]

Introduction

Tout le monde veut vivre de façon à ce que le sentiment agréable se maintient dans le temps sans que ses caractéristiques varient sensiblement. Cette volonté d’atteindre la gaieté dans une situation ferme inspire le bonheur comme un état de satisfaction complète, stable et durable. Selon Epicure, le but de la vie humaine est le bonheur comme fin parfaite et souverain bien. Le bonheur ne se réduit pas au plaisir, car il est possible de satisfaire le plaisir loin du bonheur. Ressentir un bref contentement ou une immense joie ou encore un plaisir éphémère n’est pas le bonheur. Le bonheur se traduit par un état global et de plénitude comme le but le plus élevé de l’existence. Il est donc universellement recherché.

Le bonheur concerne uniquement l’homme, car les animaux ignorent la félicité. Le malheur s’oppose au bonheur en ce sens qu’il relève d’un état stable et prolongé dans lequel on vit une insatisfaction totale. Il arrive à l’homme sans qu’il le cherche. Contrairement au malheur, le bonheur s’accomplit dans la réalisation de ses désirs les plus chers.

Chacun a sa manière de concevoir le bonheur selon les buts à atteindre qui diffèrent d’un individu à un autre. On ignore souvent ce qui peut nous conduire à notre bonheur. Les politiques, par exemple, qui sont censés viser le bonheur de tous risquent d’imposer une vision particulière de ce qu’est le bonheur. Alors, au lieu d’agir de façon paternaliste, ils produisent l’inverse et représentent un danger potentiel pour le peuple. Avec les penchants naturels qui cherchent à nous dévier du bon sens, on n’a pas connaissance des éléments qui feront réellement le bonheur. Se pose alors la question de savoir comment atteindre le bonheur et sur quoi il repose. Pour répondre à cette question et atteindre notre analyse, il convient d’examiner un à un les trois conditions fondamentales qui différencient le sort de l’homme à savoir « ce qu’on est », « ce qu’on a » et « ce qu’on représente » pour trouver le fondement du bonheur.

Ce qu’on est

« Ce qu’on est » embrasse la personnalité qui suppose la santé, la force, la beauté, les caractères physiologiques particuliers, innés et moraux, l’intelligence et le développement de l’homme. Donc, il s’agit avant tout de la santé de l’esprit et du corps. Le bonheur est avant tout conditionné par la santé du corps et celle-ci va de pair avec la bonne humeur.  Quiconque en bonne humeur a toujours raison de l’être. Quel que soit ce que nous sommes, pauvres ou riches, jeunes ou vieux, beaux ou laids, couverts d’honneurs ou complètement ignorés, nous ne sommes capables d’être heureux, de vivre dans le bonheur que si et seulement si nous sommes de bonne humeur : « la bonne humeur est le gain le plus sûr qui soit »[2]. La bonne humeur est un bien qui peut remplacer les autres biens mais en aucun cas, ceux-ci ne peuvent à son tour la substituer. C’est pourquoi il faut lui accorder une priorité parmi tout le reste hormis la santé. Cette dernière doit occuper le sommet dans l’ordre de priorité.

1.1. Le bonheur et la santé

La gaieté de notre humeur dépend de la santé. Hors de santé, il n’y a pas de bonheur. Certes, le bonheur est très faible chez un homme atteint d’une maladie. La santé est source de plaisir : « Un mendiant en bonne santé est plus heureux qu’un roi malade »[3]. C’est pourquoi on se demande mutuellement comment on va tous les jours et qu’on se souhaite bonne santé.

Le repos de l’esprit nous met généralement en bonne santé et nous procure plus de joie. Sophocle affirme à ce propos : « En absence de pensée réside la vie plus agréable »[4]. Un état de santé défiant s’explique par la prolongation des activités professionnelles ou sociales et le souci qui y est afférent.

Ce qui nous arrive dans la vie n’est autre que la manière dont nous sentons les choses qui nous affectent, c’est-à-dire la nature et le degré de la sensibilité sous tous ses rapports. Les biens suprêmes et les plus chers pour le bonheur résident dans les biens subjectifs à savoir la noblesse du cœur, la capacité de l’esprit, la gaieté, la bonne humeur et la santé. Nous sommes capables d’acquérir tous ces biens dans la bonne comme dans la mauvaise fortune. L’art d’être heureux cherche à trouver ces caractères subjectifs, les conserver et les développer sans qu’on leur ajoute les biens et l’honneur extérieurs qui gangrènent notre être. Schopenhauer insiste sur la prépondérance de ce qu’on est : « La condition première et la plus essentielle pour le bonheur de la vie, c’est ce que nous sommes, c’est notre personnalité »[5]. La personnalité a une valeur absolue par opposition à la valeur relative des deux autres conditions fondamentales (ce qu’on a et ce qu’on représente) parce que la bonne humeur et la gaieté sont des qualités irremplaçables. La voie vers le bonheur passe par la joie. Alors peu importe ce que nous sommes, nous pouvons vivre loin de tristesse. Mais cela doit être accompagné d’une parfaite santé. Schopenhauer nous conseille comment garder la santé du corps et de l’esprit :

Il faut fuir tous excès et toutes débauches, éviter toute émotion violente et pénible, ainsi que toute contention d’esprit excessive ou trop prolongée ; il faut encore prendre, chaque jour, deux heures au moins d’exercice rapide au grand air, des bains fréquents d’eau froide, et d’autres mesures diététiques de même genre. Point de santé si l’on ne se donne tous les jours suffisamment de mouvement ; toutes les fonctions de la vie, pour s’effectuer convenablement, demandent le mouvement des organes dans lesquels elles s’accomplissent et de l’ensemble du corps[6].

Pour nous rendre compte combien le bonheur dépend d’une disposition gaie et celle-ci de l’état de santé, nous n’avons qu’à comparer nos sensations les jours de notre santé, au moment où nous nous sentons en forme comme on dit, et celles dans l’état de maladie, où nous sommes faibles et inquiets. 90% de notre bonheur repose exclusivement sur notre santé. La richesse, la carrière, la gloire et surtout la volupté et les jouissances fugitives, tout doit céder le pas à la santé. La beauté qui est une qualité subjective contribue indirectement au bonheur.

1.2. Le bonheur négatif

Epicure a classifié trois types de biens. D’abord, il parle des biens naturels et nécessaires comme l’ataraxie pour le bonheur, l’aponie pour la tranquillité du corps et les appétits et le sommeil pour la vie. Ensuite, il évoque les biens naturels mais non nécessaires comme la variation des plaisirs et de la recherche de l’agréable. Et enfin, les biens ni naturels ni nécessaires englobent la richesse, la gloire et le désir d’immortalité. Cette classification des biens nous intéresse pour trouver la possibilité de filer les jours heureux malgré la souffrance comme l’ombre qui suit un objet.

Il est vrai que le moyen le plus sûr pour résoudre un problème est d’y pénétrer au fond. Par exemple, pour tuer un arbre, il ne suffit pas de couper les branches mais il faut chercher les racines et les retirer du sol. De même, pour sortir de la peine extrême, il faut plonger dans la souffrance, c’est-à-dire éviter tout plaisir fugitif. On ne peut combattre la souffrance que dans sa reconnaissance. L’ignorer ne fait que l’accentuer parce qu’on peut être victime de cette ignorance. L’acquisition du bonheur passe non pas par l’augmentation du désir mais la réduction de la souffrance. Cette disposition nous permet de vivre dans le minimum de plaisir et, par conséquent, d’égoïsme. Le bonheur augmente au fur et à mesure que le plaisir diminue.

Dans son œuvre De la brièveté de la vie, adressée à son beau-père Paulinus, Sénèque affirme qu’il faut consacrer son temps non pas aux activités stériles et inutiles mais à la sagesse pour atteindre le bonheur. Il ajoute que la vie n’est pas trop courte, c’est nous qui la perdons. La douleur vaine, la joie stupide, le désir avide, la conversation flatteuse, tout cela réduit en cendres la durée de notre existence. Aristote dans l’Ethique à Nicomaque avait déjà la même perspective. Pour lui, le sage n’aspire pas au plaisir, mais à l’absence de souffrance : « C’est l’absence de la peine causée par la privation des plaisirs de ce genre que recherche l’homme prudent »[7]. La sagesse ne cherche pas le plaisir mais là où il est possible de réduire la souffrance. Le fait d’ignorer la souffrance lui donne plus de vie. Seule sa reconnaissance pourrait l’affaiblir parce qu’elle programme la puissance de son rival qu’est la félicité suite à l’acquisition de la sagesse. Cela vaut à la fois pour sa souffrance et celle des autres, car comprendre la souffrance de son semblable implique le désir d’entraider.

Schopenhauer nous apprend à modérer les prétentions au plaisir, à la possession, au rang et à l’honneur. Il écrit : « Pour ne pas devenir malheureux, le moyen le plus sûr consiste à ne pas réclamer de devenir très heureux »[8]. La poursuite du bonheur positif attire le malheur. Au contraire, la quête du bonheur négatif nous rend heureux parce qu’elle fait preuve de la sagesse. L’existence heureuse exige que dans la disposition de l’esprit, la souffrance soit positive et les plaisirs, négatifs. Cela implique que dans la plupart du temps, nous devons sacrifier les plaisirs les plus excitants. Pour ce faire, nous avons besoin de la raison qui nous aide à parvenir au renoncement.

C’est une victoire lorsque nous arrivons à sacrifier les plaisirs, car cela nous permet de nous libérer de la souffrance. A force d’insister et de multiplier le plaisir, malgré la joie que nous en procurons momentanément, nous risquerons de tomber réellement dans la douleur, la souffrance, la maladie, le souci et mille autres maux. Ce qui pousse Schopenhauer à rejeter tous les plaisirs, c’est l’idée des douleurs liées à eux de près ou de loin. Les plaisirs apparaissent comme étant des pièges qui nous conduisent droit vers la cave des douleurs. Ainsi, pour éviter de céder le temps aux penchants naturels et se tenir loin du vouloir-vivre[9] comme source du plaisir et de la souffrance, il serait souhaitable de chercher des occupations. Le bonheur s’acquiert par la succession des activités qui suspendent la volonté de vivre, c’est-à-dire le désir. Les occupations nous permettent de combattre le plaisir de la vie. C’est pourquoi Schopenhauer parle de la « négativité du plaisir » et de la « positivité de la douleur »[10]. Les martyres et les héros, en sacrifiant leur vie, vivent non pas dans le bonheur positif mais dans la souffrance positive. Il faut savoir renoncer au plaisir pour comprendre l’autre dans sa souffrance et être capable de le secourir.

Non seulement la souffrance, il faut aussi reconnaître la joie que procure l’autre. En effet, le défaut d’une telle reconnaissance peut nous conduire à la jalousie. A ne pas confondre avec l’envie, la jalousie est un mélange d’émotions comme la colère, la tristesse, la frustration et le dégoût suite à une perte anticipée des valeurs personnelles qu’un individu perçoit. Elle nous empêche de nous réconcilier et est capable d’une cruauté. Cette disposition bloque l’accès vers le bonheur. A cela s’ajoute la citation de Sénèque : « Tu ne seras jamais heureux tant que tu seras torturé par un plus heureux »[11]. C’est-à-dire qu’un homme ayant l’ambition d’être plus heureux qu’un autre alimente facilement le désir de haïr ses proches. Dans ce cas, cette volonté d’être plus heureux implique le désir de voir l’autre malheureux. C’est ce qui illustre la douleur interne devant le bonheur d’autrui.

Vivre demande la prudence et, s’il faut, le pessimisme, car la source de l’optimisme exacerbé où on cherche à atteindre un objectif avec perversité, c’est l’insouciance. Chacun vit comme s’il doit vivre pour l’éternité. Nous voulons tout saisir et tout posséder parce que nous sommes masqués par notre individualité qui traduit notre égoïsme au point d’ignorer l’autre. A ce propos, on se demande ce qui peut arriver à ce monde pour que la médiocrité soit une nouvelle excellence. La plupart des gens sont bien heureux de leur propre ignorance. Ils ferment les yeux devant la misère ; ils détournent le regard pendant que l’autre crie « au secours ». Nous vivons dans un univers où personne ne voit rien et ignore tout. Aujourd’hui, l’ignorance devient la nouvelle norme, la nouvelle excellence. Si ce bas monde ressemble à l’enfer, c’est parce que la plupart des gens le veulent d’une manière ou d’une autre. Sachons que si on ôte l’amour de n’importe quelle situation, de n’importe quel endroit et de n’importe quelle action, le résultat ne sera que douleur et peine de tous les côtés. Nous devons ainsi ramener l’amour dans tous nos actes. Et si on n’y parvient pas, essayons de nous mettre à la place de la victime ou de l’ignoré. Cela nous aidera à comprendre sa souffrance pour ensuite le sauver.

1.3. Le vouloir et le pouvoir

L’art de vivre heureux nous enseigne comment choisir certaines choses et laisser tomber une quantité innombrable des choses. En dehors de cette qualité qui nous détache de l’avidité, nous courons en zigzag pour attraper ce qui est à notre passage. Le « vouloir » doit aller dans le même sens que le « pouvoir » pour qu’il y ait justice :

[…] un homme doit aussi savoir ce qu’il veut, et savoir ce qu’il peut : c’est seulement ainsi qu’il montrera du caractère, et c’est seulement alors qu’il accomplira quelque chose de juste[12].

Ici, l’auteur nous invite à trouver l’équilibre entre pouvoir et vouloir dans l’action afin d’agir avec pondération. Cette disposition nous permet de comprendre nos forces et nos faiblesses pour voir ce que nous voulons et ce dont nous sommes capables, c’est-à-dire le nécessaire : « Rien n’est plus efficace pour assurer notre tranquillité que de contempler ce qui est arrivé sous l’angle de la nécessité »[13]. En cherchant seulement ce qui est nécessaire, nous sommes capables de nous échapper à la douleur d’insatisfaction.

Il faut aussi reconnaître que la souffrance et le bien-être que chacun ressent ne sont pas du tout déterminés de l’extérieur mais par la disposition interne de l’individu, le tempérament ou ce que Platon appelle dans son livre II de la République « humeur irascible », [14] comme humeur légère ou humeur morose. La nature heureuse ou morose de l’homme n’est pas déterminée par des circonstances extérieures. C’est pourquoi nous voyons autant des visages heureux parmi les pauvres que parmi les riches. La félicité s’acquiert par notre faculté d’accroître la bonne humeur qui intervient en général sans la moindre raison. Nous n’avons pas besoin d’attendre que la souffrance née d’une situation extérieure disparaît pour trouver le bonheur, car la mesure de notre souffrance et de notre bien-être n’est déterminée en permanence que subjectivement, c’est-à-dire par le motif interne. La joie immodérée et la souffrance très violente se conditionnent mutuellement et accablent le cœur. Nous devons éviter d’être tombés dans un vœu inexaucé auquel nous ne saurons renoncer. C’est pour le renoncement que la souffrance est essentielle comme l’indique Schopenhauer : « Faire de bon cœur ce qu’on peut et souffrir de bon cœur ce qu’on doit »[15]. Cela signifie que l’homme doit vivre non comme il veut mais comme il peut. De cette manière, il lui est plus facile d’agir avec altruisme.

Une méditation mature est indispensable avant de mettre en œuvre un projet. Cela implique l’évaluation des risques possibles tout en évitant le trouble dans l’attente. Tel est le rôle de la raison dans l’acquisition du bonheur. A ce point, on peut intervenir Sénèque dans ses Lettres à Lucilius : « Veux-tu te soumettre toutes choses, soumets-toi à la raison  »[16]. Si nous voulons accepter à nous conformer à toute chose, nous devons d’abord savoir accepter à nous conformer à la raison. En effet, « rien ne nous soustrait mieux à la contrainte du dehors que la contrainte de nous-mêmes »[17]. Les contraintes que l’homme subit du monde extérieur et qu’aucune existence n’a la possibilité de se soustraire peuvent être détournées par un petit effort poussé par la raison. Alors, une fois qu’un malheur nous arrive et qu’on ignore comment s’en sortir, il ne faut pas se permettre de penser que les choses pourraient être autrement, sinon nous risquerons de nous torturer nous-mêmes. Le miracle n’existe que dans la fiction. Alors, le mieux c’est de chercher les erreurs et les retenir pour les éviter dans l’avenir.

On peut tout aussi éviter la douleur de l’échec par la discrétion. Le plus grand service est de se comporter sans se faire remarquer et de parler très peu aux autres. Les gens parlent beaucoup de ce qu’ils ont entendu. Lorsqu’ils sont informés d’un secret, ils sont tout aussi informés de son auteur. Un secret, une fois dévoilé, sera la conversation de tous.

1.4. Le présent et le futur

L’art du bonheur nous apprend à mettre en équilibre notre attention portée sur le présent et sur le futur afin d’éviter que l’un nous pervertisse l’autre. Vivre excessivement dans le présent nous rend inconscients et exagérément dans le future nous laisse passer le présent sans en profiter et nous met dans un souci prolongé. Le présent peut être perturbé par des maux dont la possibilité est certaine mais que le moment de leur arrivée demeure totalement indéterminé comme la mort. Il faut donc considérer comme si les maux du temps présent ne sont jamais arrivés et ceux du futur n’arrivent certainement pas maintenant. C’est-à-dire qu’un homme qui comprend les malheurs possibles de la vie reste serein en dépit de tous les accidents. Un tel individu considère facilement le malheur actuel comme une petite part de ce qui pourrait arriver. Conscient des évènements accablants et dramatiques qui peuvent se dresser sur son chemin, il restera constamment serein.

Toutefois, il est absolument utile de profiter du présent, car lui seul est certain. En faisant le contraire, nous sommes torturés par le souci du futur et la nostalgie du passé. Nous prenons le temps de nous occuper de l’avenir et le passé qui sont généralement autres que ce que nous pensons. La jeunesse nous induit à des images fantomatiques qui nous taquinent et se volatilisent dès que nous les atteignons : « Chaque fou a sa marotte »[18]. A ce sujet, l’art du bonheur nous laisse un aperçu sur l’importance d’organiser de manière fragmentaire nos pensées et nos soucis au sujet de nos affaires pour qu’ils soient conformes aux affaires de la vie (les problèmes) qui nous arrivent avec bousculade entre elles et tout aussi fragmentaires. Dans cette situation, il faut modérer le souci, car un grand souci nous prive d’une jouissance actuelle et de tout notre repos. Il est pourtant indispensable de se soucier pour un instant important afin d’éviter le trouble pour cent petits instants à venir. C’est ainsi que Schopenhauer parle de « l’autocontrainte »[19], une contrainte créée par soi-même et appliquée au bon endroit pour éviter mille autres contraintes venant de l’extérieur dans l’avenir. Cette disposition nous est utile d’autant plus qu’une vie sans contraintes est impossible. Seule l’autocontrainte peut soustraire à la contrainte extérieure un peu comme l’introduction d’une substance spécifique à une maladie dans l’organisme afin de créer une réaction immunitaire positive contre la même maladie dans le système de vaccination.

La plus grande erreur d’un pessimiste c’est d’avoir un aperçu que dans la vie, il y a plus de malheur que de bonheur. Avant de faire des reproches contre nous-même, il faut savoir que le cours de notre vie c’est le fruit de notre œuvre, la succession des évènements et la série de nos décisions. Nous oublions souvent les changements que le temps opère sur nous-même. Une fois que nous obtenons une chose nous perdons les efforts et les forces préliminaires comme si la chose ne correspond plus à nous-même. C’est pourquoi, au départ, l’amour est si fort et que lorsqu’on n’a pas le courage de rappeler les premiers instants, il devient plus vulnérable pour nous conduire à sa perte (le divorce).

Dernière précision qui a une importance relative à ce qu’on est, c’est la vieillesse. Cette dernière période de la vie n’est pas un facteur qui déclenche la chute du bonheur. Au contraire, elle peut nous procurer la joie, car elle se caractérise par la réduction des besoins physiologiques, là où le plaisir s’estompe. Dans la République, livre I, Platon estime heureux le temps de la vieillesse du fait qu’à cet âge cesse enfin le désir des femmes[20]. Les besoins principaux de la vieillesse sont le confort et la sécurité. C’est la raison pour laquelle les personnes âgées aiment avant tout l’argent. Ensuite, les plaisirs de l’amour sont remplacés par les joies de la table. Et enfin, s’installe le besoin de parler et d’enseigner.

En résumé, dans « ce qu’on est », nous avons appris que vivre heureux n’est possible que dans la négation même de la vie. La réduction du plaisir permet d’augmenter le capital de joie.

Ce qu’on a

« Ce qu’on a » embrasse la quantité plus ou moins importante d’argent et de bien de valeur possédés. Il s’agit donc de ce que nous avons comme bien. Ce que l’on a, la richesse, n’est pas essentiel car il ne peut pas combler la joie de vivre : « Il est plus sage de travailler à conserver sa santé et à développer ses facultés qu’à acquérir des richesses »[21]. La richesse contribue peu au bonheur : « ce qu’on est contribue bien plus à notre bonheur que ce qu’on a »[22]. Cela implique qu’elle ne peut pas faire à elle seule le bonheur parce qu’elle peut être à la fois la source de notre bonheur et de notre malheur.

2.1. La richesse et la tristesse

En fait, la plus grande erreur de l’homme est de penser que celui qui n’a qu’un bien est moins heureux qu’un autre qui en a mille fois plus. C’est pourtant le contraire, car ce que revendique un homme fortuné comme bien va au-delà de ses limites. Le pauvre n’est pas troublé par la fortune des riches, et le riche n’est pas consolé lorsque ses projets échouent malgré la quantité des biens qu’il possède déjà : « La richesse ressemble à l’eau de mer : plus on en boit et plus on a soif »[23].  L’absence des biens qu’un homme n’a jamais eus pour l’ambition ne peut nullement les priver. Il trouve la joie de vivre sans ces biens. Quant à celui qui possède cent fois plus que le premier, il suffit de manquer un seul objet parmi ceux qu’il a convoités et il se sent malheureux. Lorsqu’il est certain d’atteindre un objet et qu’il y parvient, il se sent heureux. Dans le cas contraire, il devient malheureux lorsque des obstacles insurmontables s’opposent à son projet.

La source de nos mécontentements est dans nos efforts d’augmenter le facteur de nos prétentions. La douleur devient de moins en moins sensible si nous parvenons à réduire considérablement le facteur de notre avoir. La réalisation d’une ambition crée un évènement heureux, et cela va accroître la charge de nos prétentions souvent démesurées. Il s’agit du plaisir qui remonte en flèche vers une dimension au-delà de nos limites. C’est pourquoi l’homme vénère la richesse plus que tout autre chose. Cela vaut même dans la quête du pouvoir car sa considération se traduit par le fait qu’il peut nous conduire à la fortune. Il ne faut pas s’étonner de voir si les hommes passent par-dessus tout quand il s’agit d’acquérir des richesses. On leur reproche fréquemment de tourner leurs vœux ou le serment principalement vers l’argent, tout simplement parce qu’ils l’aiment plus que tout au monde. Là-dessus, Schopenhauer affirme : « L’argent seul est le bon absolu, car il ne pourvoit pas uniquement à un seul besoin ‘‘in concreto’’, mais au besoin en général, ‘‘in abstracto’’ »[24]. En effet, tout autre bien ne peut satisfaire qu’un seul désir, qu’un seul besoin. Les aliments par exemple ne valent que pour celui qui a faim, l’alcool pour celui qui en boit, les médicaments pour le malade, la fourrure pendant l’hiver, les femmes pour la jeunesse, etc. Contrairement à l’argent, ce ne sont que des choses relativement bonnes.

 2.2. Se servir de la richesse

La fortune n’est pas mauvaise en soi, mais elle doit être considérée comme un rempart contre le grand nombre des maux et des malheurs possibles, et non comme une permission et encore moins comme une obligation d’avoir à se procurer les plaisirs du monde[25]. C’est-à-dire que nous devons nous servir de nos richesses pour nous protéger contre toutes sortes des maux et non l’inverse. Et lorsqu’il s’agit de son propre conjoint, de ses enfants et de ses amis qui eux aussi peuvent être considérés comme avoir, la possession doit être réciproque : « […] ici également le propriétaire doit, dans la même mesure, être aussi la propriété de l’autre »[26]. Tout cela n’est possible que parce que nous parvenons à modérer nos tentatives qui cherchent à accroître le facteur de nos prétentions.

En général, ceux qui sont nés sous une bonne fortune s’enquêtent plus de l’avenir que ceux qui sont nés dans la misère. Pour celui qui est né sous une fortune patrimoniale, la richesse apparaît comme quelque chose d’indispensable. Il la soignera ainsi comme sa propre vie. Au contraire, pour celui qui connaît la pauvreté depuis sa naissance, celle-là lui semble une condition naturelle. La richesse qui pourra lui échoir dans l’avenir lui paraîtra inutile ; et la perdre ne le conduira pas à une grande déception et encore moins au suicide.

Toutefois, la fortune patrimoniale atteint sa plus haute valeur lorsqu’elle échoit à celui qui, par sa sagesse, fait preuve des œuvres philanthropiques. A travers ses œuvres, il constituera le bien et en même temps l’honneur de la communauté humaine. Quant à celui qui réalise sa fortune pour s’accommoder à un travail pour vivre, il ne sera pas heureux, car son égoïsme le transporte à l’autre pôle de la misère humaine et que, par conséquent, il sera torturé par l’ennui. Ce dernier va le conduire aux extravagances qui lui raviront cette fortune dont il n’est pas digne.

Les choses se passent autrement lorsqu’il s’agit de servir son pays, c’est-à-dire acquérir de la faveur, des amis, des relations, au moyen desquels on peut monter de degré en degré pour arriver aux postes les plus élevés. Pour un individu qui ne vient pas d’une famille noble, l’humilité constitue un avantage réel et une recommandation, « car ce que chacun recherche et aime avant tout, non seulement dans une simple conversation, mais encore a fortiori dans le service public, c’est l’infériorité de l’autre. »[27] Parmi les agents de l’Etat, ceux qui viennent d’une famille démunie s’inclinent assez souvent et endurent tout avec des sourires aux lèvres. Contrairement à ceux qui sont contraints de mendier pour vivre, les autres qui tiennent de leurs parents une fortune suffisante sont habitués à marcher tête levée. Ils cherchent à se prévaloir de certains talents qu’ils possèdent d’autant plus qu’ils remarquent facilement l’infériorité de ceux qui occupent une position subordonnée.

De ce qui précède, il est difficile pour un homme d’ordre supérieur de reconnaître le mérite de quelqu’un. Au contraire, l’autre qui connaît la misère témoigne d’un caractère conciliant et arrangeant. C’est pourquoi Schopenhauer écrit : « L’homme sans fortune est plus souple »[28]. Tous les deux (le riche et le pauvre) peuvent pourtant sentir la valeur des biens, de la santé, des amis, des êtres aimés, de la femme et de l’enfant après la perte. Lorsqu’on nous arrache un être, tout de suite nous nous rendons compte à quel point sa présence nous procure le bonheur. Pour éviter de nous ressentir la privation, nous devons nous dire avec le peu que nous possédons : « Et si je perdais cela »[29]. Cette disposition nous permet de rester fidèles à une femme, de veiller à nos propres enfants, de faire ce qui ne nuit pas à notre santé.

En bref, peu importe ce que nous sommes, riches, puissants, courageux, avoir des traits virils, nous devons garder en tête que nous sommes misérables. A force de désirer plus, nous ne gagnons qu’une part infiniment petite de ce que nous voulons et le reste est comblé par le mal. Et lorsque nous sentons être accablés par des maux réels, il est préférable de contempler les souffrances beaucoup plus grandes ou les mêmes que les nôtres pour accepter les douleurs physique et morale. Penser aux autres qui souffrent plus que nous, nous soulagera.

Ce qu’on représente

Ce qu’on représente relève de la manière dont les autres se représentent un individu, c’est-à-dire ce que les autres pensent être ce que nous sommes ou notre propre existence dans leur opinion.

3.1. L’opinion d’autrui

L’une des faiblesses de l’homme vient du fait qu’il accorde une importance capitale à l’opinion des autres. Il éprouve une grande satisfaction dès qu’il est complimenté ou qu’il aperçoit une opinion qui lui est favorable. Lorsqu’on le félicite et que sa vanité est flattée, « aussi infailliblement que le chat se met à filer quand on lui caresse le dos, aussi sûrement on voit une douce extase se peindre sur la figure de l’homme qu’on loue »[30]. Cet état de ravissement devient plus vif quand la louange porte sur ses prétentions même si cela s’avère fallacieux. L’approbation des autres le console de son malheur et devient une véritable source de bonheur.

Il faut pourtant modérer cette grande susceptibilité à l’égard de l’opinion d’autrui, sinon nous resterons esclaves de l’opinion et du sentiment des autres. Nous devons seulement prendre en compte non ce qu’on est aux yeux d’autrui mais une simple appréciation de la valeur de ce qu’on est en soi et par soi-même. Cela contribuera beaucoup à notre bonheur, car la sphère d’action de ce que nous sommes se trouve dans notre propre conscience, tandis que celle de ce que nous sommes pour les autres appartient à la conscience d’autrui. Ce qui se passe dans une conscience étrangère nous est indifférent. Sachons qu’attribuer une haute valeur à l’opinion des autres, c’est leur faire beaucoup d’honneur. Ce qu’ils disent de nous est biaisé par « la superficialité et la futilité des pensées, les bornes étroites des notions, la petitesse des sentiments, l’absurdité des opinions et le nombre considérable d’erreurs »[31]. Les opinions des autres et leur compliment exagéré réveillent la folie de notre nature pour nous conduire à l’ambition, à la vanité et à l’orgueil. Tacite[32] a raison à ce sujet. Il dit : « La passion de la gloire est la dernière dont les sages mêmes se dépouillent »[33]. C’est parce qu’elles sont poussées à l’extrême que les opinions des autres peuvent nous donner un sentiment exagéré de notre valeur personnelle et nous rendre fous. Alors, notre seul moyen de sortir de cette folie, c’est d’abord de rendre compte qu’il s’agit bien d’une folie et ensuite d’avoir une conviction que la plupart des opinions sont de travers, fausses, erronées et absurdes.

3.2. Les considérations sociales

Certes, l’opinion et le sentiment des autres jugent nos qualités suivant le rang, l’honneur et la gloire. C’est sur ces trois éléments que reposent les considérations sociales comme privilège accordé à quelqu’un.

3.2.1. Le rang

En ce qui concerne le rang, « c’est une valeur de conviction ou, plus correctement, une valeur simulée ; son action a pour résultat une considération simulée, et le tout est une comédie pour la foule »[34]. Le rang est donc comparable à des décorations ou des mérites sous forme des lettres de change issues de l’opinion publique et qui tournent en faveur du tireur  (celui qui veut être orné par la masse). En effet, la masse ne voit pas pourquoi les avantages reviennent toujours au petit nombre. Elle a une mémoire courte parce qu’elle oublie facilement la traîtrise commise par celui qui cherche le rang. De plus, il est possible que certains mérites qu’elle accorde dépassent sa compréhension.

Nous pouvons donc en conclure que le rang n’a pas d’utilité sinon l’un des moyens servant au fonctionnement des institutions publiques ou privées par une distribution injuste, déraisonnable et excessive des décorations ou des honneurs.

3.2.2. L’honneur

Pour ce qui est de l’honneur, voici comment Schopenhauer l’a défini :

L’honneur est, objectivement, l’opinion qu’ont les autres de notre valeur, et, subjectivement, la crainte que nous inspire cette opinion. En cette dernière qualité, il a souvent une action très salutaire, quoique nullement fondée en morale pure, sur l’homme d’honneur[35].

L’homme a le désir d’être compté comme un membre utile de la société et de jouir des avantages de la communauté humaine. Dès lors, il veut occuper une position spéciale en briguant l’opinion favorable d’autrui. Dans cette opinion se manifeste un sentiment inné que Schopenhauer appelle « sentiment de l’honneur »[36]. Ce sentiment est nourri par la bonne opinion des hommes dans laquelle celui qui cherche l’honneur assure sa protection et le secours contre les maux de la vie.

Schopenhauer distingue trois types d’honneur à savoir l’honneur bourgeois appartenant aux classes supérieures, l’honneur de la fonction et l’honneur sexuel[37].

3.2.2.1. L’honneur bourgeois

Comme le qualificatif l’indique, l’honneur bourgeois est propre aux gens qui vivent dans une aisance financière. Certes, l’honneur est de classe bourgeoise mais son autorité s’étend sur toutes les classes.

Il consiste dans la présupposition que nous respecterons absolument les droits de chacun et que, par conséquent, nous n’emploierons jamais, à notre avantage, des moyens injustes ou illicites. Il est la condition de la participation à tout commerce pacifique avec les hommes. Il suffit, pour le perdre, d’une seule action qui lui soit fortement et manifestement contraire[38].

L’honneur repose sur le caractère immuable de la morale. La perte de l’honneur est difficile à rétablir à moins qu’il s’agisse d’une allégation mensongère. L’honneur ne relève pas de l’opinion d’autrui sur notre mérite mais plutôt des manifestations de cette opinion peu importe si elle dit la vérité ou qu’elle n’a pas de fondement solide. Le monde peut avoir la pire opinion sur notre compte. Mais il faut que quelqu’un la dise à haute voix et qu’elle nuise à notre honneur.

 3.2.2.2. L’honneur de la fonction

L’honneur de la fonction est relatif au devoir et aux contraintes règlementaires auxquelles l’homme doit se soumettre. Il renvoie au travail lié à une charge en tant que responsabilité :

C’est l’opinion générale qu’un homme revêtu d’un emploi possède effectivement toutes les qualités requises et s’acquitte ponctuellement et en toutes circonstances des obligations de sa charge. Plus, dans l’État, la sphère d’action d’un homme est importante et étendue, plus le poste qu’il occupe est élevé et influent, et plus grande doit être aussi l’opinion que l’on a des qualités intellectuelles et morales qui l’en rendent digne[39].

Le degré d’honneur qu’on accorde à une personne s’élève en fonction du niveau du poste qu’elle occupe. Le niveau implique l’humilité dans la conduite des autres envers soi, non seulement de ses subalternes mais aussi de ces individus qu’on fréquente dans la société. La fonction d’un homme détermine constamment le degré particulier de l’honneur qui lui est dû. Ce degré augmente suivant l’importance de la considération de cette fonction dans la société. Mais étant donné que l’honneur bourgeois repose généralement sur des qualités négatives, on attribue facilement plus d’honneur à celui dont la fonction consiste à servir son peuple.

L’honneur de la fonction demande à ce que celui qui l’occupe arrive à la faire respecter pour s’acquitter de ses devoirs et éviter toute forme d’attaque contre le poste ou contre lui-même. Il s’agit notamment de l’engagement public que Schopenhauer appelle « honneur militaire ». Cet honneur consiste à faire le serment de maintenir les qualités voulues telles que le courage, la bravoure et la force pour défendre la patrie jusqu’à la mort.

De ce qui précède, force est de constater que les deux types d’honneur à savoir l’honneur bourgeois et l’honneur de la fonction reposent sur les considérations sociales pour les services que rendent certaines personnes ayant le pouvoir. Quid de l’honneur sexuel ?

3.2.2.3. L’honneur sexuel

L’honneur sexuel relève de l’engagement dans l’union conjugale. Il se divise en deux : honneur des femmes et honneur des hommes. La considération du premier consiste en la préservation du rapport sexuel pour le second. C’est-à-dire que le sexe féminin doit attendre la maturité du sexe masculin. Cette attitude constitue « l’esprit de corps »[40] d’une femme, c’est-à-dire le sacré qu’accorde la société à sa beauté physique. L’abstinence sexuelle que la femme doit veiller et tenir ferme implique l’engagement de l’homme à prendre soin d’elle. C’est sur cet arrangement et par-dessus tout sur ce des enfants à naître que repose le bien-être du sexe féminin. De ce fait, la maxime d’honneur de tout le sexe féminin est d’interdire aux hommes toute cohabitation en dehors du mariage pour que ces hommes soient dans l’obligation de passer à l’engagement dans le mariage que toutes les femmes méritent. Toute femme doit veiller à la préservation de « l’esprit de corps » au moyen de fidélité.

Par conséquent, la femme perd son honneur si elle est coupable de trahison. Le même sort attend la femme adultère, car elle viole son engagement à l’égard de son mari. Elle perd non seulement l’honneur sexuel, mais encore l’honneur bourgeois parce que le rapport sexuel extraconjugal lui fait perdre sa position sociale et sa réputation. Cela signifie que « l’esprit de corps » est la base de l’honneur féminin. Une femme qui se donne illégitimement viole sa foi envers son sexe entier ; et cela se répercute sur son propre intérêt.

Quant à l’honneur sexuel des hommes, il dépend entièrement de celui des femmes. Contrairement à la femme, l’homme n’est pas obligé de préserver l’esprit de corps. Pour ne pas perdre son honneur, il doit seulement veiller à ce que sa femme garde son honneur. L’honneur du mari exige alors qu’il venge l’adultère de sa femme et la punisse par la séparation. Et s’il le tolère, la communauté masculine le couvre de honte. Le mari perd son honneur sexuel une fois que sa femme fait preuve d’adultère. Dans le cas contraire, certes, la communauté des femmes accuse le mari, mais la femme ne perd pas son honneur.

L’honneur sexuel masculin dépend entièrement de ce du sexe féminin, c’est-à-dire que l’homme qui se soumet au mariage doit veiller à ce que sa femme garde son honneur pour ne pas briser le pacte. L’honneur du mari exige alors qu’il venge l’adultère de sa femme par le divorce.

3.2.3. La gloire

Dans ce dernier élément de ce qu’on représente, notre tâche consiste à faire une nuance entre l’honneur et la gloire qui semblent jumeaux : « L’honneur est le frère mortel de l’immortelle gloire »[41]. Cela signifie que l’honneur peut disparaître tandis que la gloire s’éternise. L’honneur se rapporte à des mérites que tout le monde peut s’attribuer. La gloire s’acquiert uniquement par des productions exceptionnelles séparées en deux chemins : actes et œuvres. La différence est que les actes passent, mais les grandes œuvres demeurent. L’action la plus noble a une influence temporaire ; par contre l’œuvre du génie (par exemple ses écrits) sera connue dans tous les temps. Par la gloire on entend le résultat de l’activité d’un homme qui s’élève au-dessus de ceux de son espèce. La gloire ne pourra pas être perdue, car l’œuvre qu’un grand homme a laissé reste à jamais accomplie et que la gloire lui revient à jamais.

Etant donné que ce qu’on représente dérive de notre apparence à l’égard de la société, l’art du bonheur nous enseigne qu’il faut être le maître de l’impression que donne l’objet de l’intuition sensible et actuel. L’objet présent nous influence avec évidence et puissance en raison de sa forme. Ce qui est agréable nous attire par son apparence extérieure et s’impose à l’esprit pour nous perturber et fausser le système de nos pensées. L’intuition agit immédiatement tandis que la raison demande du temps. Pour neutraliser cette impression immédiate, il faut une autre impression opposée à l’exemple de l’impression du danger que nous pouvons encourir par rapport à l’impression sensible.

En résumé, parmi les trois considérations qui sont constituées à partir de l’opinion favorable des autres tels que le rang, l’honneur et la gloire, seule la quête de cette dernière nous témoigne de la sagesse et nous conduit vers non seulement le bonheur personnel mais le bonheur de tous. Contrairement aux deux autres, la gloire s’acquiert en toute humilité.

Conclusion

Pour conclure, « ce que l’on est » importe beaucoup plus que « ce que l’on a » et « ce que l’on représente ». Le bonheur le plus grand est la personnalité. L’art du bonheur nous enseigne que la valeur et la félicité d’un homme ordinaire ou d’un grand cœur ou encore d’un grand esprit se forment à partir de ce qu’il est et rarement de ce qu’il représente. Ce qu’il a doit reposer sur des activités philanthropiques pour contribuer à l’art d’être heureux. Vivre heureux signifie vivre le moins malheureux possible ou, en bref : vivre de manière supportable[42]. Le vrai bonheur reconnaît le malheur. On ne pourra atteindre le bonheur qu’en prenant en considération ses propres douleur et souffrance sans oublier celles de l’autre. Le chemin de la sagesse qui véhicule la vraie culture de l’optimisme part de l’idée que tout bonheur et tout plaisir sont de nature négative, tandis que la douleur et le manque sont de genre positif[43]. L’acquisition du bonheur positif qui passe par les plaisirs positifs nous amène au malheur fort réel et donc positif : « Le fou court après les plaisirs de la vie et se voit trompé »[44]. C’est en acceptant de vivre avec le minimum de plaisir qui nous parviendrons à vivre avec le minimum de douleur.

Bibliographie

  • ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, trad. J. Tricot, éd. Les Echos du Maquis, v. : 1,0, janvier 2014, version numérique.
  • PLATON, La république, Robert Baccou, Paris, Librairie Garnier Frères, version numérisée.
  • SENEQUE, Lettres à Lucilius, J. Baillard, 1914, numérisé par S. Schoeffert, éd., H. Diaz.
  • SCHOPENHAUER, Arthur, L’art d’être heureux, Jean-Louis Schlegel, éd. Seuil, 27, rue Jacob, Paris, VIe, version numérique.
  • SCHOPENHAUER, Arthur, Aphorisme sur la sagesse de la vie, J.-A Cantacuzène Paris, Librairie Germer Baillière et Cie,‎ 1880, version numérique.
  • SCHOPENHAUER, Arthur, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, traduit en Français par Auguste Burdeau, Paris Librairie Felix Alcan, 108 Boulevard Saint Germain 108, 1912, numérisé par Guy Heff, 2013.

[1]RASAMOEL Paul Fried de Valois est un enseignant vacataire à l’Université de Mahajanga (Madagascar). Il enseigne la philosophie à l’Institut des Langues et Civilisations(ILC). Il a fait ses études philosophiques à l’Université Catholique de Madagascar (UCM). Après avoir eu son diplôme de Master, il s’est inscrit dans une école doctorale à l’Université de Tamatave où il est actuellement doctorant.

[2] SCHOPENHAUER A., L’art d’être heureux, trad. Jean-Louis Schlegel, éd. Seuil, p. 62.

[3] Ibid., pp. 95-96.

[4] SOPHOCLE in SCHOPENHAUER A., L’art d’être heureux, trad. Jean-Louis Schlegel, éd. Seuil, p. 25.

[5] SCHOPENHAUER A., Aphorisme sur la sagesse de la vie, trad. J.-A Cantacuzène Paris, Librairie Germer Baillière et Cie,‎ 1880, p. 08.

[6] Ibid., p. 18.

[7] ARISTOTE, Ethique à Nicomaque, trad. J. Tricot, éd. Les Echos du Maquis, v. : 1,0, janvier 2014, version numérique, p. 166.

[8] SCHOPENHAUER A., L’art d’être heureux, trad. Jean-Louis Schlegel, éd. Seuil, p. 103.

[9] Selon les termes de Schopenhauer, le vouloir-vivre renvoie à l’essence intime de l’existence dont la fonction consiste à conserver la vie. Il s’agit de satisfaire les désirs qui sont indispensables pour la survie de l’individu (être vivant) et de l’espèce. « Je veux vivre » signifie « je veux combler mes besoins naturels ».

[10] Cf., SCHOPENHAUER A., op. cit., p. 70.

[11] Ibid., p. 29.

[12] SCHOPENHAUER A., L’art d’être heureux, trad. Jean-Louis Schlegel, éd. Seuil, pp. 32-33.

[13] Ibid., p. 38.

[14] PLATON, La République, trad. Robert Baccou, Paris, Librairie GarnierFrères, version numérisée, p. 64.

[15] SCHOPENHAUER A., op. cit., , p. 54.

[16] SENEQUE, Lettres à Lucilius, trad. J. Baillard, 1914, numérisé par S. Schoeffert, éd., H. Diaz., p. 57.

[17] SCHOPENHAUER A., Aphorisme sur la sagesse de la vie, trad. J.-A Cantacuzène Paris, Librairie Germer Baillière et Cie,‎ 1880, p. 204.

[18] SCHOPENHAUER A., L’art d’être heureux, trad. Jean-Louis Schlegel, éd. Seuil, p. 93.

[19] Ibid., p. 79.

[20] PLATON in SCHOPENHAUER A., L’art d’être heureux, trad. Jean-Louis Schlegel, éd. Seuil. p.89.

[21] SCHOPENHAUER A., Aphorisme sur la sagesse de la vie, trad. J.-A Cantacuzène Paris, Librairie Germer Baillière et Cie,‎ 1880, p. 10.

[22] Ibid., p. 11.

[23] SCHOPENHAUER A., L’art d’être heureux, trad. Jean-Louis Schlegel, éd. Seuil, p. 42.

[24] SCHOPENAHUER A., Aphorisme sur la sagesse de la vie, trad. J.-A Cantacuzène Paris, Librairie Germer Baillière et Cie,‎ 1880, p. 54.

[25] Cf., SCHOPENAHUER A., Aphorisme sur la sagesse de la vie, trad. J.-A Cantacuzène Paris, Librairie Germer Baillière et Cie,‎ 1880, p. 54.

[26] Ibid., p. 62.

[27] Ibid., p. 60.

[28] Ibid., p. 61.

[29] SCHOPENHAUER A., L’art d’être heureux, trad. Jean-Louis Schlegel, éd. Seuil, p. 85.

[30] SCHOPENAHUER A., Aphorisme sur la sagesse de la vie, trad. J.-A Cantacuzène Paris, Librairie Germer Baillière et Cie,‎ 1880, p. 63.

[31] Ibid., p. 65.

[32] Ibid., p. 63.

[33] Ibid., p. 72.

[34] Ibid., p. 77.

[35] Ibid., pp. 78-79.

[36] Ibid., p. 79.

[37] Cf., ibid., p. 80.

[38] Ibidem.

[39] Ibid., p. 84.

[40] Ibid., p. 87.

[41] Ibid., p. 126.

[42] Cf., SCHOPENHAUER A., L’art d’être heureux, trad. Jean-Louis Schlegel, éd. Seuil, p. 80.

[43] Cf., ibid., p. 81.

[44] Ibidem.

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