Le chantage à l’Aufklärung. Foucault, Adorno et Kuhn

« Je ne lirais plus les sages. Ils m’ont fait trop de mal. J’aurais dû me livrer à mes instincts, laisser s’épanouir ma folie. J’ai fait tout le contraire, j’ai pris le masque de la raison, et le masque a fini par se substituer au visage et par usurper le reste »

– Émile Cioran, De inconvénient d’être né, livre X

Introduction

Il est dans l’Histoire de la philosophie, un évènement phare dont les conséquences vont modifier profondément la pensée et la manière de penser durant les siècles qui suivirent : La Révolution Française. Le XIXème et le XXème siècle sont tributaires des progrès moraux, politiques, sociaux et intellectuels voulus par les Lumières et permis par le soulèvement du peuple de France contre Louis XVI et la monarchie. Après des siècles d’obscurantisme et de tyrannie, l’humanisme et les Lumières montraient l’importance de l’éducation, de la liberté d’opinion, de la démocratie politique. Tous les pays d’Europe étaient affectés par le séisme structurel qu’était la Révolution. Les philosophes Voltaire, d’Holbach, ou Diderot en France et Kant en Allemagne y voyaient une occasion inespérée pour rallier l’homme à la raison, faculté qu’il a abandonnée à force de tyrannie, de croyance, de superstition et de peur. Ce sont là les deux plus grands combats des Lumières : l’émancipation politique par l’édification d’une République, et l’émancipation intellectuelle par l’usage de la raison. Kant écrit dans Was ist Aufklärung : « Les hommes travaillent eux-mêmes à s’arracher peu à peu à leurs grossièretés pourvu qu’on ne s’évertue pas à les y maintenir ». Il ajoute : « l’accès aux Lumières consiste pour l’homme à sortir de la minorité où il se trouve par sa propre faute ». Le philosophe résumera son opuscule en un cri de ralliement : « Sapere aude », Ose penser par toi-même. Car au fond même si D’Holbach montrera que ce sont bien les rois et l’Église qui ont voué une lutte à mort contre la raison et la liberté, ce sont les hommes qui ont choisi de leur faire confiance et d’accepter de croire leurs mensonges.

La raison a donc gagné contre l’obscurantisme en même temps que la Révolution a gagné contre l’Ancien Régime. Les générations futures jusqu’à nos jours ont eu cette mission de cultiver les fruits de la Révolution Française et c’est pourquoi les notions de liberté d’opinion, de liberté de la presse, et d’éducation intellectuelle et civique, ont toujours été au cœur des valeurs défendues par la République Française. Néanmoins, cette victoire de la raison ne porte-t-elle pas en elle, une part d’ombre ? C’est véritablement dans la seconde moitié du XXème siècle que des philosophes nuancent les bienfaits de l’héritage des Lumières et de la victoire de la raison. Héritiers d’Hegel, ils vont tâcher de faire émerger une synthèse qui résoudrait l’éternelle opposition entre les Lumières et les Contre-Lumières. Il s’agit de Michel Foucault en France, de Theodor Adorno en Allemagne et de Thomas Kuhn au États-Unis. Ils sont ceux qui vont enfin décider de refuser le chantage à l’Aufklärung pour produire une analyse d’un type nouveau et remettre en question les bases fondamentales de la modernité et son rapport à la raison. Nous poserons alors le paradoxe suivant : La raison peut-elle définitivement gagner alors même que son principe actif réside dans son autocritique constante ?

Nous étudierons tout d’abord la manière dont Foucault analyse le rapport qu’entretient la société moderne avec la folie et ce que la naissance de la clinique révèle sur la forme prise alors par la raison. Nous verrons par la suite les risques et les conséquences d’une raison devenue tyrannique à travers le travail d’Adorno et du cas pratique que peut constituer l’Allemagne nazie. Enfin nous nous intéresserons à l’hégémonie de la raison dans le monde scientifique en se référant aux textes de Kuhn.

Foucault et l’héritage des Lumières

Michel Foucault se présente comme un analyste et un historien de la philosophie. Il tente donc de se défaire des grandes idées paradigmatiques qui régissent la pensée de son époque pour adopter une position nouvelle par rapport à l’héritage culturel dont celle-ci est tributaire.

A) Le refus du chantage

L’expression du « chantage à l’Aufklärung » se trouve dans Dits et écrits, un recueil des pensées du philosophe en plusieurs volumes. La formule intervient car Foucault veut clore la question de son soutien ou de sa diatribe à l’égard des Lumières et de leur héritage. C’est un passage obligatoire pour les philosophes du XXème siècle que de se réclamer ou non héritiers des Lumières. La tradition politique joue énormément à cette époque car les intellectuels de gauche défendent les Lumières et la Révolution Française quand les philosophes de droite critiquent Voltaire, Diderot, Helvétius, Robespierre et Saint Just. Foucault, lui, choisit de refuser de choisir et trouve absurde de devoir être intellectuellement soit voltairien soit maistrien. Le philosophe, pourtant de gauche fait donc le choix étonnant de refuser ce chantage : « Ou vous acceptez l’Aufklärung, et vous restez dans la tradition de son rationalisme […] ; ou vous critiquez l’Aufklärung et vous tentez alors d’échapper à ces principes de rationalité ». Se prononcer dans ce débat pose un problème de taille : le dilemme est imposé par l’Aufklärung elle-même ! Autrement dit, la question n’est pas désintéressée, et à travers la voix du journaliste ou la plume de l’interviewer, c’est la raison qui s’exprime. Cette raison dont Foucault se méfie, c’est le véritable héritage des Lumières. Elle est constituée de l’ensemble des normes et des valeurs promulguées lors de la Révolution Française. Il y a l’égalité, la liberté et l’éducation, mais rapidement, au cours des deux siècles suivants, la raison s’étoffe de nouveaux credo comme le progrès technique et l’uniformisation culturelle à travers la mondialisation et le capitalisme. Foucault se défini comme un historien de la philosophie et par conséquent, veut se placer hors des considérations actuelles sur le passé. Évidemment, l’avis de la société sur les Lumières est biaisée, car cette dernière est issue de la Révolution et porte en elle les fruits de la rationalité. La raison ne pose pas le chantage à l’Aufklärung pour se nuancer elle-même à travers un processus dialectique. Bien au contraire, elle teste les intellectuels de l’époque pour savoir sur qui elle pourra compter pour la défendre. Michel Foucault l’a bien compris. Il sait que s’il se dit contre les Lumières, la société moderne gouvernée par la raison jettera l’opprobre sur sa personne et sur ses travaux. Il sera alors un conservateur, un obscurantiste, un réactionnaire. S’il se dit avec les Lumières, il justifiera et cautionnera tout ce que la raison implique et impliquera dans le futur. Finalement, le philosophe français a choisi la seule véritable option rationnelle au sens hégélien du terme. Car en ne se prononçant pas, il est libre de poursuivre ses travaux d’analyse qui, sous le couvert d’objectivité historique et sociologique, amèneront une critique des Lumières : la critique de la critique. C’est seulement ainsi que le processus dialectique de la raison pourra se faire car depuis les Lumières, elle est devenue hégémonique au point d’exclure tout ce qui n’est pas elle au lieu de s’y opposer pour faire advenir sa propre synthèse dans la Réconciliation et la liberté.

B) La raison et la folie

Foucault va revenir sur les ensembles définitionnels qui ont été prêtés à la raison et à la folie, car qu’est ce qui fonde véritablement la réalité de ces deux comportements antithétiques sinon notre propre conceptualisation ? Dans, Maladie mentale et psychologie le philosophe nous dépeint un monde, celui de l’âge classique au sein duquel raison et folie étaient les deux faces d’une même pièce. Les deux attributs étaient constitutifs d’une même nature humaine qui était « parfois ceci, parfois cela ». Même si Foucault ne le dit pas explicitement, nous sommes en mesure de comprendre que cette époque était positive non seulement pour la raison, qui entrait dans une relation d’interdépendance conflictuelle avec la folie et donc qui faisait avancer son propre processus dialectique, mais également pour la folie elle-même qui offrait à la société une forme de beauté, de génie, et de philosophie absolument unique. Cette relation symbiotique s’achève avec les Lumières par la victoire totale de la raison. La raison doit se séparer de la folie et la maudire car elle est du côté de la superstition, de la croyance, de l’abus de pouvoir et de la tyrannie. La raison ne confronte plus la folie, elle la condamne. La raison redéfinit la folie (elle en a le pouvoir, c’est la raison) comme un poison, une maladie, et un danger pour la société. Les fous doivent être enfermés. Mais la raison ne s’arrête pas là. En effet, alors qu’elle atteint son apogée au XXème siècle, elle s’unit à la science pour enfanter de la clinique : une méthode scientifique et médicale pour cerner les troubles mentaux et les combattre ou le cas échéant, enfermer les personnes atteintes. A travers ce nouveau domaine de recherche, la raison définit la santé mentale et la maladie mentale à travers un vocabulaire nouveau. Nous retrouvons des termes comme neurasthénie, psychose ou névrose. Il ne s’agit donc plus tout à fait de se couper de la folie, mais de la détruire de l’intérieur en ‘’soignant’’ les patients, pour que les fous devenus plus raisonnables viennent grossir les rangs des apôtres la raison. Mais comme le montre Foucault dans La naissance de la clinique, la clinique n’est qu’une nouvelle spatialisation institutionnelle de la maladie. Nous croyons y voir un progrès admirable de la médecine mais elle n’est que le successeur de l’Église et fonctionne de la même manière que fonctionnait l’exorcisme par exemple. L’héritage des Lumières porte donc en lui l’avenir d’un monde où la science et la médecine se seraient mises au service de la raison pour lui assurer une hégémonie totale sur la société.

C) Surveiller et punir, enfermer et définir

Les fous ne sont pas les seuls à menacer l’ordre social défendu par la raison. Il existe un autre groupe au concept bien défini qu’elle s’est juré de combattre : les criminels. Avec la Révolution Française, l’Ancien Régime laisse place à la République et cela s’accompagne nécessairement d’un changement dans les lois qui doivent régir le pays. Ceux qui remettent en cause le pacte social nouvellement institué par la raison ne peuvent pas être catégorisés comme fous, car pour la plupart, ils sont intégrés au système qu’ils critiquent. Foucault écrit dans Surveiller et punir : « Impossible donc de déclarer quelqu’un à la fois coupable et fou ». La raison développe alors un autre stratagème pour ramener le coupable dans le droit chemin. Foucault le montre bien, les trois techniques de correction sont le corps qu’on supplicie, l’âme qu’on manipule, et le corps qu’on dresse. L’établissement pénitencier moderne parvient à toutes les infliger à ses pensionnaires. Grâce à son inviolabilité acquise après la Révolution, la raison définit ce qui est bien et ce qui est mal, ce qui est légal et ce qui est criminel. Le légal, c’est ce qui la renforce, et l’illégal, c’est ce qui la menace et qui lui nuit. Elle est alors face au même problème que face à la folie et elle choisit la même solution : l’enfermement. Foucault écrit, toujours dans Surveiller et punir : « Le pouvoir produit du savoir », et en effet, c’est la raison devenue toute puissante qui définit ou redéfinit les choses du monde. Cette redéfinition n’est ni bonne, ni mauvaise, ni objective, elle est simplement l’expression de la pure subjectivité de la raison à une époque donnée. Le problème de l’époque moderne et de l’après Révolution, c’est que cette subjectivité ne supporte plus le débat, et se réclame comme absolue. La raison modèle alors toute la société moderne : « Quoi d’étonnant si la prison ressemble aux usines, aux écoles, aux casernes, aux hôpitaux, qui ressemblent tous aux prisons », écrit Michel Foucault dans Surveiller et punir. Chaque institution de dressage des corps se formate sur un prototype particulier pensé par la raison pour lui assurer sa pérennité. Mais alors, comment combattre la raison moderne sans être catégorisé comme un fou ou comme un criminel ? L’analyse philosophique et le refus du chantage à l’Aufklärung semblent être les instruments d’une dialectique nouvelle chargée de repenser la raison et c’est exactement ce que fait Foucault à travers son ouvrage écrit comme une enquête sociologique, mais dans lequel se cache la quintessence de la critique du rationnel.

Adorno et la tyrannie de la raison

Foucault n’est pas le seul à avoir compris le danger qui se cachait derrière la victoire des Lumières. La raison alliée au progrès a pris ses marques dans toute l’Europe et l’Allemagne n’échappera pas au processus. Si la victoire absolue de la raison n’est qu’un danger en puissance, l’Allemagne démontrera au XXème siècle que cette puissance peut rapidement devenir réalité. Cette réalité, ce sera le nazisme. L’École de Francfort et plus particulièrement les philosophes Horkheimer et Adorno tâcheront de décrypter quels liens existent entre l’hégémonie de la raison et la montée du nazisme.

A) La nécessité de la dialectique

Le contenu de la raison est devenu plus ou moins incontestable en Europe au XXème siècle. Cela pourrait vraisemblablement être une bonne chose car elle est la rédemptrice de l’homme sorti enfin de l’obscurantisme. Pourtant, nous pouvons poser l’hypothèse que l’homme sort d’un obscurantisme pour s’enfermer dans un autre. Il ne pense pas par lui-même, expression creuse et vide de sens, mais la raison pense et se pense à travers lui. A travers sa victoire et son apogée dans la société moderne, elle s’absolutise et perd toute autocritique. Adorno ira même jusqu’à parler d’une perte de transcendant et donc d’un éloignement de la vérité. En effet, la raison englobe tout et par conséquent, elle doit nécessairement remettre en cause le transcendant qui, par définition, est hors de sa portée. La raison ne fait plus le travail de réflexion qui est censé l’accompagner en permanence ; à la place, elle s’enorgueillit de sa propre perfection, et refuse de souffrir des contestations. Ce n’est pas tout, Adorno après un travail d’analyse remarque une autre caractéristique de cette raison dominante : sa rationalité destructrice. Elle se veut oublieuse de son passé et de la manière dont elle s’est formée car dans ses ambitions, il est inacceptable qu’elle put un jour, à une époque donnée, être faible ou percluse : « La Raison anéantit jusqu’à la dernière trace de sa conscience de soi ». Son instrument favori devient alors l’abstraction. Ce ressort lui permet de modifier et de supprimer les concepts qui lui nuisent. Adorno parle d’une « entreprise de liquidation ». Nous arrivons donc au principal problème de la raison victorieuse : sa tyrannie. En effet, si c’est la Raison qui se définie elle-même comme étant la Raison alors elle expulse hors de son concept toutes les formes de pensée qui ne sont pas elle. Adorno écrit dans La dialectique de la Raison : « La Raison a écarté la prétention de penser le penser ». Penser devient un processus automatique et autonome. A terme, la pensée humaine devra se confondre avec l’algorithme d’une machine et tout écart entre la réponse attendue et la réponse prévue par la raison sera considérée comme un ‘’bug’’. La tyrannie de la Raison, c’est la fin de la liberté de penser. Sans ce processus dialectique qui force la raison à s’opposer à ce qui n’est pas elle, elle devient précisément tout ce qu’elle avait juré de combattre. Adorno enfonce le clou en montrant bien le danger de vivre entre soi, c’est-à-dire entre gens raisonnables. Il écrit, toujours dans La dialectique de la Raison : « Ta Raison est unilatérale susurre la Raison unilatérale ».

B) Humanité et barbarie

Pourtant, ne pouvons-nous pas voir cela comme une bonne chose ? Sans la liberté de penser, il est possible que toute dissidence soit étouffée au sein de la société moderne, par conséquent, les gens de bon sens, aurait toute autorité et toute compétence pour transformer le monde en un lieu parfait, moralement bon où les citoyens vivraient heureux. Mais Horkheimer et Adorno ont compris que cette vision idyllique défendue par la Raison elle-même, cache une réalité bien plus sombre. Rappelons, que depuis le début, la Raison dont nous parlons, n’est pas une puissance éthérée et hors du temps qui dicterait ses vues aux individus. Si depuis le départ, nous humanisons cette Raison et la personnifions, c’est parce qu’elle n’est que la conscience collective des individus d’une nation, d’un continent ou d’une culture. Et l’homme du XXème siècle ne progresse pas vers le progrès moral, mais plutôt vers une nouvelle forme de barbarie. Adorno et Horkheimer vont finalement mettre en exergue le télos de la Raison, ce pourquoi elle lutte depuis l’Aufklärung. Il ne s’agit pas directement du progrès moral, social, politique ou scientifique qui sont censés être des conséquences plus que des buts à atteindre. Sa véritable finalité, c’est son autoconservation. Cela pose des problèmes colossaux. Nous nous rappelons en effet que c’est ainsi qu’Hobbes définit son Léviathan, c’est-à-dire comme un gouvernement qui recherche avant tout autre chose, sa propre conservation. Il devient alors aisé de remarquer que la Raison peut tout à fait soutenir des gouvernements tyranniques. Adorno dira même que le fascisme est l’une des formes de gouvernement privilégiées de la Raison car le refus de la différence est commun aux deux concepts. La Raison incarnée dans le fascisme, est bien évidemment une référence à l’Allemagne nazie, l’une des forces belligérantes de la Seconde Guerre mondiale. Les bains de sang et l’holocauste orchestrés par les nazis peuvent être considérés aujourd’hui comme une folie mais l’École de Francfort veut démontrer qu’il n’en est rien. En effet, l’holocauste des Juifs est l’apogée de la Raison tyrannique. Tout d’abord le domaine scientifique se concentre autour de la question de l’armement. Les chars d’assaut, les avions et les navires sont les productions ultimes de la Raison, créées dans un but parfaitement rationnel : gagner la guerre. La culture elle aussi devient un instrument de la Raison pour justifier ses crimes. Les Juifs étant désignés comme les ennemis communs, ils ne sont plus considérés comme des êtres rationnels et par conséquent, peuvent subir les pires atrocités. Les chambres à gaz deviennent alors le principe le plus performatif et le plus rationnel pour les éliminer en grande quantité sans user ni munition, ni la résistance psychologique des soldats.

Mais le plus terrible dans cette crise de la modernité, c’est que quoi qu’il ait pu arriver, la raison en serait sortie victorieuse. Le procès de Nuremberg, c’est la raison qui change de camp. L’Histoire est écrite par les vainqueurs. Et si les vainqueurs ont toujours raison, c’est parce que la raison est toujours vainqueur. En procédant à la mise en cause du régime nazi et de ses principaux partisans, ils se retrouvent à incarner le Mal absolu, la folie meurtrière, la déraison à l’état pur. Mais ces considérations se font toujours a posteriori, car pendant la guerre, la raison est, pour ainsi dire, dans les deux camps.

C) Culture, sous-culture, contre-culture

La culture est l’un des instruments les plus puissants de la raison. Avant les Lumières, c’était les traditions, les écrits religieux et les mythes qui guidaient les actions et les pensées des hommes. L’apogée de la raison après l’Aufklärung lui a permis de jeter l’opprobre sur ce qui définissait les anciennes croyances, ou plutôt les anciennes certitudes reléguées au rang de croyances. La culture, comme la science, est ce qui permet à la raison de créer de la vérité : « Le monde entier est contraint de passer dans le filtre de l’industrie culturelle », écrit Adorno. En effet, ce qui caractérise la raison occidentale moderne héritée des Lumières, c’est sa propension à s’étendre et à coloniser d’autres systèmes de pensée. C’est le choc des cultures. Pour éviter un conflit inutile, la raison se sert d’un modèle économique nouveau pour modifier peu à peu les modes de vie et de pensée de chacun pour unifier l’humanité sous sa coupe. C’est le capitalisme. Force est d’admettre que ce type d’économie a ses avantages et permet la circulation des biens, des personnes et des capitaux tout en utilisant le progrès technique pour améliorer le niveau de vie de l’humanité. Adorno reste sceptique quant à la victoire économique de la raison grâce au capitalisme qu’il caractérise comme l’idéologie du business qui ne sert qu’à légitimer la production délibérée de leur camelote. Comment en vouloir au philosophe allemand lorsqu’on sait que ce même capitalisme est vecteur d’inégalité, d’appauvrissement et de pollution massive de la planète. La raison occidentale aura finalement battu le communisme sur le plan militaire, culturel, et économique au cours de la seconde moitié du XXème siècle. La contre-culture doit donc être combattue par la raison ou elle risque de voir ses projets cosmopolitiques et ses aspirations à l’unification de la pensée compromis. Mais qu’en est-il des sous-cultures ? La sous-culture est un autre système de pensée assorti d’un autre mode de vie mais adopté par peu d’individus. La raison ne doit pas combattre ce qu’elle désigne elle-même par sous-culture car ce serait soit l’élever à son niveau soit se rabaisser au sien. La raison développe alors pléthore de concepts pour éliminer définitivement la sous-culture du tableau et la voir au mieux comme un spectacle amusant. Si l’on parle aujourd’hui des tribus indigènes d’Amazonie comme les Tupis ou les Bororos aux citoyens des sociétés occidentales modernes, ils utiliseront certainement les termes ‘’sauvages’’, ‘’inférieurs’’, ‘’retard technologique’’ ou encore ‘’sociétés primitives’’. La civilisation occidentale est si certaine de sa propre supériorité qu’elle ne peut traiter les peuples tribaux qu’avec dédain et mépris. Mais lorsqu’on sort de cette subjectivité orgueilleuse, on comprend que les Bororos ne sont ni inférieurs ni supérieurs mais seulement différents. L’un des cas qui avait beaucoup étonné Claude Lévi-Strauss lors de son voyage au Brésil, était le fait que les Bororos sont persuadés d’être des Araras. Lorsqu’on sait que les Araras sont des perroquets aux couleurs flamboyantes, il nous est aisé de penser que les Bororos sont soit stupides, soit fous. Pourtant en y regardant de plus près et en nous immergeant volontairement dans une culture qui n’est pas la nôtre au lieu de la combattre ou de la railler, nous pouvons comprendre que les Bororos ont défini eux même leur propre concept ainsi que le concept de leur animal totem. Si le concept ‘’Bororos’’ et son ensemble définitionnel n’exclut pas le concept ‘’Araras’’ alors A devient égal à non A. Ce n’est pas une proposition illogique mais seulement une proposition validée par une autre forme de logique. La tyrannie de la raison continuera son processus d’absolutisation si des philosophes engagés n’acceptent pas de renoncer au chantage des Lumières, au chantage de la raison. Adorno en a conscience lorsqu’il écrit vers la fin de La dialectique de la raison : « Je ne suis pas un adversaire de la raison, je veux seulement voir quelle forme elle a prise ».

Kuhn et les révolutions scientifiques

La raison alliée à la science, nous fait concevoir le progrès gnoséologique et technique comme une courbe ascendante où l’humanité ne ferait qu’accroître ses connaissances en découvrant de plus en plus de propositions vraies qui nous permettent de mieux comprendre le monde et son fonctionnement. Kuhn émet l’hypothèse qui suit : et si notre connaissance du réel n’avait rien à voir avec la Vérité mais n’était que la réflexion et l’approfondissement d’un paradigme, c’est-à-dire un modèle théorique arbitrairement choisi au sein duquel évolue la pensée ?

A) Le théâtre de la raison scientifique

L’astrophysicien Jean-Pierre Luminet tire cette leçon des travaux de Kuhn : « Méfiez-vous dans quel paradigme on veut vous faire jouer ». Ce ‘’on’’ impersonnel peut se comprendre comme la communauté scientifique ou comme la société moderne accordant du crédit aux prouesses des savants mais à la lumière de notre étude, ce pronom personnel indéfini peut tout à fait correspondre à la raison. Cette dernière va chercher à limiter le champ de la recherche et par conséquent le champ de la pensée pour éviter toute dissidence. C’est la création du paradigme, une boîte préformée dans laquelle on force la nature à se couler. De ce constat, naît la science normale, c’est-à-dire une communauté scientifique esclave du paradigme créé par la raison, chargée d’articuler les phénomènes que le paradigme fournit déjà. Ainsi, le seul objectif de la science normale est d’augmenter la portée du paradigme. En ce faisant, nous pouvons croire à un accroissement des connaissances objectivement vraies mais il ne s’agit en réalité que d’une accumulation de connaissances subjectivement vraies. La raison utilise donc la science normale pour formater la pensée et, dans une apparente liberté, juguler les pensées qui lui sont nuisibles. Personne n’irait contester qu’un et un font deux. Celui qui s’y risquerait serait pris pour un fou et devrait être alors pris en charge par la clinique mais si nous y regardions de plus près nous verrions que la proposition ‘’un et un font deux’’ n’est vrai que dans un certain référentiel, en l’occurrence, la mathématique euclidienne. La raison qui, nous l’avons vu avec Adorno, veut supprimer les traces de sa conscience de soi pour atteindre sa propre absolutisation, va imposer dans les esprits un certain paradigme autour duquel la connaissance devra se construire. Encore une fois, Foucault, Adorno et Kuhn se caractérisent par une pensée analytique et non critique ou plutôt par une pensée qui doit être analytique pour pouvoir être critique et c’est à ce prix que peut s’opérer la dialectique de la raison. En refusant de prendre parti pour ou contre la raison, Kuhn laisse la possibilité de penser que le paradigme a des effets tout à fait positifs gnoséologiquement parlant. Pour que les sociétés modernes puissent se comprendre et œuvrer ensemble vers le progrès technique et, si possible, le progrès moral, il est nécessaire que la multitude dispose du même référentiel. Mais c’est justement parce qu’on ne peut pas être sûr d’où va nous emmener la raison qu’il faut rester vigilant.

B) La raison en crise

Le principe du paradigme décrit et définit par Kuhn est sa modalité temporelle. En effet, le paradigme n’est pas censé être éternel mais correspond à un schéma de pensée dans une époque donnée et dans une société donnée. La raison, qui supporte le paradigme doit impérativement, comme nous l’avions montré précédemment, absolutiser le paradigme et le montrer comme vrai de toute éternité et universellement. Mais alors comment fait-elle pour ne pas perdre toute crédibilité lorsque le paradigme s’effondre et doit laisser place à un autre modèle théorique ? Kuhn va analyser l’exemple de Galilée et de Copernic. Jusqu’à la fin du XVIème siècle, les scientifiques et les astronomes évoluaient à partir du modèle géocentrique ; un paradigme qui, depuis Aristote, présentait la Terre comme immobile au centre de l’Univers avec le Soleil qui tournait autour d’elle. La raison, pour défendre le paradigme, usa de la science avec Ptolémée, un scientifique reconnu qui força les nombres et les calculs à prouver que la Terre était bien immobile. Elle eut également recours à l’instance sociale la plus puissante de l’époque : l’Église. La raison que nous pourrions appeler ‘’pré-Lumières’’ se trouvait ancrée dans le Clergé qui était chargé d’unifier toute la nation sous une seule identité culturelle. Bien sûr l’Église avait des raisons de défendre le modèle géocentrique. Si l’homme était la plus belle création de Dieu, ce dernier aurait forcément mis la Terre au centre de l’univers. Les travaux des astronomes Galilée et Copernic allaient donc contre le bon sens prôné par l’Église car ils visaient à instituer un nouveau système de représentation de l’espace dans lequel la Terre tournerait autour du Soleil. La raison usa alors de ses instruments favoris pour contrer la menace grandissante de l’héliocentrisme. Elle fit en sorte de jeter l’opprobre sur Galilée et Copernic, de les déchoir de leur statut de scientifiques mais également, pour le premier, de l’obliger à se rétracter sous peine de mort. Comme le montre Kuhn, l’homme qui résiste à la conversion et à la convergence de son groupe, cesse ipso facto d’être un homme de science. Cela vaut donc également pour tous les scientifiques qui ont refusé d’accorder du crédit à l’héliocentrisme une fois institué. Mais d’ailleurs, par quoi a-t-il été institué et pourquoi ? La réponse est évidemment la raison qui a subi les conséquences de la chute de l’Église. Une fois le pouvoir de cette dernière détruit, la raison change de camp et proclame son appartenance aux Lumières révolutionnaires contre l’Église superstitieuse et obscurantiste. Ce qu’il est difficile de se figurer aujourd’hui, c’est que le paradigme de Ptolémée n’est pas faux absolument, pas plus que celui de Copernic n’est vrai absolument. Ils correspondent tous deux à des outils de la raison utilisés pour rendre compte des phénomènes du monde. Tout comme le géocentrisme était vrai du temps de Ptolémée, et l’héliocentrisme, vrai de celui de Galilée et du nôtre. Il faut garder à l’esprit que nous ne détenons pas une vérité absolue et finie car un autre paradigme pourrait faire son apparition dans des temps futurs. Le problème est uniquement de se rendre compte de la forme que la raison a prise. Est-elle du côté de l’Église et de la religion, du côté des Lumières, de la liberté d’expression et de l’éducation, ou bien du côté de la technique et du productivisme ? L’important est bien de se questionner sur son contenu pour pouvoir le nuancer et combattre par là même la tyrannie de la raison.

Conclusion

Ce qui définit la modernité, c’est sa société évoluant sous la coupe de la raison. Cette dernière est l’héritage des Lumières et de la Révolution française. Mais à partir du XXème siècle, l’hégémonie de la raison est telle que son processus dialectique est mis comme entre parenthèses et que sa volonté est bien plus de s’absolutiser que de se nuancer. Plutôt que de s’opposer à ce qui n’est pas elle, elle va s’isoler dans sa tour d’ivoire. La folie devient ainsi un mal que la clinique doit soigner, la rébellion contre la loi, un mal que la prison doit enfermer, les modes de pensée, des sous-cultures que la raison doit unifier sous son égide. Elle crée ainsi un cadre paradigmatique pour orienter la pensée et, sous le couvert d’une liberté en fait factice, elle instaure une tyrannie. La mondialisation, le capitalisme, le progrès technique, mais aussi l’éducation, La République et l’humanisme sont ses enfants. Si certaines choses sont souhaitables, d’autres le sont moins, mais la raison tyrannique refuse tout débat. Peut-être aurait-ce pu être pour le bien de l’humanité mais lorsque nous voyons les conséquences du nazisme en Europe, mouvement idéologique qui est l’apogée de la raison en Allemagne, il devient nécessaire et vital, de forcer la dialectique de la raison pour remettre en cause tout ce qu’elle a de mauvais. Le seul moyen d’y parvenir est de refuser le chantage à l’Aufklärung. Foucault en France, Adorno en Allemagne, et Kuhn au États-Unis refusent de choisir et optent pour une analyse de l’histoire et de la forme qu’a pris la raison. Analyse, qui in fine, aura pour effet de réveiller les consciences de leur sommeil dogmatique et de leur faire comprendre que s’ils ne remettent pas la raison en question, c’en sera bientôt fini de l’homme qui s’effacerait comme, à la limite de la mer, un visage dans le sable.

Epilogue: L’ironie de la raison

Nous achèverons notre recherche sur une pensée hégélienne. Nous devons nous demander comment il est possible que la raison n’achève pas son processus dialectique et préfère à la place sa propre tyrannie, car enfin, le Geist hégélien ne souhaite qu’une chose : se réaliser dans sa propre liberté et dans celle des hommes. Impossible donc pour la raison de ne plus s’opposer à ce qui n’est pas elle car elle perdrait son identité et ipso facto la source de son pouvoir. Dans La Raison dans l’histoire, Hegel montre que, pour parvenir à ses fins, le Geist peut utiliser la ruse de la Raison. Il s’empare alors des passions des puissants pour leur faire jouer un rôle déterminant dans l’histoire et ainsi amener la dialectique à son terme. Dès lors, nous sommes en droit de nous demander si, face à une raison hégémonique et tyrannique ne supportant plus aucune contradiction, le Geist n’avait pas chargé Michel Foucault lui-même et d’autres intellectuels partout en Europe et dans le monde pour redonner un souffle nouveau au processus dialectique de la raison. Foucault, d’ailleurs, cite rarement Hegel car il tente de s’en extirper tout en sachant à quel point la tâche est ardue et dangereuse. Il dit dans L’ordre du discours : « Mais échapper réellement à Hegel suppose d’apprécier exactement ce qu’il coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu’où Hegel, insidieusement peut-être, s’est approché de nous ; cela suppose de savoir, dans ce qui nous permet de penser contre Hegel, ce qui est encore hégélien ; et de mesurer en quoi notre recours contre lui est peut-être une ruse qu’il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend, immobile et ailleurs ». En essayant de se détacher du système hégélien, Foucault devient à son insu l’instrument du Geist et ses analyses historico-philosophiques, portées par tous les foucaldiens, deviennent les mécanismes de cette dialectique. C’est sans doute ce que nous pourrions appeler l’ironie de la raison.

Par Thomas Primerano,

étudiant à la Sorbonne, membre de l’Association pour la Cause Freudienne de Strasbourg, membre de la Société d’Études Robespierristes et auteur de ‘’Rééduquer le peuple après la Terreur’’ paru chez BOD.

Bibliographie

Qu’est ce que les Lumières, Emmanuel Kant, Hatier, Classiques de la Philosophie, 15/04/2015

Dits et écrits, Michel Foucault, Tomes 1 et 2, Gallimard, Quarto, août 2001

La naissance de la clinique, Michel Foucault, PUF, avril 2015

Surveiller et punir, Michel Foucault, Paris, N.R.F. Gallimard, ”bibliothèque des Histoires” 01/01/1975

L’ordre du discours, Michel Foucault, N.R.F, Gallimard, mars 1971

La dialectique de la raison, Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, Éditions Gallimard, TEL, 11/09/2008

La structure des révolutions scientifiques, Thomas Samuel Kuhn, Flammarion, champs sciences, 07/03/2018

Phénoménologie de l’esprit, G.W.F Hegel, GF, 14/03/2012

La Raison dans l’histoire, G.W.F Hegel, Hatier, Classiques et Cie philo, février 2012

De inconvénient d’être né, Émile Cioran, Folio essai, novembre 1987

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