République et Minorités
A chaque élection revient la question de l’intégration des minorités. Les partis conservateurs renvoient les minorités au communautarisme, tandis que les partis progressistes formulent une conception libérale, fondée sur la libre appartenance des minorités à la communauté politique.
Revenons, pour éclaircir le débat, sur un texte de l’américain Michael Walzer, Sphères de Justice, dans lequel il a critiqué les positions libérales sur les minorités, en particulier celle de John Rawls exprimée dans la Théorie de la Justice.
Etat-nation et communautarisme
Depuis l’émergence du modèle de l’Etat-nation, la diversité des cultures s’est avérée comme un fait incompressible et irréductible. Les sociétés démocratiques contemporaines se trouvent confrontées à la coexistence de plusieurs cultures, qui remettant en question le modèle politique hérité des Lumières. Une minorité, au sens politique, peut se définir comme une partie de la population d’une communauté qui rassemble un nombre inférieur d’individus à la majorité des individus autour d’idées et de mode vie particuliers à une communauté donnée. La question des minorités renvoie à celle des droits, qui recoupe elle-même les notions de liberté et d’égalité. Ainsi, les individus vivant au sein de démocraties pluralistes peuvent se poser la question des minorités de la manière suivante : comment pouvons-nous vivre ensemble, à la fois libres et égaux, et à la fois semblables et différents ? Walzer, communautarien modéré, a proposé une réponse à cette problématique dans son ouvrage principale, Sphères de justice . Nous analyserons la solution qu’il propose, et tenteront de l’inscrire dans le débat plus large qui oppose les libéraux aux communautariens et esquisserons une méthode de dépassement de ce même débat.
Walzer définit lui-même son projet comme l’élaboration d’un modèle de société égalitariste, « une société libérée de la domination » . Dans notre contexte, la question qui se pose donc est la suivante : comment pense-t-il le multiculturalisme ?
Selon lui, une société n’est rien d’autre qu’une communauté de distribution de biens sociaux. Walzer distingue à ce propos l’égalité simple de l’égalité complexe. La première, qui ressort de l’égalitarisme, repose sur l’absence de monopoles des biens sociaux. Toutes les sphères doivent répartir également le bien constitutif de cette sphère. Par exemple, l’argent dans la sphère du marché, ou le savoir dans celle de l’éducation. Walzer défend une égalité complexe qui, elle, récuse la prédominance, et non le monopole ce qui, nous le verrons plus loin, soulèvera des difficultés. La prédominance est l’exportation d’un bien dans une autre sphère que la sienne, tel l’individu financièrement puissant qui acquerra, par le simple fait de sa richesse, du pouvoir politique, ou un accès privilégié à l’éducation . Ainsi, une société n’est libérée de la domination que si les biens d’une sphère restent dans leur ordre, au sens pascalien , bref s’ils ne peuvent pas être une monnaie de conversion entre les sphères. Ainsi, pour Walzer, « les bonnes frontières font les bonnes sociétés » .
L’égalité complexe, outre l’autonomie des sphères, repose sur un pluralisme culturel des biens. Selon Walzer, ces derniers ne peuvent avoir de portée universelle, ils sont « locaux et particuliers », insérés dans un contexte spatio-temporel donné, précisément parce que les significations partagées sont mouvantes dans le temps et dans l’espace. Il y aurait donc une incommensurabilité des biens, ce qui peut nous conduire à affirmer le caractère résolument relativiste du modèle walzerien, ce en quoi il s’oppose au libéralisme, qui, d’ascendance kantienne, se veut universaliste.
Quelle égalité entre les citoyens ?
Enfin, l’égalité complexe se construit sur un pluralisme des principes de distribution des biens sociaux. A chaque sphère doit correspondre un principe déterminé : le mérite, par exemple, est un critère satisfaisant pour le recrutement des emplois de type bureaucratique. De même le besoin, en raison de sa relativité, historique notamment, peut être un criterium pour répartir certains biens. L’accès au soin dans la sphère de la santé, par exemple, doit être régie par le principe du besoin, et non par celui de la solvabilité. Ainsi, aucun principe ne saurait être, selon Walzer, fournir de fondement général de distribution, régissant la répartition de la totalité des biens sociaux. C’est donc un principe général, auquel s’oppose Walzer, qui serait à l’oeuvre dans la théorie libérale.
Ces fondements posés, nous pouvons suivre Walzer dans sa définition de la communauté politique. Il la conçoit comme la réunion d’individus autour d’une compréhension partagée (« shared understanding »), sur la manière dont doivent être répartis les biens sociaux qu’ils héritent de leur histoire et de leur culture. Dans le sillage de la tradition romantique, il décrit l’individu comme étant toujours-déjà en société, une priorité du « nous » sur la constitution du « moi », et plus précisément membre d’une communauté. L’individu ne peut, au nom de l’exigence de réalisme selon Walzer, être pensé hors de son contexte d’appartenance. Le penser in abstracto reviendrait à vider de sa substance le sujet. En découle le renversement, posé par le libéralisme, de la priorité du juste sur le bien qui, nous le verrons, est fondamental. Ainsi, une société est d’abord structurée par une conception substantielle du bien, et ensuite seulement elle détermine quelles seront les modalités de répartition des biens sociaux, c’est-à-dire la justice distributive. Dès lors, une communauté politique se définit comme la congruence d’une communauté morale, qui désigne un ensemble d’individus se référant à une conception semblable du bien, et d’une communauté légale, désignant une entité sur laquelle s’exerce une autorité politique publique. C’est ici que surgit proprement le problème du multiculturalisme. En effet, comment penser, à partir de cette définition de la communauté politique, la coexistence de plusieurs cultures, comme fait de la modernité politique ? Walzer évoque, dans Sphères de justice, le cas d’un Etat binational. A ses yeux, une simple cohabitation, et non une justice distributive, peut avoir lieu entre deux communautés vivant sur la même entité politique :
« […] dans un Etat binational, où les membres sont, en fait, étrangers les uns aux autres. Ce qui est requis entre eux, c’est qu’ils s’accommodent les uns des autres, et pas de la justice en un sens positif quelconque ».
Ce propos, qui découle directement de sa définition de la communauté politique, semble hasardeux, voire dangereux dans ses implications pratiques. En effet, comme le montre l’exemple du Canada, les communautés d’Indiens demandent, notamment dans les procédures administratives, que leur soit témoigné un respect égal de leur culture, notamment de leur langue. Aux Etats-Unis, il serait peu probable qu’ils exigent des documents écrits dans leur langue d’origine. Ainsi, ne se considérant pas comme des étrangers, mais bien plutôt comme des membres à part entière de l’entité politique, ce respect de la culture doit procéder d’une justice positive, et non d’une simple accommodation. Ces questions ne peuvent se régler par les moeurs ou les coutumes, mais doivent faire l’objet de réglementations institutionnelles, autrement dit l’Etat se doit de protéger toutes les cultures représentées sur son territoire. Ainsi, Walzer pense le rapport entre cultures, dans le cadre d’un Etat binational, sur le mode de la simple juxtaposition, et non en termes de coopération. Mais le cas d’un Etat binational restant exceptionnel, il faut se pencher sur des exemples de pays dans lesquels plusieurs cultures se rencontrent. Que se passe-t-il, en effet, lorsqu’une culture est dominante, c’est-à-dire à laquelle appartiennent et se reconnaissent une majorité de sujets ? Walzer envisage-t-il une protection des minorités, autrement dit une culture dont les membres ne se reconnaissent pas dans la compréhension partagée majoritaire ?
Reprenons l’exemple des Indiens du Canada. Si l’accès aux soins est exclu des intuitions partagées de la culture majoritaire contrairement à celle des Indiens du Canada, laquelle des deux conceptions doit prévaloir ? Autrement dit, à qui revient de décider quel principe de distribution doit prévaloir pour cette communauté culturelle ? La définition de la communauté politique, comme identité de la communauté morale et de la communauté légale, semble ne laisser qu’une alternative : ou bien la communauté minoritaire opère un schisme pour fonder sa propre communauté politique autour de ses conceptions partagées, ou bien elle renonce à décider de sa destinée politique et s’assimile, s’engloutit dans la majorité culturelle. Ainsi est laissée possible la voie, au mieux, d’un conflit menant à la sécession de l’Etat multiculturel, et au pire, d’une oppression de la majorité culturelle sur les minorités. Mais dans les deux cas, l’altérité est comme niée, qu’elle soit ou rejetée, ou assimilée. Cette difficulté à penser la sécurité culturelle des minorités relève de plusieurs éléments, qui se fondent en un seul. Tout d’abord, pense que les significations partagées relèvent de la majorité et non de l’unanimité. En effet, si cette dernière fondait la communauté morale, l’oppression des minorités semblerait être rendues impossibles, puisque la communauté serait monolithique, dénuée de pluralité en ce qui concerne les conceptions du bien. Ensuite, la définition de Walzer de la communauté politique ne semble pouvoir fonctionner qu’au sein des Etat-nations traditionnels. Or, ce modèle ne correspond plus aux sociétés multiculturelles, dans lesquelles ont dissociées communauté morale et communauté légale :
« Il arrive que les communautés politiques et historiques ne coïncident pas, et il se pourrait bien qu’il y ait dans le monde d’aujourd’hui un nombre croissant d’Etats dont les intuitions et les sensibilités ne soient pas aisément partagées » .
Ainsi, si Walzer envisage un découplage des communautés morale et légale, il semble que sa théorie ne soit pas à même de penser cette altérité culturelle, et partant, de penser la modernité politique. Le projet de Walzer, qui prétendait rendre impossible toute domination, s’avère problématique dans sa réalisation. En rendant possible pratiquement l’oppression d’une communauté sur une (ou des) autre(s), Walzer détruit le pluralisme qu’il voulait protéger. Le soubassement qui régit toute sa théorie et qui est, à vrai dire, à l’origine des difficultés que nous avons soulevées, est la primauté du bien sur le juste, d’une moralité substantielle sur le droit : une communauté politique doit d’abord se définir par ses conceptions partagées, et ensuite seulement elle peut déterminer les principes de justice qui règleront la répartition des biens. Cette primauté, qui est le principal point de clivage entre le communautarisme et le libéralisme, est à expliciter plus précisément.
En effet, le libéralisme a posé la primauté du juste sur le bien en raison de la contradiction prégnante à laquelle conduit le communautarisme. Le pluralisme des conceptions du bien, si on le pose antérieurement aux principes de justice, se détruit car autrui, menant son projet de vie selon une conception du bien différente de la mienne, peut m’empêcher, au nom même de son projet de vie, de réaliser ma propre conception du bien. La supériorité hiérarchique du bien sur le juste n’incluant aucune close de respect de la culture d’autrui, il se peut que nos conceptions du bien soient contradictoires, voire antagonistes. Le communautarisme walzerien répond ainsi difficilement à la question que nous avons posée plus haut, « pouvons-nous vivre ensemble, libres et égaux, nous qui sommes à la fois semblables et différents ? ». Ainsi, à partir de la mise en échec de la primauté du bien sur le juste, la question des minorités peut se formuler ainsi : comment garantir la sécurité culturelle ? Par une intervention étatique ? Par l’attribution de droits collectifs ou individuels ?
Le libéralisme de Rawls
J. Rawls s’est confronté à cette question. Selon lui, trois principes interdisent à l’Etat de répondre aux revendications des minorités culturelles : tout d’abord le principe de neutralité étatique envers les conceptions particulières du bien empêche l’attribution de droits collectifs culturels. Pour rester neutre, l’Etat doit se désengager du domaine de la culture, car s’il intervient, c’est au prix d’une dépravation de sa nature libérale. Deuxièmement, le principe de l’individualisme moral. L’Etat ne peut promulguer aucune valeur, tant d’ordre culturel que moral. Seul l’individu, par son projet de vie, peut être la source de choix axiologique, l’Etat ne saurait donc le décharger de cette responsabilité. Enfin, le principe d’équité défend toute attribution de droits collectifs culturels. L’institution étatique doit un égal respect à ses membres : accéder aux requêtes d’une minorité serait ainsi toujours aux dépens des autres citoyens. Bref, toute intervention de l’Etat conduirait à transformer, selon Rawls, l’Etat-libéral en Etat interventionniste, voire paternaliste. Cependant, cette position, si elle comporte l’indéniable avantage de rendre possible le pluralisme culturel, ne parvient pas, à l’instar du communautarisme, à assurer aux individus une sécurité culturelle. Car relevant de choix individuels, une culture est laissée au « marché libre des cultures et des idées » : elle est certes protégée de l’oppression, mais sans garantie de survie puisque la demande d’une culture peut être inexistante, l’offre d’une culture ne produit nullement sa propre demande : la théorie rawlsienne admettrait ainsi la possibilité pour une culture minoritaire de disparaître.
Le principe de neutralité étatique rend-il pour autant impossible la protection des cultures minoritaires ? La solution proposée par S. Mesure et A. Renaut à cette question relève d’une critique interne qui consiste en une auto-transformation au libéralisme. Leur position vise à intégrer, dans la structure de base des institutions, des droits individuels à l’identité, ou plus précisément à expliciter les droits individuels en termes identitaires. En effet, seule l’attribution de tels droits permettrait de ne pas laisser ouverte la concurrence entre la communauté et l’individu qu’induirait l’institutionnalisation éventuelle de droits collectifs. L’approfondissement des droits individuels traditionnels semble l’unique voie de résolution du problème des minorités culturelles, pour en finir avec « cette fantastique oppression de l’Autre par le Même qu’a nourrie la mythologie d’une société sans conflit ni division », mythe dont les traces se retrouvent tant au sein de la théorie libérale que communautarienne. Ce droit à l’identité se décline selon deux versants, l’un philosophique, l’autre politique. La philosophie de Locke a posé comme fondamentale la liberté naturelle, qui serait à retraduire dans le contexte de la modernité comme le droit de choix à la communauté, qui inclut le droit à la quitter tout aussi librement. Et politiquement, ce droit au choix et au respect de dernier doit faire l’objet d’une institutionnalisation. L’identité, dans ce cadre, contrairement à la théorie de Walzer, n’apparaît plus alors comme une découverte de soi, mais comme une invention de soi, un produit de la liberté : non pas une réception, mais une construction. La justice qu’ils défendent procèdent alors d’une « justice ethnoculturelle », qui place le sujet politique individuel comme l’unique support des droits culturels, seuls à même de rendre son choix à l’identité inaliénable, et respecté dans sa dignité par tous.
Walzer prétend ne fournir qu’une critique interne du libéralisme. Mais l’incapacité de sa théorie à fonder une justice distributive qui ne lèse personne, ni même à rendre possible la coexistence pacifique des cultures au sein d’une même société, induite par la priorité du bien sur le juste qu’il pose, fait de sa critique une critique proprement extérieure au libéralisme. Le communautarisme, même quand il se revendique modéré comme le fait Walzer, constitue l’autre comme étant définitivement l’alter, et non comme alter ego, et en cela peut être considéré comme l’envers, le négatif de l’horizon politique et philosophique du libéralisme.
La communauté politique imaginée par Walzer fait fi de l’altérité en ce que ses implications pratiques laissent imaginer ce qu’aurait de dangereuse une société monolithique, une communauté politique uniquement composée d’ego strictement similaires. En cela, Walzer échoue à penser la modernité politique, placée sous la figure de l’alter ego, et peut-être même toute politique si l’on admet que toutes les sociétés complexes sont caractérisées par le pluralisme culturel. La théorie de Walzer produit précisément ce qu’elle entendait rendre impossible : l’assimilation, l’oppression et toutes les formes d’aliénation culturelle. Chez ce communautarien, le rapport unissant la communauté politique et les minorités culturelles s’exprime sous le mode de l’exclusion, de l’incompatibilité. L’altérité culturelle, réduite pour ainsi dire à néant, doit être pensée de manière prioritaire et urgente par la pensée politique. C’est pourquoi notre critique s’est également attachée à montrer quelles peuvent être les solutions de l’aporie pratique à laquelle aboutit Walzer. Dans la perspective libérale, la neutralité étatique étant fondamentale, l’aménagement nécessaire consiste à reformuler les droits, non en termes collectifs, c’est-à-dire accorder des droits aux communautés culturelles, mais dans les termes individuels d’un droit du sujet politique à choisir librement son appartenance. C’est, semble-t-il, au prix d’un tel aménagement, d’une telle reformulation du libéralisme que les sociétés pluralistes pourront réussir le pari du multiculturalisme, fonder une égalité moderne, bref se dire démocratiques.
communautarisme, minorités, démocratie ne sont que des concepts qui masquent la profonde injustice de ce paysosez dire les choses comme elles sont !
article très complet ! la philosophie de Walzer n’a rien compris à l’égalité. Seul John Rawls (théorie de la justice) a réussi à fonder une société juste.
oui mais qui a signé ???
Article très intéressant. A lire et a relire encore pour pénétrer davantage cette belle dialectique entre libéraux et communautariens. A mon sens, libéralisme et communautarisme sont appelé a se compléter pour se fonder véritablement sur le “pluralisme” que tous soutiennent comme courants philosophique. Le Canadien Charles Taylor me semble avoir fait de biens pas dans sa conception du mulculturaliste. Chez lui, il y a lieu d’arriver a penser l’interculturalite en terme d’altérité qui déboucherait a ce que H.G. Gadamer nomme “fusion des horizons”. Pour ce faire, l’éthique de discussion serait une autre voie a exploiter pour arriver a une (inter)comprehension interculturelle grace au débat publique permettant ce que Taylor appelle “évaluations fortes”.