Richard Nixon, Président des Etats-Unis de 1969 à 1974, déclarait :
« Mon point fort, si j’en ai un, c’est la performance. J’en fais toujours plus que ce que je dis. Je produis toujours plus que ce que je promets. ».
Avides de reconnaissance et d’estime, nous faisons souvent nôtre cette citation afin d’atteindre cette qualité hors normes qu’est la performance. Dépassement de soi, émulation collective, synergies même, tout est réuni pour nous convaincre de ses bienfaits. Vraiment tout, au point où parler de « culte de la performance » (Alain Erhenberg, 1991) semble réellement adapté. Le sociologue, à l’origine de l’expression, explique notamment le choix du mot culte, dans la mesure où la performance constitue un nouvel imaginaire social, une « mythologie », au sein de laquelle tout un chacun peut trouver une porte de sortie à l’aliénation que provoque la société. Cet imaginaire se résume à un gain substantiel d’autonomie dans les tâches quotidiennes ou laborieuses. Autrement dit, la recherche de la performance revient à consacrer la personne et son épanouissement, ainsi que sa capacité d’initiative et de réalisation. Le culte de la performance ne serait donc que le moyen d’atteindre un idéal fondamental réunissant autonomie (opposée à l’aliénation), initiative individuelle (opposée à la subordination imposée par les hiérarchies par exemple) et réalisation personnelle dans ses actions et activités (c’est-à-dire donner un sens à ce que l’on fait et ce que l’on est). Une réelle quête d’existence, en somme ? Celle de l’anti-liberté, plutôt : m’étant toujours inspiré de la pensée existentialiste, je m’inquiète vivement de cette nouvelle croyance. Et ce n’est pas la reconnaissance du burn-out qui pourra faire changer les mentalités. Mais n’allons pas trop vite.
Du point de vue individuel, le culte de la performance est synonyme de dépassement de soi, de volonté perpétuelle d’atteindre des objectifs fixés toujours plus hauts. Ces objectifs, habituellement fixés par autrui, sont chaque jour davantage intégrés par l’individu lui-même. Grâce à cette intériorisation, l’individu fait de l’ordre, de l’objectif ou de l’incitation une volonté personnelle qui lui permet d’échapper à une hiérarchie et ainsi d’obtenir l’autonomie à laquelle l’Homme, par nature, aspire.
Les performeurs, des Dasein ?
En l’occurrence, ce dépassement de soi permet d’atteindre un nouveau statut d’Homme. En effet, l’existence n’a de sens que lorsque l’on échappe à la contingence du quotidien et à ses contraintes. En repoussant ses limites et en faisant de la performance un objectif, l’individu se débarrasse de ce qui l’aliénait et qui affectait son mental et son physique. Il se replace au cœur de ses préoccupations. Heidegger, dans son ouvrage magistral Être et Temps, définit cet Homme, le Da Sein, c’est-à-dire l’homme qui est là, présent à lui-même, qui existe. Il s’agît d’un homme qui est déjà dans le monde (possédant un passé duquel il tire des leçons), qui est auprès de lui-même (qui vit le présent au jour le jour) et qui est au devant de lui, ayant un projet pour lui et le monde.
C’est bien le cas des individus qui font du culte de la performance leur priorité. En effet, ils ont un regard rétrospectif sur leur vie et sur ce qu’ils sont (grâce à leur historique de performance), se sont fixé des objectifs de vie pour le futur (ils ont un projet) pour lesquels ils se donnent des moyens dès aujourd’hui. Comme le soulignait Heidegger, cette volonté d’existence n’est pas moderne ou postmoderne. Pas davantage que la volonté de performance. Les artistes ont fait de la performance le fait de produire son art en public et en temps réel, notamment chez les futuristes ou les surréalistes. Quant à Ludwig van Beethoven, celui-ci a toute sa vie cherché à composer son opus magnum, ce qu’il réussit avec sa Missa Solemnis : il affirma que « la Missa Solemnis est l’œuvre la plus grande que j’ai composée jusqu’ici », dans la mesure où « ce qui compte dans l’effort, c’est avant tout l’action, pas le résultat ». Il faut comprendre que Beethoven voit sa messe solennelle comme sa plus grande œuvre en raison de son investissement immense et non pour son accueil à l’époque relativement habituel pour une messe.
C’est cette définition-là de la performance qui fait des hommes des Da Sein heideggériens, qui échappent à la médiocrité, au nivellement et au distancement. Hélas, les « performeurs » modernes et contemporains n’accèdent pas encore à cette définition du Da Sein. Heidegger, qui influença sur ce point Hannah Arendt, insiste sur le nécessaire caractère privé de l’existence, dans la mesure où le Da Sein est « l’être qui brille par son absence », c’est-à-dire qui échappe au regard des autres. La performance privée, secrète, telle que l’a vécue Beethoven, est aujourd’hui mise en avant dans la vie publique. L’on publie sur les réseaux sociaux notre performance de jogging ou encore des photographies de notre séance de musculation. La performance contemporaine n’a de sens que si elle est répandue dans la sphère publique. Le résultat et l’image renvoyée comptent plus que l’action entreprise.
Ainsi le culte de la performance au niveau individuel n’est-il pas le moyen pour l’homme d’atteindre un stade supérieur dans son statut d’Homme en tant qu’individu et un. Quid du niveau collectif dans ce cas ? Une émulation se crée, certainement, mais ce niveau a besoin d’un engagement individuel fort pour servir les intérêts du groupe. La performance globale repose sur la performance de chacun de ses atomes. C’est en ce sens qu’est apparu le culte de la performance comme management et mode de vie : il faut mobiliser la subjectivité des individus pour qu’ils s’engagent dans leur travail (Veltz parle “d’ investissement impératif”) ou la société : ils font alors appel à leur savoir-être, notamment grâce à l’émergence du travail en groupe, de la responsabilisation des salariés et des citoyens, de leur participation à la prise de décision. Ce sont les individus eux-mêmes qui fixent les contours des projets et des actions qu’ils font. Ils se créent alors des contraintes de résultats bien supérieures à celles espérées par leurs supérieurs, mais de surcroît seront d’autant plus engagés au service de la cause qu’ils ont créée.
Le malentendu nietzschéen
Peut-être alors l’homme atteint-il une nouvelle définition, qui pourrait être celle de Nietzsche au sein d’Ainsi parlait Zarathoustra, qui est un homme nouveau, le surhomme. Le surhomme est celui qui s’est détaché de la morale, des religions qui se donne pour objectif de lutter et d’agir selon sa volonté. Nietzsche le définit dans Ecce Homo comme un « homme bien conformé, qui se plait seulement à ce qui lui fait du bien », placé au-dessus des contingences, à la volonté propre et luttant pour se dépasser. Néanmoins, le culte de la performance est, comme son nom l’indique, devenu un dogme, une idéologie. Or l’idéologie est le savoir de ceux qui n’en ont pas… D’une part, ces individus ne font que répondre de manière attendue, parfois inconsciente, à la mise en place du management de projet, et vivent donc dans un monde d’apparence que déplore Nietzsche, face à un monde de vérité. Au contraire, le surhomme nietzschéen est un impertinent qui vit dans le monde de vérité. D’autre part, si les individus s’enferment dans le culte de la performance, ils le font également dans une nouvelle morale, une nouvelle religion. Les individus qui vivent sous le régime du culte de la performance, qui en font un moyen pour une fin, se font enfermés dans des dogmes qui ne font pas d’eux des hommes meilleurs. Leur nouvelle morale n’est pas la volonté de puissance, elle est simplement le prolongement de la précédente.
Une forme de déshumanisation
Le culte de la performance est censé permettre aux Hommes de dépasser les dominations qui l’aliènent. La performance est atteinte par des efforts, par le dépassement de soi, par une vision de long terme et globale, qui auraient pu le mener à une définition plus haute encore de ce qu’est l’Homme, en tant qu’être qui a à être. Pour autant, ces mêmes individus se sont laissé enfermer par le culte de la performance, au sein duquel les carcans sont encore plus serrés que leurs précédentes chaînes. Ces chaînes sont d’autant plus redoutables qu’elles sont invisibles. Les individus sont convaincus de sortir de la norme en suivant leur propre définition de la performance, et c’est pour cela qu’ils sont incompréhensibles (les fameux « tu ne peux pas comprendre » des workalcoholic), dans une veine kierkegaardienne. Et pourtant, ils s’enfoncent dans la norme, et dépendant de valeurs imposées… Pour cette raison, au lieu d’atteindre une nouvelle définition de l’homme, plus aboutie et libérée de la contingence, il en est au contraire quasiment déchu.
Indubitablement, la performance est omniprésente et, de surcroît, omnipotente. Elle est le curseur de nos sociétés et de nos vies. Et pourtant, point d’autonomie ou de réalisation dans la quête effrénée au résultat, aux chiffres ou au chronomètre. L’écrivain Vincent Cespedes y voit un retournement de société, si ce n’est de civilisation. En effet, il écrit, dans L’Homme expliqué aux femmes,
« La performance met fin au jeu. Elle rend les rapports humains sérieux et les victoires blessantes. (…) Dépourvue d’enjeux humains, la course à la performance et au rendement est justement ce qui nous fait échouer. ».
Ainsi comprenons-nous les raisons de l’échec du culte de la performance. Un véritable cercle vicieux s’organise autour de l’individu et de ses relations, qui se voient progressivement déshumanisées dans la mesure où seul l’objectif du résultat compte. La victoire importe plus que l’amitié, l’amour ou la cordialité.
La manipulation dans les relations de travail n’est qu’une faible part de l’explication de la déshumanisation produite par le culte de la performance. Elle se comprend également par les choix individuels qui hiérarchisent les valeurs des individus, quitte à faire passer le bien-être, le bonheur et ses proches après le prestige, l’excellence et la réalisation. La déshumanisation est aussi le résultat d’une passivité (une perversité ?) de l’homme face à la performance. Ajoutons à cela que l’homme se détourne de ce qui fait de lui un homme (la pensée notamment) en recherchant la performance. Il nous faut lire Hannah Arendt pour comprendre un tant soit peu cette réalité. La philosophe définit trois activités de la vita activita qui sont l’action, l’œuvre et le travail. Une personne qui s’investit pleinement dans une recherche de la performance, dans son travail, dans l’œuvre (alors que l’œuvre, par définition, n’est pas sensée souffrir de performance) ou dans l’action (au sens public et politique), se consacre donc exclusivement à la vita activa et omet la vita contemplativa. La pensée et le retour sur soi et sur ce que l’on est sont donc mis de côté au profit de la vita activa. De tels choix contribuent à une dissolution de l’humanité dans la performance.
Enfin, le culte de la performance est d’autant plus inacceptable qu’il crée un rapport de domination où l’homme n’est qu’un moyen pour une fin. La seconde formule de l’impératif catégorique, dans les Fondements de la métaphysique des mœurs de Kant, propose d’agir « de façon telle que tu traites l’humanité, aussi bien dans ta personne que dans toute autre, toujours en même temps comme fin, et jamais simplement comme moyen ». En l’occurrence, le culte de la performance, lorsqu’il est imposé par autrui, revient à faire de l’individu un moyen au service d’une fin. L’individu est un moyen pour atteindre la performance globale du tout, alors même que celui-ci fait de la performance une fin en soi. Autrement dit, non seulement l’homme est instrumentalisé par un monde illusoire où son autonomie n’est que le fruit de son imagination (grâce aux fines techniques du management de projet) mais de surcroît il se fixe comme objectif personnel un idéal de performance dont les conséquences sont dévastatrices.
Le culte de la performance n’a pas permis aux hommes de sortir des griffes de l’aliénation, puisqu’ils atteignent au contraire une forme encore plus sévère non pas d’humanité ou d’autonomie mais bien de dépendance. Drogués à la performance, les hommes ont perdu le sens de l’humanité et de ce qui fait d’eux des Hommes. Sans réaction de nos sociétés (au-delà du simple sursaut d’intérêt pour le burn-out), si nous persistons dans notre recherche cultuelle de la performance, nous sommes assurés d’obtenir une réification progressive, les hommes devenant des robots. A moins que ce ne soient eux qui nous remplacent, puisque certains ont bien saisi que les machines, elles, n’ont pas de limites…
Guillaume Plaisance