Le thème du mensonge dont l’antinomie est la sincérité sera le champ de notre investigation dans cette entreprise de recherche que nous avons intitulée: «Le mensonge et le jugement moral dans la perspective de Vladimir JANKELEVITCH». C’est un lieu commun de dire que mentir est immoral. Mais nulle société n’est à l’abri du mensonge. Dans un monde en crise morale ou politique, le mensonge tend à devenir omniprésent. L’information et la désinformation se disputent les médias: presse, radio, télévision, individus. Autant de versions des faits différents engendrent naturellement une cacophonie de nouvelles contradictoires. Le mensonge se trouve alors partout et nulle part. Une épidémie de mensonge rendait la société invivable: la confiance mutuelle entre citoyens ou entre les dirigeants et les dirigés disparaitrait. A cause des rumeurs qui répandraient partout, chaque homme pourrait, tour à tour, être trompeur et trompé. Le mensonge deviendrait alors l’arme la plus utilisée pour déstabiliser et dénigrer l’adversaire.
Que faut-il penser du mensonge? Faut-il le condamner d’une manière radicale et absolue comme le préconisent les partisans du rigorisme moral ou devons-nous, au contraire, laisser régner le laxisme? A ces questions, les réponses peuvent diverger, mais, une position intermédiaire sera adoptée pour soutenir que l’on peut ne pas être laxiste tout en accordant que la complicité de la vie et le problème de la communication rend parfois le mensonge légitime et excusable. L’analyse d’un tel sujet nous engage dans une approche qualitative, car nous devons prouver la pertinence du phénomène en apportant des données significatives. Ainsi, des entrevus et des enquêtes sont nécessaires.
Phénoménologie du mensonge
Le mot mensonge semble être traditionnellement associé à la pensée, ou à l’intelligence en action. Le Grand Robert de la langue française définit par exemple le mensonge comme une « assertion sciemment contraire à la vérité, faite dans l’intention de tromper.»[1] Il est question d’un message qui consisterait toujours à dire ce que l’on ne croit pas.
1.1.Conscience menteuse
Un mensonge n’est possible que dans une conscience complice tortueuse et clandestine. Ce qui fait le mensonge, c’est l’intention trompeuse. Le mensonge procède d’une mauvaise intention qui résulte elle-même de l’égoïsme. L’égoïsme rend l’individu ingénieux et l’ingéniosité peut conduire ce dernier au mensonge. Le menteur domine celui qu’il trompe, car il sait la vérité et la déforme sciemment. Il a la mauvaise foi: celle-ci consiste à nier ce qui est évident.
Platon pense qu’il n’y a pas de bonne foi ni de mauvaise foi: «Personne n’est méchant volontairement». En fait, sa position est insoutenable, car on peut faire ce mal en connaissance de cause. L’attitude de l’hypocrite en est la preuve. Celui qui fait une faute en connaissance de cause est doublement fautif: «Le coupable conscient est coupable d’abord comme auteur, et ensuite comme conscient, la conscience dans le vice étant un vice de plus.»[2]
Le mensonge conscient et volontaire est le péché le plus caractéristique. Car on ne ment jamais sans le vouloir. Le mensonge ne s’apprend pas. Il apparaît par génération spontanée dans une conscience qui se déniaise toute seule en découvrant son pouvoir de dissimulation et de ruse. Le premier mensonge est le plus grave, car il contient en puissance tous les mensonges à venir. «Que le mensonge soit bénin ou grave ne change rien à son importance, car la grande affaire n’est pas le volume du mensonge, mais l’intention même de mentir et c’est cette intention qui, en un éclair, signifie notre virginité perdue l’innocence en déroute, la Paradis profane.»[3]
Ce qui rend menteur le mensonge, ce n’est pas le fond, mais la forme, c’est-à-dire l’intention mauvaise. Le mensonge n’est pas une inexactitude matérielle, mais une chose mentale si l’on peut le dire, c’est-à-dire la mauvaise foi. Ce qui rend le mensonge immoral c’est l’intention de nuire. Mieux vaut mentir en vue du bien que de le faire par malveillance. «(…). A ce compte plutôt se tromper en toute bonne foi que dire le vrai dans un esprit de malveillance…Si l’on a tort d’avoir raison sans savoir pourquoi l’on a raison, on a mille fois plus tort encore d’avoir raison sans amour ni charité.»[4]
Etre menteur, ce n’est pas dire le faux à l’occasion, mais le dire pas habitude de malveillance. Ce qui fait le menteur, c’est la volonté de tromper, car «dire la vérité pour induire en erreur, c’est la perfidie elle-même»[5]. L’homme est exposé au dilemme: ou être sincère sans être fidèle ou être fidèle sans être sincère. Cette alternative est contestable parce qu’un mensonge ne fait pas un menteur. «Pour faire un menteur il faut tant et tant de mensonge que personne ne peut dire combien…»[6]
Le mensonge est une arme des faibles. «Le mensonge est une solution improvisée qui crée à longue échéance des problèmes de plus en plus insoluble; le mensonge est une facilité passagère qui ajourne les difficultés et les rendra plus grave. Le mensonge est donc à la fois sociable et insociable, – insociable parce que l’universalité de la mauvaise foi enveloppe contradiction, comme l’indique la première maxime de l’impératif de Kant, et échange contre de la fausse monnaie la confiance du partenaire; – sociable parce que le mensonge arrondit les angles, concilie en apparence les incompatibles et rend moins douloureux l’entrecroisement des intérêts.»[7]
Il y a plusieurs sortes de mensonge qui varient selon les mobiles des menteurs: «mensonge de conservation, d’intérêt (mensonge pragmatique, économique), de vanité ou d’amour-propre, exagération, embellissement, fabulation gratuite- tous servent sous une forme ou sous une autre, à nous installer plus confortablement dans le monde en grandissant notre part en lénifiant l’alternative.»[8]
1.2.Caractéristiques du menteur
Le menteur est superficiel, imprudent et imprévoyant. Souvent, le mensonge rend son auteur dans une situation difficile et superficielle. Car
«le mensonge est la fuite intérieure, l’abandon de poste, l’opium du moindre effort…Le mensonge désigne… bien la ligne de moindre résistance.»[9]
L’objectivité et la sincérité sont exigeantes tandis que le mensonge est une solution de facilité. Etre sincère c’est réaliste, c’est-à-dire, éviter d’exagérer ou d’embellir la vérité. Il est difficile au hâbleur d’être sincère. Etre sincère signifie reproduire avec fidélité le donné tel qu’il soit.
Le menteur est imprévoyant car il sacrifie un bien durable mais futur à un intérêt immédiat et éphémère. Il s’expose alors à une longue suite de désagrément. Pour n’avoir pas le cœur de dire la vérité à temps, le voilà embarqué dans des complications de plus ou plus inextricables. Le menteur correspond au timide qui, par aboulie ou lâcheté, s’expose à des soucis exceptionnels dont une volonté normale ferait l’économie, il regrettera l’impardonnable vanité d’une solution de fortune faite toute entière pour la proximité et pour la minute qui passe. Il vit dans le laxiste ou laisser-aller.
Le menteur, par ses mensonges, s’expose à une vie faite d’inquiétudes et de complications inutiles. Dans ce cas, il est comme le financier qui ne dort qu’un œil. Cette fragilité est la réponse des mythologies. Si la vérité conduit à la transparence et à la loyauté, le mensonge, par contre, relève un équilibre précaire et est générateur d’une situation tendue et sans cesse harcelée. Ce mensonge conduit son auteur à la solitude. Par ses mensonges, le menteur, à la longue, finit par être coupé de son entourage:
«Le mensonge est toléré non seulement par son inertie et sa précarité, mais par son solitude où lui-même se confine. La vraie punition des menteurs et des farceurs, c’est la perte de leur ipséité ; comme ils ne sont plus ce qu’ils sont qu’ils ensevelissent dans le silence, ni ce que les autres croient qu’ils ont –car ils le sont par imposture et par simple escroquerie, il faut conclure qu’ils ne sont plus rien du tout. Ce sont des consciences en peine et des spectres; l’amour et l’admiration même que les autres éventuellement leur portent sont des sentiments déviés de leur objet : car ils s’adressent non pas à l’ipséité, mais au rôle que l’ipséité assume. Coupé de l’autre, le trompeur est muré en son égo comme à l’intérieur d’une ville assiégée (…) le mensonge fabrique…le peuple unique, la multitude des solitaires qui n’est pas communauté mais solitude au pluriel.»[10]
Pour se guérir de l’habitude du mensonge, il n’y a que deux remèdes: la première solution est d’arrêter d’une manière nette et brutale ; elle fait mal car il s’agit d’avouer sa faute avec franchise. La deuxième solution c’est de mettre en pratique son mensonge de façon à ce que ce dernier devienne vérité.
1.3.Déchiffrage du mensonge
Le mensonge ne peut pas être interprété dans un sens positif. «Car la mendicité est un état de guerre…Non, le menteur ne veut ni me conduire à la vérité, ni entretenir avec son partenaire une relation réciproque d’égalité et d’amitié ! Non, le mensonge n’est pas anagogique ; le mensonge n’aspire qu’à nous fourvoyer dans les labyrinthes de l’erreur…»[11]
Le mensonge relève l’état psychologique de son auteur. Il est un abus de confiance. Il transmet la parole du menteur mais non sa pensée. Or, il n’y a pas de vie communautaire possible sans expression de la pensée! Par le mensonge, le menteur veut nous proposer et nous faire croire non pas ce qu’il pense, mais ce qu’il dit. C’est dans cette perspective que l’on peut dire qu’il n’y a pas de communauté possible dans le mensonge.
Le machiavélisme du mensonge est déroutant: «il nous fait parfois l’aumône de quelques petites vérités contrôlables pour achever de brouiller les pestes et pour que nous ne sachions plus à quel saint nous vouer. C’est l’enfance de l’art. Car telle est la dérision du mensonge éloquent, beau parleur et convainquant.»[12] Le mensonge est souvent plus vraisemblable que la vérité. Il n’y a pas de grille pour déchiffrer le mensonge.
Cependant, un mensonge peut être déchiffré par un autre mensonge. Si le mensonge demeure, souvent impuni, c’est pour laisser briller la vérité et la sincérité. C’est dans l’absence de moralité qu’on éprouve le plus souvent le besoin moral. «…les hommes mentent, et il n’arrive rien et le feu du ciel ne tombe pas sur le menteur – non pas que les valeurs et le devoir soient de vains mots, mais pour que la possibilité de faire autrement rende plus éclatantes et plus paradoxales, en l’absence de miracles, la dignité, la responsabilité et la solitude de l’agent moral.»[13]
Le mensonge installe dans les relations sociales l’arbitraire et l’indéterminé. Celui qui a été capable de nous tromper une fois est capable de tout. Personne ne le croira plus. Alors, qui entre le menteur et sa victime se fatiguera le premier? Il n’y a que l’amour qui peut avoir le dernier mot. Cependant, le menteur peut être récupéré en utilisant son mensonge au service de la vérité et du bien commun. C’est par la compensation de l’amour dont ils sont privés que les menteurs mentent. Ils ne mentent donc pas par méchanceté, mais par soif d’amour. Alors, le meilleur moyen de convertir le menteur n’est pas la répression brutale mais l’amour. Il ne s’agit pas de le soumettre par contrainte, « mais pour obtenir une conversion intime à la vérité et à la spontanéité. En cela l’amour qu’on me porte est seul irrésistible et convaincant. Qui sait si le menteur n’est pas devenu menteur à force d’être solitaire et mécompris? Comme on devient méchant de n’avoir pas été assez aimé.»[14]
La société est donc, en partie responsable de l’apparition des menteurs. Elle doit se montrer plus indulgente et plus compréhensive pour aider les menteurs à se convertir:
«Vous demandez à qui la faute? Au trompeur, mon Dieu, qui par légèreté a choisi la solution facile, mais aussi à notre frivolité, à notre refus de comprendre, à notre manque d’intérêt humain. (…). C’est donc la sécheresse de l’un qui a conduit l’autre là où il en est, dégradant la conscience prête à s’ouvrir.»[15]
En définitive, c’est toute la société qui est responsable du mensonge. Dans ce cas, trompeurs et trompés sont sur le même pied d’égalité et doivent faire de part et d’autre, l’effort de se convertir.
Sincérité, corollaire de l’amour
Le témoin de la sincérité doit être capable de respecter les trois exigences suivantes: dire ce qu’on pense, faire comme on dit et devenir ce qu’on est. Ce sont les qualités requises par la vertu de la sincérité. Et cette vertu de la sincérité n’est que la conséquence de l’amour.
2.1.Vraie sincérité se moque du purisme
La sincérité engendre de conflit de devoirs. Des cas de conscience tragiques peuvent résulter des conflits entre la sincérité et le mensonge. Ce qui est à l’origine de ce conflit de devoir c’est l’impérialisme de la valeur qui consiste en ceci que «chaque valeur veut être seule, chaque valeur prétend être toutes les valeurs et déloger tous les autres, et occuper toute la place…»[16] Les vertus de sincérité et de charité sont en soi toutes les deux bonnes, mais à la comparaison, la charité l’emporte sur la sincérité. Dans ce cas, la vérité et la charité sont sur le même pied d’égalité. Elles sont prises absolument et respectivement chacune bonne en soi. Pourtant, la vérité peut ne pas être bonne que par rapport à la charité.
Pour des raisons différentes, Saint Augustin et Kant ont plaidé avec intransigeance ce qu’on peut appeler la cause du purisme moral, c’est-à-dire l’absolutisme sans condition de la sincérité. Pour Saint Augustin, le mensonge n’est jamais opportun et ne peut être se justifier sous aucun prétexte. Il condamne également la position stoïcienne qui postule paradoxalement l’égalité des fautes. Pour lui, «il y a de grandes fautes et de petites fautes, des péchés mortels et des péchés véniels, une hiérarchie des vices et des peccadilles…»[17] Pour résoudre le dilemme du conflit des valeurs; la seule solution pour Saint Augustin est celle qui sera celle de Kant: « il n’y a pas de mensonges excusables.» Une telle position que Jankélévitch appelle «purisme» est une position insoutenable. Le purisme «oublie un peu vite que l’homme est un être amphibie, à la fois ange et bête, retenu dans la zone mixte de l’existence.»[18]
Certes, dire la vérité est un devoir, mas la dire dans certaines circonstances équivaut à un mensonge. En effet, «celui qui dit au mourant qu’il va mourir ment, d’abord, à la lettre, parce qu’il n’en sait rien, parce que Dieu seul le sait, parce qu’aucun homme n’a le droit de dire à un autre homme qu’il va mourir; tant que le mourant n’est pas mort, comment savez-vous s’il ne survivra pas? Qui vous l’a dit? Celui qui n’est pas encore mort, son espérance de survie fût-elle infinitésimale, doit être considéré jusqu’au dernier moment comme capable de survivre et de guérir.»[19] Le devoir de vérité s’arrête là où commence le devoir de charité. La vérité sans amour est moins vraie que le mensonge par amour qui est une survérité et est paradoxalement plus vrai que la vérité vraie.
La vraie sincérité est inséparable du mensonge de charité. Etre sincère c’est bon; mais savoir cesser de l’être de temps en temps par charité, c’est encore mieux. «Etre tout le temps et brutalement sincère, c’est parfois ne l’être pas; vice versa pour être sincère profondément il faut cesser de l’être: francs avec les efforts, timide avec les faibles; véridique, mais pudique autant que véridique, – tel est l’homme sincère. Malheur à ceux qui mettent au-dessous de l’amour la vérité criminelle de la délation! Malheur aux brutes qui disent toujours la vérité! Malheur à ceux qui n’ont jamais menti!»[20] Le mensonge est parfois nécessaire pour sauvegarder la vérité. La vérité a pour finalité d’assurer la vie à laquelle elle doit se sacrifier, en cas de nécessité. «Le mensonge met parfois en veilleuse la flamme de vérité, pour que du moins elle reste allumée. Le plus important et le plus urgent est de ne pas laisser s’éteindre cette flamme vigilante, de ne pas laisser tarir cette source de toute justice, de toute vérité, de toute liberté, qui est la vie elle-même.»[21]
Pour Jankélévitch, refuser le purisme moral c’est préférer le machiavélisme puriste de la fin sans les moyens. Le puriste ressemble au sophiste qui truque la vérité et dont l’esprit est faussé. Le caractère frauduleux et malveillant du purisme est difficile à discerner. La fraude est partout et nulle part. Alors, à la sincérité qui ne voit que le cas individuel, il faut préférer l’amour charité qui vise le bonheur universel. Cet amour est profond, raisonnable. Il s’oppose à la raideur simpliste, formelle et en somme si peu humaine de l’absolue sincérité.
Pour lutter contre le mensonge, et faire triompher la sincérité de la vérité, il est parfois nécessaire de faire usage du mensonge, tout comme il est parfois utile d’user de la violence pour faire régner la justice. C’est vrai que la fin ne justifie pas les moyens, mais on peut reconnaitre aussi que la pureté de la fin contribue à légitimer les moyens impurs. C’est dans cette perspective qu’il convient de comprendre le passage suivant:
«Une philosophie qui enracine les hommes dans l’immanence de leur ici-bas intra-mondain doit peut-être accepter l’antithèse terroriste et l’éventualité d’une dictature du prolétariat…Mais les Jésuites eux-mêmes, ils savaient déjà que la fin, quand elle est pure, purifie et justifie et sanctifie les moyens les plus douteux, et que l’intention est tout…(…). Une cause sacrée déverse sa valeur et sa sainteté, par contagion et infusion rétrograde, sur les moyens qui la précèdent (…). L’exquise sincérité est un moment du perfectionnement intérieur et une luxe à l’un moment du perfectionnement intérieur et un luxe à l’usage des belles âmes; elle peut donc attendre (…). Refuser d’avouer l’évidence, nier la flagrante erreur, s’obstiner dans l’indéfendable, – l’amour seul a ce droit exorbitant parce qu’on pardonne tout à l’amour; parce que l’amour est confiance et que la confiance n’y regarde pas et si près, considérant les choses grosso modo et sans soupçonneuse, sans vétilleuse mesquinerie.»[22]
Tout comme la grève par application des règlements conduit au sabotage industriel et à l’embouteillage des gares, ainsi la sincérité intransigeante organise l’embouteillage des relations sociales. Alors pour débloquer le blocus, il faut que la vérité fasse des concessions à l’antithèse. La sincérité est la pureté d’une conscience qui aime ou s’exprime avec l’âme entière. Elle est une espèce de justice. Elle est, comme la justice, la vertu d’une conscience organisée en épaisseur.
2.2.Sincérité est fille de l’amour
On peut être sincère en mensonge quand on ment par amour pour quelqu’un. L’homme sincère dit sciemment une chose fausse et la dit comme un menteur en connaissance de cause, mais la dit par amour. Car «c’est une chose difficile, coûteuse et contraire à son intérêt ou à son amour-propre (…). Ceci n’est plus la sincérité en vérité, ni la sincérité en erreur, mais la sincérité en mensonge.»[23]
La sincérité n’est pas une vertu de la connaissance mais plutôt une vertu de l’existence, de la vie. «La sincérité ne serait… qu’une vertu hypothétique si elle était vertu de la connaissance. Mais la sincérité est courageuse parce qu’elle doit vaincre la résistance de l’égoïsme, et parce qu’elle se confond avec l’amour. Or, l’amour seul est absolument bon, et par suite absolument exigible. Il n’y d’amour que sincère comme il n’y a de sincérité profonde qu’aimante et bienveillante.»[24]
Le pieux mensonge a pour but d’épargner la détresse; le mensonge sacré sert à nier la négation et à détruire les ennemis de l’homme. La sincérité sans réserves ni limitations et poussée jusqu’à l’absurde nie le principe même de l’amour. «C’est la haine qui est le mal, et il ne faut certes jamais faire le mal.»[25] «Celui qui dit la vérité aux ennemis de l’homme est lui-même un ennemi de l’homme ; il est comme le scrupuleux qui, pardonnant les crimes contres l’humanité, met la loi morale en contradiction avec elle-même.»[26]
Bref, le mensonge est excusable s’il est fait par amour. Le mensonge n’est mensonge que s’il est pratiqué dans l’égoïsme. L’amour est la clef de tout.
Jugement moral sur le mensonge
Le mensonge ne peut venir que d’une conscience habituellement mauvaise. Une âme innocente même si elle lui arrive de ne pas dire la vérité ne peut être taxée de menteuse.
3.1.Immoralité du mensonge
Le mensonge est l’avilissement et comme l’anéantissement de la dignité humaine. Il est odieux, car il sacrifie tout rapport raisonnable entre les hommes. Il est rarement profitable à son auteur. Il est une faute contre soi-même, contre le devoir que nous avons de communiquer notre pensée et de servir la vérité. Il est une faute contre autrui qui a droit à la vérité.
La pratique universelle du mensonge ôte toute valeur et toute signification à la parole humaine, outil privilégié de nos échanges. La société humaine perd avec le mensonge tout fondement en raison. Les promesses, les contrats, les pactes, la simple confiance mutuelle ne sont plus possible. Aucune réciprocité n’existe plus dans les relations interhumaines. Chaque homme, tour à tour, menteur et trompé, vit dans la solitude absolue puis qu’il enfouit ce qu’il sait et ce qu’il est dans le silence, qu’il n’est pas et ne pense pas ce que les autres croient qu’il est et qu’il pense.
3.2.Mensonge peut servir le bien moral
Nul ne ment sans motif. Même le mythomane peut mentir pour son plaisir ou pour donner une image flatteuse de lui-même. Le menteur ne sacrifie pas la vérité pour rien, il la sacrifie à ce qu’on pourrait appeler un bien partiel. Le tout est de savoir ce que vaut ce bien, il s’agit toujours d’une valeur purement égoïste.
On peut penser que, paradoxalement, le mensonge est un succédané de la vérité, car il vise exactement au même résultat qu’elle, à savoir: établir entre les hommes la confiance et l’harmonie. C’est Paul Valéry qui avait écrit ainsi:
«Ce qui nous force à mentir, c’est le sentiment de l’impossibilité chez les autres qu’ils comprennent notre action. Même le mensonge compliqué est plus simple que le vrai.»[27]
On peut même mettre le mensonge au service de la vérité. On peut, dans ce cas, distinguer plusieurs sortes de mensonges suivant la nature du mobile qui nous pousse à mentir: le mensonge de politesse, le mensonge de charité, le mensonge d’honneur, le mensonge pédagogique, le mensonge politique, le mensonge joyeux,…Pour chacun de ces cas, le mensonge peut se mettre au service de l’intention morale.
3.3.Usage habituel du mensonge reste immoral
Toutefois, le mensonge ne doit permis que lors qu’il est le seul moyen de préserver une valeur précieuse. Le danger est ici de se fier à la facilité apparente du mensonge et d’abuser de ce pis-aller. Le laxisme ou morale relâchée est aussi dangereux et beaucoup plus fréquent que le rigorisme moral. Par exemple, le mensonge de politesse est souvent répréhensible; il prétend à la noblesse de la charité, mais en réalité, ne relève souvent que d’une flatteuse lâche et intéressée.
Il ne faut pas oublier que le mensonge est une marque de faiblesse, un aveu d’impuissance. Il apporte une solution immédiate à des problèmes épineux, mais parfois, il met son auteur dans une situation difficile pour l’avenir. Il facilite tout dans l’instant présent, mais il multiple les difficultés à l’échelle d’une plus longue période de temps. Il y a une extrême fatigue à mentir, car il faut adapter et construire toutes ses paroles en fonction du premier mensonge. Et comme les constructions du mensonge sont fausses, c’est à tout moment qu’il faut les confirmer et protéger le château de cartes contre les démentis du réel.
Ce qui rend le mensonge exceptionnellement légitime et parfois excusable, c’est l’extrême difficulté des relations harmonieuses entre les hommes, c’est le caractère souvent tragique des situations éthiques. Certes, la morale ne peut se limiter à respecter les principes. Sans doute, faut-il savoir sacrifier les principes quand les fins essentielles sont en jeu. Mais quelques cas de conscience difficiles ne doivent pas, dans les circonstances quotidiennes, servir d’emblée à notre lâcheté et à notre égoïsme. Il y a, certes, parfois de mensonges nécessaires, mais la pratique habituelle du mensonge reste immorale.
Conclusion:
Le mensonge se caractérise par l’intention mauvaise, par la mauvaise foi la de la personne qui ment. Mentir, ce n’est pas le fait donc pas dire la vérité mais bien l’intention de tromper, de nuire d’une manière répétée. Il n’y a de mensonge que par la connaissance du vrai jointe à la volonté délibérée de cacher cette vérité et de tromper autrui. La simple altération du vrai ne suffit pas à caractériser le mensonge. Pour qu’il y ait mensonge, il faut l’intention d’abuser autrui. Les différents philosophes qui ont traité le mensonge ont des perspectives différentes. La position de saint Augustin est connue pour représenter la ligne sévère excluant quelque légitimité morale que ce soit à tout mensonge. Le mensonge est strictement interdit. Kant exige un devoir absolu et illimité de dire la vérité. Schopenhauer accepte le mensonge comme légitime défense. La possibilité du mensonge est donnée avec la conscience même, dont elle mesure ensemble la grandeur et la bassesse selon Jankélévitch. Cet auteur soutient le mensonge-par-amour qui est survérité et est paradoxalement plus vrai que la vérité vraie. Jankélévitch dépasse la reconnaissance d’un droit au mensonge, pour l’ériger en un strict devoir moral: «Mentir aux policiers allemands qui nous demandent si nous cachons chez nous un patriote, ce n’est pas mentir, c’est dire la vérité ; répondre: il n’y a personne, quand il y a quelqu’un, c’est le plus sacré des devoirs. Celui qui dit la vérité au policier allemand est un menteur…»[28] Alors, on finit par cette citation de Jankélévitch: «Malheur aux brutes qui disent toujours la vérité! Malheur à ceux qui n’ont jamais menti!»[29]
RAZANATSARA Tsarasolo Franco Erica, doctorant à la formation doctorale (Université d’Antananarivo)
[1] A Rey. Le Grand Robert de la langue française et analogique de la langue française par Paul Robert, Paris, dictionnaire le Robert. pp. 1351-1352.
[2] Vladimir JANKELEVITCH, Les vertus et l’amour, Traité des vertus II, Tome 1, champs, Flammarion, p.186.
[3] Idem, p. 187
[4] Idem, p. 188
[5] Idem, p. 189
[6] Vladimir JANKELEVITCH, Les vertus et l’amour, Traité des vertus II, Tome 1, champs, Flammarion, pp.191-192.
[7] Idem, p.192
[8] Idem, p. 199
[9] Idem, p.200
[10] Vladimir JANKELEVITCH, Les vertus et l’amour, Traité des vertus II, Tome 1, champs, Flammarion, p.204.
[11] Idem, p.206
[12]Vladimir JANKELEVITCH, Les vertus et l’amour, Traité des vertus II, Tome 1, champs, Flammarion, p.210
[13] Idem p.212
[14] Idem, p.218
[15] Vladimir JANKELEVITCH, Les vertus et l’amour, Traité des vertus II, Tome 1, champs, Flammarion, p. 219
[16] Vladimir JANKELEVITCH, Les vertus et l’amour, Traité des vertus II, Tome 1, champs, Flammarion, pp.244-245.
[17] Idem, p. 247
[18] Vladimir JANKELEVITCH, Les vertus et l’amour, Traité des vertus II, Tome 1, champs, Flammarion, p.284.
[19] Vladimir JANKELEVITCH, Les vertus et l’amour, Traité des vertus II, Tome 1, champs, Flammarion, pp.249-250
[20] Idem, p. 250
[21] Idem, pp. 252-253
[22] Vladimir JANKELEVITCH, Les vertus et l’amour, Traité des vertus II, Tome 1, champs, Flammarion, pp.259-260
[23] Idem, p. 276
[24] Vladimir JANKELEVITCH, Les vertus et l’amour, Traité des vertus II, Tome 1, champs, Flammarion, p. 281
[25] Vladimir JANKELEVITCH, Les vertus et l’amour, Traité des vertus II, Tome 1, champs, Flammarion, p.282
[26] Idem, p283
[27] Paul VALERY, cité par Huisman-Vergez, La dissertation philosophique, p. 138
[28] Vladimir JANKELEVITCH, Les vertus et l’amour, Traité des vertus II, Tome 1, champs, Flammarion, p. 283
[29] Idem, p. 251
Très belle article.
Merci pour le partage de cette connaissance. Je trouve le point de vue de Jankelevitch le meilleur