Le point de départ de la philosophie morale

Introduction

D’entrée de jeu, nous commençons par tâcher éclairer conceptuellement la notion de point de départ. Pour ce faire, on peut l’entendre au sens littéral point de départ comme le lieu d’où l’on part quand, par exemple on entreprend un voyage. Donc le point de départ, c’est ce qu’on quitte, ce qu’on laisse derrière soi, ce dont on se départit. Ainsi, cela soulève la question : que faut-il être prêt à laisser derrière soi quand on veut s’engager dans une voie morale ?Question peut s’entendre à la fois sur un plan théorique à savoir à quel mode de vie, à quelles manières de se comporter faut-il être prêt à renoncer ? Mais la notion de point de départ ne se réfère pas seulement à l’idée de renoncer à quelque chose dont on va s’éloigner ; on peut aussi entendre le point de départ au sens du commencement. Ainsi, cela revient à se demander : par quoi doit-on commencer pour s’engager dans la réflexion ou la pratique morale ? Partant de cette approche d’éclaircissement de point de départ avec les interrogations qui y sont inclues, notre réflexion s’orientera en une démarche explicative à trois niveaux. D’abord, nous ferons une approche définitionnelle de la philosophie morale. Ensuite, nous proposerons l’hypothèse du point de départ de la philosophie morale. Et enfin, nous prendrons le cas de conscience et la notion de bien et de mal comme pont de départ de la philosophie.

I. Approche définitionnelle

Du latin mores, qui se traduit mœurs et spécialement de moralis chez Cicéron qui signifie ainsi le grec êthikos relatif aux mœurs, la morale est un ensemble de règles de conduite et de valeurs au sein d’une société ou d’un groupe. Philosophiquement parlant, elle est une doctrine raisonnée indiquant les fins que l’homme doit poursuivre et les moyens d’y parvenir. “Ainsi, la philosophie morale a pour arme de résolution le raisonnement ou mieux encore la rationalité. La philosophie morale cherche à répondre sous la seule autorité de la raison, à la question des fins et de la destination de l’homme, pour éclairer ses choix pratiques. En cela, elle se distingue de la religion ou de toute autre forme de morale établie [1]”.
Face à ce questionnement de la finalité et de la destinée de l’homme, la philosophie a traditionnellement répondu par définir au préalable le bien, autrement dit, un principe d’évaluation permettant de déterminer quelles sont les fins que doit se fixer l’agir humain. C’est ainsi que pour les épicuriens, le bien consiste dans l’usage raisonnable des plaisirs et pour ce fait l’épicurisme a rationalisé le plaisir à bon escient. Pour les stoïciens, il réside dans l’exercice de la vertu. Comme le voyons, la définition du bien varie sinon change d’un courant de pensée à autre.
Toutefois, il s’agit de poser les fondements d’une vie bonne et en même d’une vie heureuse. “Renouvelant radicalement la perspective sur ce sujet, Kant propose au contraire une morale du devoir, récusant par avance toute morale soumise à la définition préalable du bien, toujours dépendant de conditions empiriques et donc particulières [2]”. Kant fait voir ainsi que, l’exigence de la raison comporte elle-même une exigence d’universalité. En conséquence, sera valide une action dont nous pouvons universaliser le principe, c’est-à-dire une action dont nous pouvons considérer le principe comme valant pour tout homme. C’est pourquoi Kant déclare : “agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne universelle [3]”. Telle est la loi morale à laquelle tout homme doit se soumettre librement, en toutes circonstances et sans tenir compte des conséquences . Comme code de conduite, la morale kantienne fait de l’intention la valeur de l’acte posé. L’action morale n’est pas celle qui rend l’homme heureux, mais celle qui rend l’homme digne de l’être.

De façon plus précise, la morale désigne l’ensemble des théories susceptibles de définir quels doivent être les fins et les moyens de nos actions. Autrement dit, il s’agit de savoir comment bien agir et pour cela, de déterminer ce que doivent viser nos actions. La philosophie morale se distingue de tout autre discours moral, le discours religieux par exemple, puisqu’elle entend tirer ces principes d’action de l’exercice de la seule raison et non d’une autorité extérieure. Cependant, on peut distinguer différents types de philosophies morales. Les philosophies morales telles que l’épicurisme et le stoïcisme, découlent d’une certaine définition du bien comme nous l’avons souligné ci-haut. D’autres philosophies morales sont plus formelles, car elles sont centrées sur la notion de devoir et entendent ainsi se détacher de toute définition empirique du bien. Bien agir, pour Kant, n’est pas agir en visant tel ou tel objet identifié au bien mais accomplir la loi morale. Cependant, nous ne pouvons exposer la morale en faisant abstraction d’expliciter l’éthique qui lui est inséparable. De fait, tirée du mot grec ethos qui signifie manière de vivre, l’éthique est une branche de la philosophie morale qui s’intéresse aux comportements humains et plus précisément, à la conduite des individus en société.

II. Hypothèse du point de départ de la philosophie morale

De prime abord, “le point de départ de la philosophie, pour ceux du moins qui s’adonnent à cette science comme il faut et entrent par la porte, c’est la conscience de sa propre faiblesse et de son impuissance dans les choses nécessaires [4]”. Le terme grec arkê traduit par commencement ou point de départ signifie aussi l’idée de commandement. Ce n’est pas l’idée d’un simple point de départ qu’on laisserait derrière soi comme le navire qui s’en va laisse derrière soi son d’amarrage, mais l’idée d’un principe déterminant qui commande d’un bout à l’autre ce qu’on fonde sur lui. Pour préciser le sens dans lequel il parle de commencement, Epictète lui associe une métaphore : celle de la porte d’entrée. Ce qui laisse entendre implicitement qu’il y aurait plusieurs manières d’entrer en philosophie par la porte ou autrement. Autrement c’est-à-dire par effraction, comme un voleur, de manière illégitime de telle sorte qu’on ne serait pas digne du titre de philosophe.
On peut alors se demander si cette précision pour ceux du moins qui s’y attachent comme il faut et entrent par la porte, ne manifeste pas une intention polémique. En effet, Platon disait dans le Théétète que la philosophie commence par l’étonnement, l’idée qu’Aristote avait également à son compte en affirmant que, “ce fut l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques [5]”. Quelle différence entre une philosophie qui commence par l’étonnement et une philosophie qui commence par la conscience de sa faiblesse ? L’étonnement implique aussi une conscience de ses limites, l’étonnement est d’ignorance. Mais faire commencer la philosophie par l’étonnement, c’est peut être réduire la philosophie à une recherche de connaissance, c’est-à-dire une activité essentiellement théorique et privilégier le mode de vie théorétique qui lui est approprié, tandis que faire commencer la philosophie par la conscience de sa faiblesse l’ordonnerait plutôt à une finalité pratique. Faire commencer la philosophie par la conscience de sa faiblesse, c’est l’ancrer dans la connaissance de soi ; il s’agit de prendre la conscience de ses limites afin de tracer le champ de sa liberté borné par les choses nécessaires.
Le commencement serait en ce sens point de départ pour commencer à philosopher, il faut savoir se départir d’une croyance fondamentale erronée, croire disposer de la puissance de maitriser les choses nécessaires. Cette croyance n’est pas seulement d’ordre théorique, car elle détermine une pratique ; si nous croyons pouvoir maitriser les choses nécessaires, alors nous passerons notre temps à lutter en vain contre la fatalité et nous serons incapables d’accepter et de supporter les évènements de la vie, surtout ceux que l’on se représente comme étant des maux.
Le point de départ de la philosophie morale serait alors de définir les limites de la liberté humaine ainsi que les limites de sa connaissance concernant les principes moraux et les normes éthiques. Nous ne pouvons pas agir moralement ni immoralement si nous ne sommes pas libres de choisir entre une action juste/bonne et une action injuste/mauvaise. Ce lien nécessaire entre morale et liberté a été démontré notamment par Saint Augustin d’Hippone ; la notion de péché n’aurait pas de sens si Dieu n’avait pas donné à l’homme la liberté. Le choix d’agir bien ne serait pas possible si on n’avait pas aussi le choix d’agir mal, ce qui fait la valeur de la bonne action, c’est qu’elle a été choisie plutôt que la mauvaise action, c’est-à-dire que la bonne volonté a triomphé de l’inclination au mal.
Par ailleurs, avoir la liberté de choisir entre deux possibles ne suffit pas pour agir moralement, encore faut-il que nous soyons capables de déterminer, entre plusieurs actions possibles, laquelle est la plus morale. Cela implique donc la connaissance. Sans cette association entre liberté et connaissance, nous ne sommes pas imputables de la responsabilité de nos actions. D’ailleurs, sur le champ juridique, quand une personne est accusée d’avoir commis une faute, à partir du moment où il est prouvé qu’elle a commis l’acte qu’on lui reproche, il ne lui reste plus qu’une stratégie qui serait de nier sa responsabilité en affirmant son ignorance telle que, je ne savais pas que ce que j’avais fait allait causer du tort à autrui ou en affirmant son impuissance telle que, j’étais sous l’influence de telle autre personne ou j’étais sous l’influence d’une maladie psychique. A ces conditions, si nous n’étions pas responsables de nos actes, selon Kant nous ne serions pas à proprement parler des personnes mais des choses. Pour Kant, la chose est ce qui n’est susceptible d’aucune imputation, tout l’objet du libre arbitre et qui manque lui-même de liberté s’appelle donc chose.

III. Cas de conscience et la notion de bien et de mal comme point de départ de la philosophie morale

La science morale engage effectivement le sens de l’homme et nous oriente vers la question du fondement. Pour ce faire, nous prenons en considération le cas de conscience ou la conscience morale et la notion de bien et la notion de mal comme des éléments déclencheurs de la philosophie morale. D’abord, la conscience est la connaissance que l’homme a de ses pensées, de ses sentiments et de ses actes. On distingue la conscience immédiate qui renvoie à la simple présence de l’homme à lui-même au moment où il pense, sent, agit etc., et la conscience seconde ou réfléchie qui est la capacité de faire retour sur ses pensées ou action et du coup de les analyser, voire de les juger.
Dans tous les cas, la conscience, par cette possibilité qu’elle contient de faire retour sur elle-même, est toujours également conscience de soi. Elle fait de l’homme un sujet, capable de penser le monde qui l’entoure. C’est en elle que prennent racine le sentiment de l’existence et la pensée de la mort. La conscience est donc le propre de l’homme, et si elle fait sa misère, elle constitue aussi sa grandeur, car “l’homme n’est qu’un roseau, le plus faible de la nature, mais c’est un roseau pensant [6]”. De Socrate, qui fait sien l’oracle de Delphes, le fameux, “connais-toi toi-même [7]”, à Augustin qui dans les confessions, invite au retour sur soi, pour atteindre la foi et la vérité intérieure, elle apparait comme la condition nécessaire et préalable de toute recherche de sens et de vérité .Cette invitation socratique partant de l’oracle de Delphes, n’est pas une invitation à l’introspection psychologique mais traduction du souci de faire de chacun le juge personnel de ses pensées.
Mais pour que la conscience devienne vraiment un problème philosophique, il fallait qu’elle joue un rôle constitutif dans la connaissance. Elle désigne la capacité mentale à porter des jugements de valeurs morales sur des actes accomplis par soi ou par autrui. La conscience est également un critère de catégorisation conceptuelle et étant ce critère, elle représente le trait distinctif caractérisant l’humanité du sujet. Cependant, “le mot conscience n’est pas défini bien rigoureusement par l’usage. En vertu de cet instinct de personnification qui est familier au langage, on en fait le plus souvent une porte de double intérieur ; un esprit correcteur, disait Origène, un pédagogue associé à l’âme. D’autres disent : Le prophète du cœur. Sous ces images, il faut chercher un sens philosophique [8]”. Ainsi, dans le registre philosophique, “conscience, cela signifie étymologiquement, application de la science à quelque chose (cum-scientia).Il s’ensuit que, proprement, la conscience est un acte, non un pouvoir et selon l’usage courant, l’application dont il s’agit est relative aux actes humains particuliers, qui sont la matière morale…Or cette application peut se faire en vue d’en déterminer la valeur [9]”.

Par ailleurs, la notion de bien et de mal peut être considérée également comme mobile de la philosophie morale. La notion de bien suppose la définition préalable d’une norme. Ce qui est bien, ce qui est bien fait, est ce qui répond à une attente, ce qui est parfait au sens propre du terme, ce que l’on approuve. Le contenu de la notion de bien est de ce fait susceptible de variations extrêmes selon le type de normes qui sont posées .Le bien peut-être un idéal dont le monde imparfait doit toujours chercher à se rapprocher comme l’avait conçu Platon, il peut être le bonheur ou le plaisir chez les épicuriens et il peut être la conformité à l’ordre universel de la nature selon la pensée stoïcienne ou encore il peut être l’obéissance à la loi divine, la pure intention morale chez Kant. Du bien, comme du bonheur, on peut alors dire que tous les hommes le désirent, mais qu’ils ne sont pas forcément d’accord sur les fondements. Se prononcer sur ce qui est bien, c’est donc poser un principe d’existence et de sens, qui relève toujours d’une morale ou d’une éthique.
“Le premier de tous, aussi premier et vénérable en philosophie morale que le concept de l’être en philosophie spéculative ,c’est le concept du bien, d’autant plus énigmatique qu’il est le premier, tout simple pour le sens commun, mais qui foisonne de sens variés pour le philosophe. Ce concept du bien a commencé son règne dans la culture occidentale avec Socrate. Le point essentiel est de distinguer la notion animale du bien, purement sensorielle, et la notion humaine du bien, notion d’ordre intellectuel [10]”. Ce bien moral est fondé sur l’universalité de la Raison pure pratique et le bien vise la fin alors ontologiquement la fin et le bien sont identiques, cela est une fin qui est bien, cela est étranger à toute finalité qui est un mal. Contrairement au bien, le mal est un défi dans le départ de la philosophie morale. Le mal est un vice qui détourne les hommes à faire le bien, qui est la visée des principes moraux. Il est donc à éviter dans les actions humaines car c’est un aspect immoral. Comme le confirme Paul Ricœur, “pour l’action, le mal est avant tout ce qui ne devrait pas être, mais doit être combattu. En ce sens, l’action renverse l’orientation du regard [11]”. Dans la rigueur du terme, le mal moral, désigne ce qui fait de l’action humaine un objet d’imputation, d’accusation et de blâme. L’imputation consiste à assigner à un sujet responsable une action susceptible d’appréciation morale. L’accusation caractérise l’action elle-même comme violation du code éthique dominant dans la communauté considérée. Le blâme désigne le jugement de condamnation en vertu duquel l’auteur de l’action déclaré coupable et mérite d’être puni. Tout mal causé par l’un, nous l’avons vu, est un mal subi par l’autre. “Faire le mal, c’est faire souffrir autrui [12]”. Comme nous pouvons le constater, du mal, découle divers vices à savoir la violence, la souffrance etc., et tous ces vices empêchent de mener une vie morale adéquate.

Conclusion

En définitive, nous estimons que le point de départ de la philosophie, nous renvoie à son début, son commencement ou en d’autres termes son fondement. Et cela nous amène à ébaucher quelques facteurs déterminants qui sont comme un mobile et constituent le seuil de la pensée morale. Ainsi, nous avons évoqué entre autres le cas de conscience et la notion de bien et de mal dont nous avons mis en exergue. Le cas conscience est cette difficulté sur la question de devoir ou de morale qui marque la réflexion éthique et morale. La conscience est la pensée sur le modèle d’une chose et l’éveil sur soi à penser notre existence. La notion de bien et de mal considérée comme étant au seuil de la réflexion éthique, est l’orientation de nos choix et de nos actions moraux. La notion de bien est la visée morale et celle de mal est un empêchement à des bonnes actions morales qu’il faut éviter. Telle est notre approche d’appréhender le point de départ de la philosophie morale ; mais nous ne prétendons pas que c’est l’unique point de vue de ce départ, car il peut être varié selon la pensée de chaque philosophe.

Par MBAILASSEM Désiré, étudiant en philosophie à l’Institut Supérieur de Philosophie de Saint-Laurent de Bouar

Bibliographie

1-P.Ricoeur, Le mal, Labor et Fides, Besançon, 1996
2-L.Hansen-Love, La philosophie de A à Z, Paris, Hatier, 2022
3-B.Pascal, Les pensées, Paris, le club français du livre, 1954
4-R.P.Sertillances,la philosophie morale de Saint Thomas d’Aquin,Paris,Montaigne,1939
5-J.Maritain, Neuf Leçons sur les premières notions de la philosophie morale, Paris, TEQUI, 1995
6-Epictète, Entretiens, Livre II, Texte Etabli par J.Souilhé, Paris, « Les belles lettres »,1949
7-Aristote,La métaphysique ,Livre A

Notes

[1] : L.Hansen-Love, La philosophie  de A à Z, Paris, Hatier, 2022, p.339

[2]L.Hansen-Love, op.cit., p.339

[3] L.Hansen-Love, op.cit., p.339

[4] Epictète, Entretiens, Livre II, Chapitre XI, Texte Etabli par J.Souilhé, Paris, «Les belles lettres », 1949,p.41

[5] Aristote, La métaphysique, Livre A, ch. II

[6] B.Pascal, Les pensées, Paris, Club français du livre, 1954, p.186

[7] L.Hansen-Love, La philosophie de A à Z, Paris, Hatier, 2022, P.470

[8] R.P Sertillances, La philosophie morale de Saint Thomas d’Aquin,Paris,Montaigne,1939 ,p.385

[9] R.P Sertillances,op.cit,p.385

[10] J.Maritain, Neuf Leçons sur les premières notions de la philosophie morale, Paris, TEQUI, 1995, p.19

[11] P.Ricoeur, Le Mal, Labor et Fides, Besançon, 1996, p.39

[12] P.Ricoeur,op .cit ,p.39

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