Le séducteur malheureux

Introduction

Vous vous apprêtez pour votre rendez-vous galant, vous vous coiffez devant le miroir, vous faites attention aux moindres détails pour donner la meilleure image de vous-même, car  vous le savez, la première impression est toujours la bonne, du moins la seule qui compte. Rien ne doit être laissé au hasard lors de cette première rencontre avec la personne qui vous obsède et qu’il faut à présent conquérir. Comme il y a un art de la guerre, il y a un art de la séduction – et ils ne sont pas si éloignés l’un de l’autre ! – mais que fait-on lorsqu’on séduit ? De quoi la séduction est-elle le nom ? Nous ne nous proposerons pas, dans ce court essai, de démystifier entièrement la séduction dans un travail d’analyse exhaustif, mais nous tenterons d’interpréter cette disposition humaine et ce rapport inédit à l’autre qui n’est peut-être au fond, qu’un rapport à soi. Nous étudierons la figure du séducteur, sa quête d’identité et ses motivations pour mettre en exergue la vanité de la séduction et le malheur qu’elle est susceptible de révéler.

 

I. La séduction comme expérience ludique

Voilà l’idée que nous pouvons commencer par exprimer : que la séduction n’est pas l’amour passionnel d’un sujet qui se considère comme l’objet de l’être aimé. La séduction c’est le contrôle. Contrôle de soi, de ses émotions, de ses gestes, de son discours. Contrôle de l’autre, que l’on cherche à obtenir à travers le jeu de la séduction. Car ce qui définit le séducteur, c’est bien le jeu auquel il joue. Ce jeu peut trouver sa source dans l’organisation même de la vie, comme la parade nuptiale pourrait symboliser l’invitation subtile de la nature à la reproduction de la vie, mais nous ne parlons ni d’amour, ni de sexualité et il y aurait ici un anthropomorphisme évident. La séduction peut être même considérée comme une notion contraire, car au lieu de consacrer l’autre dans l’amour ou de le consumer dans le sexe, le séducteur recherche l’amusement dans la manipulation des sentiments et des émotions. La fin ne peut être la reproduction, cette dernière est éventuellement surajoutée, mais alors le séducteur cesse d’être séducteur et devient un vulgaire jouisseur. L’art de la séduction revient à faire oublier à l’autre qu’il joue à un jeu : le séducteur triomphant joue à un jeu à deux auquel seul lui est conscient de jouer.

Mais quel est le vrai but du jeu ? Pascal dans ses Pensées nous invite à penser que le malheur des hommes vient du fait qu’ils ne peuvent demeurer en repos dans une chambre sous peine de prendre conscience du vide de l’existence et de leur propre vanité, de leur néant. La séduction nous divertit un temps de cette cruelle condition qui est la nôtre. La séduction n’est pas porteuse de sens comme pourrait l’être la religion ou le travail par exemple et cela se révèle salutaire, car ce qui est chargé de sens finit forcément par devenir douteux : est-ce que je me réalise vraiment dans le travail ? Est-ce que Dieu me sauvera de mes péchés ? La séduction est certes un perpétuel quitte ou double et l’on mise toujours tout ce que l’on possède en abattant tour à tour tous nos atouts mais lorsqu’on perd on ne perd rien. On est victime d’une légère blessure narcissique tout au plus, qui se refermera bien vite avec le temps ou au cours des parties suivantes. Mais il ne faudrait pas oublier que le divertissement ou plutôt la diversion contient toujours en elle-même ce de quoi elle est la diversion. Le séducteur est triste et il sent la vanité de son entreprise, car s’il gagne, il ne gagne rien. Les faveurs de l’autre sont plus une source d’angoisse, car il s’agira d’assumer une affection que l’on ne mérite ni ne souhaite.

Parlons encore de la séduction moderne et de ce que l’on peut appeler vulgairement la drague. Il convient ici de produire une distinction conceptuelle, car la drague n’est pas le fait de charmer pour conduire une personne vers la destination que l’on souhaite, mais est au contraire un processus mécanique consistant à ramener vers soi. La technè a remplacé l’art, la casualité a remplacé la noblesse, l’efficacité des moyens a remplacé la beauté de la fin. Ce qui compte dans la drague, en effet, c’est d’être efficace. Elle est un moment pénible à passer pour parvenir à des fins substantielles, mais elle est aussi une technique qui doit être perfectionnée pour davantage ressembler à un algorithme mathématique qui doit amener à la réponse « oui » à la fin de chaque chemin. La vraie séduction est à elle-même sa propre fin tandis que la drague est toujours intéressée, c’est ce qui la rend laide et peu valorisante. Elle manque généralement de subtilité, de circonvolutions, car le dragué est déjà acquis à la cause du dragueur. Tout est déjà entendu, il n’y a aucune surprise, seulement des biais de confirmation.

Si la drague a de plus en plus tendance à se substituer à la séduction aujourd’hui, c’est que les rapports entre les êtres humains ont changé. Baudrillard décrit avec force et lucidité la transformation des liens sociaux dans La société de consommation qui est devenue la nôtre. Les applications de rencontre sont devenues un lieu de consommation comme un autre où chacun fait son choix parmi les articles proposés. Comme dans tout magasin, on retrouve l’équivalent des services payants, des promotions, mais également de la distinction entre les riches (ceux qui peuvent consommer) et les pauvres (ceux qui consomment peu ou pas), le capital économique est ici remplacé par le capital physique et éventuellement culturel. L’homme transformé en « devant-jouir » selon les termes de Baudrillard, doit exploiter à fond le « fun-système » promulgué par la société de consommation. Être déterminé de la sorte à séduire, ce n’est plus être un séducteur, mais être un dragueur. A trop vouloir consommer, le séducteur moderne se transforme lui-même en simple objet de consommation, il devient l’objet utilisé et consumé jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de lui que son enveloppe vidée de toute substance. Il est un Néo Narcisse des temps modernes qui ne cherche qu’à se plaire en savourant son régime, ses médicaments, sa culture physique, sa difficulté à arrêter de fumer. Il est conscient que sa réussite sociale dépend entièrement de l’image que les autres ont de lui. Sa condition physique est sa seconde jeunesse. Dans ce corps, érotisé, c’est la fonction sociale d’échange à travers la politesse et les rituels sociaux qui prédomine comme l’indique Baudrillard. On vend une certaine image de la femme et de l’homme et c’est cette image et non la femme ou l’homme réel que l’on doit rechercher et consommer. Telle est la marque des nouveaux rapports amoureux. Tout doit aller plus vite, être quasi instantané, se languir n’augmente plus le désir, mais la frustration de ne pas jouir pendant que les autres jouissent. Chacun regarde son voisin pour savoir s’il possède plus. Plus d’objets matériels, plus de conquêtes amoureuses, seule la quantité compte. Le comportement de l’homme et de la femme dans les relations amoureuses s’uniformise encore plus, tout comme les attentes des uns envers les autres. La femme finit par désirer ce que veulent les femmes pour pouvoir être ou se sentir femme et l’homme veut correspondre à ce que la femme attend de lui. Ces constructions archétypales sont, bien entendu, produites ex nihilo par les publicitaires et les marketeurs qui, en prescrivant ce qu’il faut acheter, imposent ce qu’il faut penser. Le séducteur est ce rebelle qui, en cassant les codes, érotise à nouveau son corps pour produire un élan libidinal original. Ne souhaitant jouir que de lui-même, il déçoit les autres. Insaisissable, il ne peut être consommé , car lui-même ne consomme pas. La séduction est ce jeu qui ne répond à aucun besoin et qui, par conséquent ne peut être réduit à un service vendu. Il n’y a plus de place laissée au séducteur dans la société moderne et c’est précisément pour cela que sa présence est à ce point nécessaire. Il est un intempestif, un inactuel qui met la société en face de sa propre décadence. En refusant de changer, il chevauche le tigre et devient le parangon flamboyant d’une époque révolue.

 

II. Le séducteur est un éroticien

 La séduction est en réalité un égoïsme déguisé. Lorsqu’on séduit, contrairement aux apparences, ce n’est pas vers l’autre que l’on se tourne, mais vers soi-même. L’autre devient notre propre miroir dans lequel on essaie de se contempler. S’il y a quelque chose de beau dans le regard de l’autre, c’est toujours et avant tout notre propre reflet. D’une part on essaie de se montrer à soi-même ses compétences, sa capacité à plaire, l’approbation de ce que l’on fait, de ce que l’on dit, de ce que l’on est ou plutôt de ce à quoi l’on ressemble. Toute séduction est avant tout manipulation par la construction d’apparences que l’on fait passer pour la réalité. Le langage verbal et non verbal, les vêtements, la stratégie de la conversation, tous ces artifices sont dirigés vers un seul but : faire admettre à l’autre qu’il nous apprécie, nous aime ou nous adore. Nous cherchons cette confirmation que l’on est appréciable, aimable et adorable. Cela passe par une manipulation des émotions. Un bon mot doit faire décrocher un sourire, un mot tragique, un sentiment de gravité. On ne joue pas avec l’autre, on joue avec lui, on se joue de lui. Ce n’est pas tout, en s’opposant à l’autre en tant qu’il est ce qui résiste tant bien que mal à notre tentative de manipulation, on se construit une identité, on existe à ses yeux et sa considération nous donne une substance, une contenance, une consistance dans le monde.

Cette identité est produite aux dépens de l’autre, relayé à la simple chose que l’on doit instrumentaliser. Ainsi, lorsque l’on séduit l’autre, c’est avant tout nous-mêmes que nous séduisons, car ce que je recherche en l’autre, c’est moi-même. La conversation est en réalité un monologue. Même s’il peut se prendre au jeu, le séducteur vit toujours une expérience excitante mais décevante, car il éprouve un échec dans la réalisation de son identité. Il pourrait même s’auto-convaincre en expliquant que « ce n’était pas la bonne », mais en réalité, cette bonne personne n’existe pas, car le séducteur ne recherche pas l’âme sœur, il se cherche lui-même. Le séducteur, Kierkegaard l’appelle l’éroticien dans Le journal du séducteur. L’écriture de Kierkegaard est unique en son genre. Sa philosophie entre en résonnance avec celle de Hegel, mais veut s’en émanciper en défendant une évolution dialectique qui ne transcende pas les consciences individuelles. Chaque homme passe par trois stades de l’existence au cours de sa vie, correspondant chacun à une prise de position sur la vie elle-même et sur le sens que l’on doit trouver à notre présence au sein du monde. Le stade esthétique est le premier moment, et celui de notre éroticien. Nous sommes, par nature, portés vers le plaisir et la vie doit donc être ce qui rend possible notre jouissance et ce qui invite à la jouissance. Nous existons pour jouir et profiter de tous les plaisirs sensuels ou contemplatifs. Kierkegaard écrit ainsi sous pseudonyme car ses livres représentent différents moments de son existence et le séducteur qu’est Johannes, le héros du journal est sans doute le jeune Kierkegaard amateur de banquets et de prostituées. Mais nous avons tous été Johannes durant un temps de notre vie, au commencement, lorsque nous refusions toutes responsabilités, toutes les conséquences de nos actions. Le stade esthétique marque la liberté de faire ce que l’on veut et de jouir comme on l’entend. Peu importe si la séduction rend les autres malheureux, car elle est une tromperie, et la faute revient toujours à celui ou celle qui s’est laissé tromper.  Le séducteur n’est pas responsable du malheur qu’il cause, il ne répond que de son propre bonheur. « Aimer une femme est égoïste, les aimer toutes est vain, le séducteur se rend disponible pour le plus grand nombre de filles possible ».

 

III. L’échec esthétique de la séduction

 Ainsi donc le séducteur est constamment affamé et constamment rassasié, car plus il sent son pouvoir de séduction et plus il se sent exister à travers les yeux de l’autre, plus il a besoin de séduire davantage. Comment expliquer ce cercle vicieux dans lequel il va finalement perdre l’identité qu’il cherchait tant à se construire ? Le séducteur ne se réalise pas à travers la séduction, il se perd lui-même. Pour Kierkegaard, passer du stade esthétique au stade éthique (puis au stade religieux) implique une prise de conscience existentielle qui se manifeste par le désespoir et l’angoisse qui lui est corrélée. Et quoi de plus angoissant que de se perdre soi-même dans l’infini des conquêtes. Quoi de plus désespérant d’être dans arrêt déçu et poussé vers d’autres. Le séducteur est un Sisyphe qu’il faut imaginer malheureux.

Le stade éthique doit être la rédemption du séducteur, le salut qu’il attendait. Il s’agit ici d’accepter les responsabilités pour devenir un acteur social intégré et engagé. Par le mariage, l’éducation de l’enfant, l’homme se réalise vraiment en tant qu’être social, il sauve son identité. En effet, l’identité a besoin de stabilité pour être réellement identité et le stade éthique permet une situation stable sur le plan émotionnel et affectif, car elle permet un enracinement dans la famille et une relation d’interdépendance entre ses membres. Mais se marier n’est pas consacrer l’être aimé pour le séducteur. C’est bien plutôt devoir renoncer à tous les autres ! « Mieux vaut être bien pendu que mal marié », écrit Kierkegaard. Là est l’angoisse et le désespoir. Et encore une fois, prétexter attendre la bonne personne est de la pure mauvaise foi, car s’il est une personne pour laquelle l’âme sœur ne peut pas exister, c’est bien le séducteur : quand bien même il se trouverait en face d’elle, il ne pourrait pas la reconnaître. Le séducteur a cette capacité ou plutôt ce devoir de néantisation ( chez Sartre, la capacité de nier le réel pour le reconstruire à l’aune de notre imagination)  : il a la liberté de devenir ce qu’il n’est pas, même un temps ; de nier sa propre identité pour devenir qui il veut, ou plutôt qui il doit être pour espérer séduire l’autre. Comme le garçon de café joue à être un garçon de café, en adoptant la posture, les formulations, l’obséquiosité, et cesse de l’être une fois qu’il raccroche son tablier. Il sort de son rôle comme le séducteur après avoir séduit ou une fois le rendez-vous terminé. Mais sa malédiction est de ne pouvoir se trouver ou éprouver un réel sentiment de contentement, de réussite : parvenir à ses fins, c’est-à-dire à séduire est l’échec de la recherche de quelqu’un qui nous résiste, qui s’oppose à nous et qui, par conséquent, nous fait sortir de notre rôle, pour redevenir qui l’on est vraiment.

A force de d’avancer masqué, de camoufler ses pensées profondes derrière un langage aux signes soigneusement pesés et maîtrisés pour dire à l’autre ce qu’il a envie d’entendre, à force d’hypocrise sans cesse renouvelée et adaptée à la personnalité des autres, comment ne pas nous perdre nous-même ? Ne pas finir par ne plus savoir qui l’on est ? Mais a-t-on même déjà été quelqu’un durant le moment esthétique ? Certes, la séduction est caractérisée par un plaisir égoïste où l’on se gargarise de notre propre capacité à plaire, mais en vérité, ce plaisir est éphémère et vain car la séduction a beau nous emplir de nous-même, elle laisse un trou béant duquel le néant s’échappe et ne demande qu’à remonter à la surface. Être plein de soi-même, c’est être désespérément vide.

 

IV. Deux figures du séducteur : Don Juan et Clamence

La figure de Don Juan nous offre l’archétype du séducteur enthousiaste et malheureux. Sans cesse à la conquête des femmes, Don Juan se cherche lui-même dans un monde vidé d’un sens supérieur où la seule vérité qu’il nous reste est que « deux et deux font quatre ». Don Juan ne veux pas jouir aux dépens des femmes, il ne recherche pas non plus leurs faveurs sexuelles, il les manipule certes mais non dans un but mesquin, il fait le mal sans s’en rendre compte. Le séducteur n’est pas un salaud. Il est innocent au sens où il n’a aucune conviction mauvaise, car plus de conviction du tout. Impossible pour lui de passer au stade éthique qui n’est finalement qu’un jeu de conventions sociales tout juste bon à assurer la paix entre voisins et encore moins au stade religieux proclamant l’amour d’un dieu qui n’existe pas et la profession d’une foi qui s’en est allée. La seule délivrance des tourments de ce séducteur patenté est la mort que Don Juan vit plutôt comme une délivrance. Il l’accueille résolument, comme un dernier défi. Le Commandeur ouvre alors le sol sous ses pieds pour libérer définitivement Don Juan qui aura réussi son dernier exploit : séduire la mort elle-même.

Une autre figure du séducteur que nous pouvons évoquer de manière succincte est celle de Jean-Baptiste Clamence, l’alter-ego d’Albert Camus dans son livre La chute. Se désignant lui-même comme « le juge-pénitent », Clamence évolue dans un monde froid et étranger, dégoûté des autres, mais adorateur de lui-même, il sait faire preuve d’assez de cynisme pour tenir son rôle sans le prendre trop au sérieux à l’inverse des autres qui n’en deviennent que plus ridicules. Clamence se sent libre, libéré, car il ne se connait d’égal en rien. Clamence a compris que rien ne comptait vraiment. Guerre, amour, suicide, il s’y intéressait de manière polie, courtoise et superficielle. Tout glissait sur lui. Ce séducteur ne vivait qu’au jour le jour sans autre continuité que celle du « moi-moi-moi ». Par les dons que lui avait accordé la nature, il réussissait avec les femmes, assez facilement d’ailleurs, mais sans jamais pouvoir les rendre heureuses ni se rendre lui-même heureux à travers elles, car il aimait à peine, visitait à peine le monde, vivait à peine. Le séducteur arrive à ses fins à peu près à chaque fois, car on lui trouve du charme. Il avait en horreur ce fameux moment où la femme lui demandait s’il l’aimait ; ne pouvant répondre oui, car cela l’engageait au-delà de ses réels sentiments, ne pouvant répondre non au risque de ne plus être aimé et de souffrir. Il se condamnait lui-même à l’hypocrise non par vice, mais par confort. Ces objets de conquête deviennent objets de vantardise pour combler le manque de sens.

La prise de conscience de l’absurdité de la condition du séducteur s’opère alors que Clamence voit une femme prête à se jeter d’un pont. Il tourne les talons, fait quelques mètres et entend la chute d’un corps dans l’eau, des cris, puis le silence. Incapable de bouger, de remuer un tant soit peu la vie, Clamence n’a aucune bonne raison d’aider cette femme. Il se rend alors compte qu’il aime la vie comme il aime séduire, c’est-à-dire comme un toxicomane accro à une drogue qui lui donne l’illusion d’être plus heureux, mais qui en réalité le fait pourrir de l’intérieur. « Sans doute, je faisais mine, parfois, de prendre la vie au sérieux. Mais bien vite, la frivolité du sérieux lui-même m’apparaissait et je continuais seulement de jouer mon rôle ». Pour Clamence, la vie est une pièce de théâtre qui ne s’arrête jamais. Elle est d’autant plus frustrante que les autres pensent qu’ils ne jouent pas, que tout est très sérieux, qu’il faut faire particulièrement attention. C’est une malédiction que d’être un acteur qui lui seul sait qu’il est acteur. Difficile de jouer convenablement après une telle prise de conscience. Enfin il n’y a pas le choix que d’essayer et de faire de son mieux. Le sport et le théâtre deviennent les deux seuls remèdes de Clamence qui peut enfin se sentir innocent, car ici finalement, tout le monde sait qu’il est en train de jouer et a conscience d’obéir à des règles arbitraires, pour la beauté du jeu. La malédiction de Clamence est de vouloir sans cesse fracturer le beau mannequin qu’il représente pour montrer ce qu’il est vraiment, mais c’est au-dessus de ses forces malgré son cynisme patenté et son mépris des conventions sociales, quelque chose l’angoisse : et s’il cessait d’être le séducteur, que pouvait-il bien encore être ?  « On joue à être immortel quelques semaines, on ne sait même pas si l’on pourra se trainer jusqu’au lendemain ». La rédemption pour Clamence – qui n’est en fait qu’un simulacre- c’est de s’accuser pour mieux pouvoir juger les autres. Pas de pitié, pas de circonstances atténuantes, vivre est le plus grand des crimes, la plus grande des injustices. Devenant le miroir de la nature humaine dans lequel chacun peut contempler sa laideur mise à nu, Clamence nous libère du poids que nous avons accordé à l’existence. Le séducteur devient le juge des autres, il leur fait passer une épreuve : résisterez-vous à la tentation ? En cas d’échec, pas de grandes conséquences, simplement le sentiment déplaisant d’avoir été dupé, mais c’est le prix à payer pour reprendre conscience de la vanité des choses et donc de notre liberté à la fois enivrante et angoissante. L’absence de responsabilités autres que celles que l’on se donne, l’absence de sens.  « Je n’ai pas changé de vie, je continue de m’aimer et de me servir des autres. Seulement, la confession de mes fautes me permet de recommencer plus légèrement et de jouir deux fois, de ma nature d’abord, et ensuite d’un charmant repentir ». La chute est celle de la femme qui tombe dans l’eau glacée, mais elle est aussi celle du séducteur qui tombe dans l’abîme du néant ; une chute vertigineuse, qui mêle délice, ivresse et désespoir. « Ô jeune fille, jette-toi encore dans l’eau pour que j’aie une seconde chance de nous sauver tous les deux ! Une seconde fois, hein, quelle imprudence ! Il faudrait s’exécuter. Brr… ! L’eau est si froide ! Mais rassurons-nous ! Il est trop tard, maintenant, il sera toujours trop tard. Heureusement ! ».

 

Conclusion

Nous sommes parvenus à interpréter la séduction comme la conquête vaine de soi à travers l’autre. Eternellement plaisante, éternellement frustrante, la séduction peut nous divertir de nous-mêmes, jusqu’à ce que le néant se rappelle à nous avant de nous rappeler à lui. La séduction est cette perte d’identité nécessaire pour incarner le désir de l’autre afin de manipuler plus facilement ses sentiments. Par la séduction, c’est nous-mêmes que nous voulons séduire, réduisant l’autre à l’état d’objet ou d’instrument utile pour parvenir à cette fin. Mais le séducteur ne peut qu’être malheureux tant qu’il poursuit une chimère. L’homme oublie qui il est pour ne plus être que le séducteur, condition excitante et insupportable, car perclus dans son rôle, il perd son identité. Le salut du séducteur réside sans doute dans l’acceptation des conventions sociales, des responsabilités, dans la résignation de l’existence. Ne plus chercher à fuir le néant, mais l’admettre et vivre avec lui pour atténuer sa force et finir par l’oublier comme il nous oubliera à l’heure de notre mort. Rentrer dans le moule, cesser de jouer pour se prendre au sérieux, quoi de plus difficile pour le séducteur rebelle et cynique qui se rit du ton grave que les autres se donnent pour paraître un peu plus consistants. Ceux-là mêmes qui ne sont que les marionnettes de leur propre ignorance préférant l’illusion de leurs certitudes à une vérité trop difficile à porter : tout cela n’a pas de sens. Le séducteur est donc entièrement satisfait de lui-même, mais en contemplant le monde et l’existence, il ne peut être que malheureux, car il est désespérément seul, empli de soi et prêt à dégueuler du néant.

 

Par Thomas Primerano, professeur certifié de philosophie, diplômé de la Sorbonne, membre de l’Association de la Cause Freudienne et sympathisant de l’Association Française Transhumaniste, auteur de ‘’Rééduquer le peuple après la Terreur’’ publié chez BOD.

 

Bibliographie

Le Journal du séducteur, Soren KIERKEGAARD, Folio essais, 1990

L’Etre et le Néant, Jean-Paul SARTRE, Tel Gallimard, 1976

Pensées, Blaise PASCAL, Points essais, 1962

La société de consommation, Jean BAUDRILLARD, Folio essais, 1996

Don Juan, MOLIÈRE, Flammarion, 2013

La chute, Albert CAMUS, Folio 1972

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