Par RASAMOEL Paul Fried de Valois[1]
Introduction
Le suicide est un acte exclusivement humain et identique pour toutes les sociétés. Selon Emile Durkheim, l’un des fondateurs de la sociologie moderne, le taux de suicide s’expliquer à partir d’une analyse globale de la société. Il montre que le suicide relève soit d’un excès soit d’un défaut d’intégration sociale. Or, le suicide est souvent commis par désespoir lié aux problèmes dans les relations humaines ou aux problèmes financiers. Le suicidaire est celui qui n’a pas pu résoudre ses problèmes et ne trouve la solution que dans la mort. C’est pourquoi Schopenhauer pense qu’il s’agit plutôt du phénomène du vouloir-vivre. Pour lui, le suicide découle de la Volonté[2]. Poussé à vouloir la vie, l’individu trouve dans le suicide un moyen de se soustraire à la douleur. Celui à qui le fardeau de la vie pèse, qui aime la vie et qui est las d’endurer le triste sort qui lui est échu, pense se libérer par le suicide.
Notre réflexion consiste avant tout à chercher le vrai mobile (la vie ou la mort) dans le suicide et, à partir de là, distinguer le vrai suicide du faux. En effet, Schopenhauer indique que le suicide orchestré par la Volonté n’est pas un vouloir-mourir mais une autre façon de vouloir vivre. Se pose alors la question de savoir pourquoi celui qui cherche la mort veut, au plus profond de lui, la vie. Et si le suicide ordinaire est un faux (car le suicidaire veut vivre), quel est donc le suicide où l’agent nie son vouloir-vivre au profit de la mort ? Pour atteindre notre analyse, deux perspectives méritent d’être examinées : d’abord le suicide en tant qu’affirmation de la vie et ensuite le suicide en tant que négation de la vie.
1- Le suicide comme affirmation passionnée du vouloir-vivre
Nous pensons souvent qu’un suicidaire ne veut plus vivre ; autrement dit, il nie son vouloir-vivre tout en supprimant son corps dans sa totalité. Cependant, pour Schopenhauer, le suicide, bien loin d’être une négation du vouloir-vivre, est une marque d’affirmation excessive de la Volonté[3]. Un suicidaire ne veut pas vraiment mourir. Au contraire, il veut vivre tout en affirmant sa volonté sans être perturbée par aucune volonté étrangère. Dans ce cas, la Volonté se trouve tellement entravée qu’Elle pousse l’individu à s’exprimer librement.
1.1. La Volonté et le suicide
Sachons que la Volonté est primaire dans la philosophie de Schopenhauer. C’est pourquoi Elle domine le principe de raison et, par suite, l’action de l’individu. Elle n’est pas liée à la naissance ou à la mort parce qu’Elle vise l’espèce et non l’individu, une vie universelle et non singulière. Voilà pourquoi l’auteur souligne :
« Le rapport est le même entre le suicide et la négation du vouloir qu’entre la chose particulière et l’idée ; le suicide nie l’individu et non l’espèce »[4].
Ce n’est pas la mort de mon chien qui va supprimer l’idée du chien. Il en va de même pour la Volonté.
Le suicide est un phénomène de la Volonté. Etant l’acte du vouloir-vivre, il consiste à reprendre le pouvoir de soi, qui n’est autre que celui de la Volonté, pour vivre comme tous les autres êtres. La victime de l’affirmation de la volonté étrangère se confronte violemment à l’obstacle naturel de la vie à travers la souffrance. Et cela va le conduire à se détruire lui-même. La volonté du suicidaire, la même volonté que celle qui s’incarne, choisit de supprimer le corps plutôt que de le laisser brisé par la douleur. Elle a besoin de se manifester sans entrave. Celui qui se donne la mort veut vivre plus que les autres, car vouloir ne pas vouloir, c’est vouloir autrement. Le suicide, combat du vouloir-vivre avec lui-même, nous montre combien la vie représente une lutte pour la domination. C’est une affirmation excessive voire féroce de la Volonté. En termes plus simples, le suicide est un défaut d’égoïsme.
Néanmoins, étant donné que l’individu, dans le phénomène de suicide, tente maladroitement de se débarrasser de sa souffrance, sa volonté s’anéantit puisqu’elle est niée totalement après sa mort. Il ne peut plus vivre ; ce qui veut dire que le phénomène de la volonté disparaît et non la Volonté Elle-même. Aucune force ne peut détruire la Volonté. Seulement, son phénomène peut être supprimé par un individu ayant connaissance d’Elle. C’est justement le cas d’un suicidaire qui, trop emporté par le vouloir-vivre, cherche en quelque sorte la délivrance. Ce phénomène est présent dans l’euthanasie. Le fait d’anticiper la mort soulage le patient, le débarrasse de sa douleur. Et là, nous avons justement un choix conforme à la volonté de la Volonté (ou la volonté de la nature). Quand la souffrance arrive à son degré le plus élevé, elle nous montre la possibilité de nier la vie. C’est pourquoi un suicidaire a de son point de vue raison de se donner la mort parce qu’il y trouve la victoire. Et voici comment cette victoire lui appartient :
Je ne veux point me soustraire à la douleur ; je veux que la douleur puisse supprimer le vouloir-vivre dont le phénomène est chose si déplorable, qu’elle fortifie en moi la connaissance qui commence à poindre, de la nature vraie du monde, afin que cette connaissance devienne le calmant suprême de ma volonté, la source de mon éternelle délivrance[5].
La suprématie de la douleur physique ou morale rend le suicide si aisé. Dans les heures de détresse, nous allons jusqu’à nous imposer quelque peine corporelle dans l’espoir qu’elle nous soulagera. Le plaisir de vivre provoque le penchant au suicide, auquel l’homme est poussé à se chercher querelle à lui-même pour se tuer, comme d’autres cherchent querelle à quelqu’un dans un dessin semblable.
1.2. Le suicide des amoureux
Commençons par nous demander comment deux êtres qui sont sûrs de leur amour mutuel et qui s’attendent à trouver la suprême félicité, ne préfèrent pas se soustraire à toutes les relations sociales et supporter n’importe quelle souffrance plutôt que de renoncer au bonheur et en même temps à la vie.
En effet, dans l’amour sexuel, le sentiment élève si fort les passionnés au-dessus des choses terrestres et au-dessus d’eux-mêmes. Il donne à leurs désirs matériels une forme si immatérielle. L’amour devient ainsi quelque chose de poétique. Emporté par le vouloir-vivre, l’homme passionné croit devoir trouver une jouissance infinie dans son union avec la femme qu’il aime. Aux plus hauts degrés de la passion, si la relation tourne mal, la vie perdra son charme et paraîtra si vide de joie. Le dégoût triomphe et cela peut parfois pousser l’homme à abréger sa vie. Dans cette situation, la volonté de l’homme est engloutie dans celle de l’espèce. Si la volonté individuelle est incapable d’agir pour le compte de l’espèce, il refuse d’agir pour lui-même. Dans ce cas, l’homme ne trouve la solution que dans le suicide.
L’issue, en pareil cas, c’est le suicide, parfois le double suicide des deux amants, à moins que la nature, pour sauver leur vie, ne leur amène la folie, qui couvrira de son voile la conscience de cette situation désespérée[6].
La passion amoureuse contrariée peut avoir une issue tragique. Non seulement une relation mal tournée, même la passion satisfaite mène souvent au malheur qu’au bonheur. En effet, le sentiment amoureux est souvent en collision non seulement avec les conditions extérieures, mais avec le bien-être personnel de l’intéressé. Le suicide est rarement dû aux seules causes extérieures (comme le pense Durkheim), mais il suppose un certain malaise corporel suite à la négation du vouloir-vivre à l’endroit du suicidaire. Celui-ci, au lieu de se battre comme un héros pour repousser cette négation ou se résigner comme un martyre, demande la mort qu’il ne voudrait pas.
C’est pourquoi, Schopenhauer précise que le suicide n’est pas un moyen idéal pour échapper à la souffrance de la vie humaine par rapport au caractère de la nature, car l’homme qui se suicide est plus que quiconque esclave du vouloir-vivre. Il est mécontent de sa vie et non de la vie en général, donc de sa volonté et non de la Volonté. Le suicide n’est qu’un acte dépourvu de sens. Le mourant ne voit plus quelle serait l’utilité de ses efforts dans la lutte du vouloir-vivre. Ainsi, le suicide est la preuve de la puissance de la Volonté et donc de la faiblesse de l’homme. Il est une suppression du phénomène individuel suite à l’égoïsme démesuré de l’auteur. Le suicidaire détruit son corps et non son vouloir-vivre. Le suicide est un phénomène isolé qui se répand peu. Il se rapporte à la négation du vouloir dans son affirmation même, une contradiction du vouloir-vivre avec lui-même. Lorsque l’homme touche le plus haut degré du vouloir-vivre, une fois qu’un grand obstacle se dresse contre son vouloir, il déclare la guerre, non pas contre celui qui viole son domaine d’affirmation mais contre lui-même, une guerre poussée par la douleur. C’est grâce à la connaissance que la Volonté peut se supprimer d’Elle-même chez un suicidaire.
Dans l’ensemble, le suicide, dans toutes ses formes, relève d’une forte affirmation de la Volonté. C’est une affirmation excessive de son intérêt propre. Quand on interprète son souhait, le mourant voudrait être soigné par le puissant calmant (la mort) après avoir été longuement torturé par la Volonté. Il demande la mort, soit disant par erreur, puisque son désir est de mettre fin à sa souffrance. Mais, comme le dit le roi du pessimisme, la mort n’apporte aucun changement dans notre existence.
En définitive, tout comme refuser l’opération signifie laisser vie à la maladie, se suicider signifie aussi laisser la vie à la Volonté. Le suicide est la voie qui aurait pu nous conduire à la négation de la Volonté, à la délivrance. Il ressemble à un malade qui serait entièrement guéri, s’il voulait laisser finir l’opération douloureuse qu’on vient de commencer, mais qui préfère garder sa maladie. C’est pourquoi il nous apparaît comme un acte inutile et insensé. Il exprime de la façon la plus criante la contradiction du vouloir-vivre avec lui-même. Il est donc préférable d’adopter un autre chemin d’évasion que le suicide pour nier la Volonté.
2- Le suicide comme négation du vouloir-vivre
Il y a un genre de suicide tout à fait différent du suicide ordinaire. C’est la mort par inanition, volontairement accepté sous l’inspiration d’un ascétisme. En effet, la bonté, la douceur et la vertu qui suppriment toute différence égoïste entre un individu et un autre peuvent aller jusqu’à la tendresse désintéressée, à l’abnégation la plus considérable. L’abnégation est un ascétisme, un sacrifice de soi fait volontairement en faveur d’autrui et au profit d’un idéal supérieur. Cette vision perce la barrière d’égoïsme parce qu’ici l’individu prend les douleurs des autres comme si elles sont les siennes. Un tel individu est prêt à sacrifier sa propre personne pour sauver les autres. Puisque les douleurs des autres pèsent sur son être, nulle souffrance ne lui est étrangère et nulle douleur ne lui fait obstacle. Il ne voit plus devant lui l’alternance des biens et des maux qui bornent nos regards et qui nous rendent esclaves de l’égoïsme, mais il considère cette alternance comme essence même de la vie. Cela va toucher de près sa propre personne jusqu’au degré où il est poussé à vouloir le néant, la mort. L’abnégation et la résignation nous conduisent au néant, c’est-à-dire au suicide comme suppression totale du vouloir-vivre.
2.1. Abnégation
Etymologiquement, ab-négation signifie négation de la vie : la résignation, le calme véritable jusqu’à l’arrêt absolu du vouloir-vivre. Elle dérive de la prise en compte de la souffrance d’autrui. Lorsque l’homme pratique la vertu de l’ascétisme, non seulement il fait preuve de l’amour du prochain mais il va jusqu’à sacrifier son intérêt personnel au profit d’un idéal religieux supérieur. Il refuse toute satisfaction sensuelle à n’importe quelle condition ; et il adopte la chasteté qui marque l’autosuppression du vouloir-vivre.
L’ascétisme est une pratique religieuse dépendant d’une discipline, d’un principe ou d’une cause de vie austère. L’ascète est celui qui endure sa souffrance jusqu’à la mort pour adjurer sa foi en s’abstenant d’affirmer les désirs de vivre. L’ascétisme s’achève dans le martyrisme comme arrêt total du vouloir. Le martyre est un suicidaire qui accepte la mort pour donner un exemple à ses semblables. Sa foi lui donne une force qui lui pousse à sortir d’une bassesse des comportements.
L’ascète essaie de se transcender par l’austérité. Cette privation volontaire des désirs découle de la connaissance immédiate comme compassion. Voilà le principe radical de la sainteté, dicté par diverses doctrines religieuses. En d’autres termes, il s’agit des tendances acquises qui progressent vers la renonciation au vouloir-vivre. Cela implique que l’ascétisme correspond à ce que celui qui le pratique n’accorde aucun plaisir de la vie. L’ascète vit dans une véritable humilité :
« Il rend pour le mal le bien, sans ostentation ; il ne laisse pas plus se rallumer en lui le feu de la colère que celui des désirs. »[7]
Il évite tout état de prospérité en pratiquant le jeûne pour briser la volonté de la nature. De-là vient le désir de la mort, un véritable suicide, car la mort ne lui fait plus peur. Contrairement au suicidaire égoïste, il reçoit la mort avec joie comme une délivrance longtemps souhaitée. Telle est la vie enviable de bon nombre des saints et des belles âmes parmi, entre autres, les chrétiens, les musulmans, les hindous, les bouddhistes et les fidèles des autres religions. Cela montre l’essence intime de la sainteté, de l’ascétisme, de l’abnégation, de la lutte à mort contre l’égoïsme.
Toutefois, l’attentat suicide doit être exclu du martyrisme. Ici, le suicidaire manifeste son vouloir-vivre car il est poussé non pas par l’amour du prochain mais par son égoïsme obsessionnel du paradis céleste, sa jalousie, sa haine vis-à-vis de la liberté d’autrui. Attentat est un acte destiné à nuire aux biens et à la vie d’autrui. De ce fait, malgré la mort, l’agent, en se donnant la mort, exprime son désir de vivre.
Ce qui caractérise l’ascétisme, c’est l’acte considéré du point de vue moral et qui dérive non pas des idées abstraites mais des connaissances intuitives et immédiates, de l’essence intime du monde. Ce n’est pas dans les concepts abstraits qu’il y a négation du vouloir-vivre mais dans l’action, la conduite et la manière de vivre. Voilà d’après Schopenhauer le côté le plus élevé de l’humanité, les dogmes qui animent vivement l’esprit de renoncement et de charité, poussé au-delà de ses limites. Voyons les apôtres qui prescrivent d’aimer leur prochain comme eux-mêmes, de faire le bien et de chérir ceux qui les haïssent ou les offensent. Ils prêchent la résignation, la pauvreté volontaire, l’abnégation du vouloir-vivre, la contemplation de Dieu. De l’extérieur, ils semblent être tristes, misérables et malheureux alors qu’à l’intérieur ils sont remplis de joie et de paix céleste. En réalité, ils se trouvent dans une paix imperturbable, un calme profond et une sérénité intime.
L’homme qui se lance dans ce combat contre sa propre nature et qui arrive à une telle victoire devient « le miroir calme du monde »[8] en ce sens qu’il demeure stable devant les diverses chaînes du vouloir-vire telles que la crainte, la colère, la jalousie, la cupidité et toutes autres passions qui nous ébranlent. A ce propos, Mme Guyon, une mystique française, dans son ouvrage Vie de Madame Guyon, affirme :
« Tout m’est indifférent ; je ne puis plus rien vouloir ; il m’est impossible de savoir si j’existe, ni si je n’existe pas »[9]. Elle ajoute :
Midi de la gloire, jour où il n’y a plus de nuit ; vie qui ne craint plus la mort dans la mort même ; parce que la mort a vaincu la mort, et que celui qui a souffert la première mort ne goûtera plus la seconde mort[10].
Tel est le repos, la fleur de sainteté, la béatitude des saints qui apparaissent comme un combat continuel contre la volonté de vivre, malgré l’impossibilité de goûter « le repos éternel » sur terre. Les saints, les ascètes et les fidèles luttent énergiquement et douloureusement pour se maintenir dans cette voie au travers les privations du goût de la vie. Schopenhauer entend ainsi par ascétisme « cet anéantissement aux plaisirs et la recherche de la souffrance »[11].
A ce niveau, l’individu cesse de vouloir la vie. Et cela nous représente un très noble caractère dans une certaine tristesse silencieuse vis-à-vis de la souffrance des autres. Cette tristesse nous émeut si profondément que nous sommes capables d’ouvrir nos bras aux malheureux. L’abnégation résulte de ce qui calme le vouloir sans quoi il n’y a pas de vrai salut comme délivrance de la vie. Le véritable amour, une bonne volonté, procède de l’intuition qui voit au-delà du principe d’individuation (égoïsme) jusqu’à son degré le plus élevé, la sainteté. Ces caractères découlent de la résignation par la tranquillité profonde suite aux privations de la vie jusqu’au vouloir-mourir.
2.2. Le néant et l’ordre de la grâce
Une fois que nous sommes amenés à nier le vouloir-vivre grâce à la conviction religieuse, une fois dans cet état, la sagesse nous conduit à l’abîme, au néant. Ce néant schopenhauerien demeure essentiellement relatif et se rapporte toujours à un objet bien déterminé. Chaque néant doit-être qualifié de néant par rapport à quelque chose de positif. Cet objet positif échappe à la raison, « un exemple de non-pensée »[12] où l’on s’en tient au non-concevable. A fortiori, le néant se transforme en terme positif comme une vive représentation des maux d’autrui qui nous renvoie à l’amertume de la vie. Et ce que l’on peut admettre comme positif, c’est l’être auquel la négation est exprimée par le concept du néant. Cette négation consiste à affirmer le néant de l’être en tant qu’objet du vouloir. Plus précisément, il est question de la négation ou de la création d’un vide par rapport à tout ce qui existe dans l’espace et le temps : « Qui dit négation, suppression, conversion de la volonté, dit donc en même temps suppression et anéantissement du monde qui est le miroir de la Volonté »[13]. Ici, la Volonté est absorbée dans le néant, soustraite au rapport espace-temps.
Le néant nous dévoile une nouvelle vision du monde, le sens le plus profond de la vie dont la douleur nous détourne de la Volonté et nous mène au vrai but de la vie. Celui qui ne veut pas vivre devient sauveur de vie. A l’apparence, sa vie ressemble à une tragédie mais au fond il déploie ses efforts afin de dépasser les plaisirs de la vie, l’existence individuelle jusqu’à abandonner ce bas monde sans regret. A ce point-là, la souffrance devient un moyen de purifier et de sanctifier l’homme, c’est-à-dire de le ramener dans une voie tout à fait étrangère à la Volonté. Elle dispose d’une « vertu sanctifiante »[14] à laquelle le plus haut degré relève de la mort comme but véritable de la vie, son résultat et son résumé. Et une fois mort, il nous est impossible de contempler le cadavre de l’homme fort, celui qui a sacrifié sa vie au bien de tous, en dehors du respect. On parle justement de la vie des héros et des martyres, une vie qui devient source d’inspiration, une référence et un modèle qui encouragent les autres à se comporter comme tel.
Toutes ces considérations nous fournissent une voie destinée à l’homme fort de Schopenhauer. Fort parce que l’agent se donne la mort sans qu’il veuille vivre. Pour suivre cette voie, il répugne et travaille avec toutes ses forces en vue de fonder une existence plus harmonieuse, plus agréable et parfaite, une existence pour le bien de ses semblables encore en vie. Il agit avec les yeux toujours fixés au bien dernier, le salut pour tous en rendant sa vie plus pauvre, plus dure et plus vide (néant) dans la « souffrance salutaire »[15] qui est la panacée de nos misères.
Conclusion
Pour conclure, bien loin d’être la négation du vouloir-vivre, le suicide ordinaire en est une affirmation passionnée. Le suicidaire voudrait que sa volonté s’affirme sans obstacle. En se donnant la mort, il trouve un moyen d’échapper à la souffrance. C’est un lâche parce qu’il se laisse emporter par son égoïsme jusqu’à détruire son propre corps. Celui qui tient à la vie et qui ne supporte pas le fardeau qui pèse sur lui espère trouver le salut dans le suicide. Le plaisir de vivre peut ainsi nous mener au suicide, auquel l’homme se porte pour un motif imaginaire, poussé à se déchirer lui-même jusqu’à la mort. C’est pourquoi, en tant qu’anéantissement volontaire de la Volonté, l’ascétisme est un vrai suicide. Entre la mort volontaire inspirée par l’ascétisme extrême et le suicide conseillé par le désespoir, il y a une nuance souvent mêlée. Pour un ascète, aimer les autres à l’égal de sa personne n’est pas suffisant. Il lui faut un dégoût contre l’essence même de la Volonté de vivre. Bien loin de se donner la mort sous l’influence du vouloir-vivre, un ascète ne cesse de vivre que parce qu’il a complètement cessé de vouloir. L’ascétisme consiste en l’humilité, la pauvreté volontaire et intentionnelle, l’abstention de toute attache mondaine ; et cela va jusqu’à la résignation complète (la mort).
En bref, le suicide ordinaire est un faux suicide car le suicidaire crie la mort en cherchant la vie. Le vrai suicide se trouve ainsi dans le suicide inspiré par l’ascétisme car l’ascète veut vraiment la mort et l’accueille allègrement.
[1] RASAMOEL Paul Fried de Valois est un enseignant vacataire à l’Université de Mahajanga. Il enseigne la philosophie à l’Institut des Langues et Civilisations(ILC). Il a fait ses études philosophiques à l’Université Catholique de Madagascar (UCM). Après avoir eu son diplôme de Master, il s’est inscrit dans une école doctorale à l’Université de Tamatave où il est actuellement doctorant.
[2] La Volonté avec un « V » majuscule désigne la volonté de la nature ou de l’espèce. Elle conçue comme idée. Par contre, la volonté avec un petit « v » signifie Volonté telle qu’elle se manifeste chez l’individu.
[3] Cf. SCHOPENHAUER A., Le Monde comme Volonté et comme Représentation, Tome 1, traduction d’A. Burdeau, éd. 7, Librairie Félix Alcan, Paris, p.416.
[4]SCHOPENHAUER A., Le Monde comme Volonté et comme Représentation, Tome 1, traduction d’A. Burdeau, éd. 7, Librairie Félix Alcan, Paris, p.417.
[5] Ibid., p.418.
[6] Arthur SCHOPENHAUER, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, traduit en Français par Auguste Burdeau, Paris Librairie Felix Alcan, 108 Boulevard Saint Germain 108, 1912, numérisé par Guy Heff, 2013, p.2295.
[7]SCHOPENHAUER A., Le Monde comme Volonté et comme Représentation, Tome 1, traduction d’A. Burdeau, éd. 7, Librairie Félix Alcan, Paris, p.400.
[8] Cf., Arthur SCHOPENHAUER, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, traduit en Français par Auguste Burdeau, Paris Librairie Felix Alcan, 108 Boulevard Saint Germain 108, 1912, numérisé par Guy Heff, 2013, p.894.
[9] Arthur SCHOPENHAUER, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, Tome 1, traduction d’A. Burdeau, éd. 7, Librairie félix Alcan, Paris, p.409
[10]Idem.
[11] Ibid., p.410.
[12] Arthur SCHOPENHAUER, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, traduit en Français par Auguste Burdeau, Paris Librairie Felix Alcan, 108 Boulevard Saint Germain 108, 1912, numérisé par Guy Heff, 2013, p.936.
[13] Arthur SCHOPENHAUER, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, Tome 1, traduction d’A. Burdeau, éd. 7, Librairie félix Alcan, Paris, p.429.
[14]Cf. Arthur SCHOPENHAUER, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, traduit en Français par Auguste Burdeau, Paris Librairie Félix Alcan, 108 Boulevard Saint Germain 108, 1912, numérisé par Guy Heff, 2013, p. 904.
[15]Arthur SCHOPENHAUER, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, Tome 1, traduction d’A. Burdeau, éd. 7, Librairie Félix Alcan, Paris, p.427.