Le Tohu-Bohu

Visions simultanées, Umberto Boccioni (1911-1912)

Introduction

Dans son tableau intitulé Visions simultanées (voir ci-dessus), le peintre futuriste Umberto Boccioni a choisi de représenter la ville comme un lieu de désordre où bruits, bâtiments et vies s’entremêlent pour donner naissance à un chaos généralisé. C’est au sein de ce chaos urbain que le spectateur est comme aspiré. Ce n’est pas la ville en elle-même qui déforme les sons, les couleurs, les odeurs, mais bien l’homme qui chaque jour participe à ce tumulte. C’est son existence s’entrechoquant à celle des autres qui produit le fracas urbain. Mais ce désordre est fascinant, car même si on le constate depuis l’extérieur comme le spectateur devant le tableau, on y est quand même englouti de la même manière que le sont ses personnages. Englouti dans un tohu-bohu infernal. Le tableau de Boccioni a cette particularité de nous « faire voir » le tohu-bohu qui est davantage, dans une acception moderne du terme, le mélange incohérent de sons bruyants. Pourtant, nous aurions plutôt tendance à dire que le tohu-bohu provoque une confusion générale de tous les sens, plongeant le sujet dans l’incompréhension, la panique ou la lassitude. Mais on peut aussi aimer le désordre de la ville. Jamais rien ne s’y reproduit de la même manière, l’esprit est toujours sur le qui-vive, prêt à s’apercevoir des choses nouvelles et stimulantes. Le tohu-bohu, c’est le remède contre l’ennui, c’est la marque du monde qui se laisse à nouveau être monde, qui cesse d’être ordonné selon le gré des hommes. C’est la marque de notre imperfection, de notre échec à ordonner ce monde, peut-être pour le meilleur. Le tohu-bohu comme fracas primaire, lors de la création du monde par Dieu selon la Genèse biblique, nous dépeint l’image d’un monde qui sera à jamais hostile, mais ce monde ne constitue pas alors un défi lancé à l’humanité ? Mettre fin au désordre, n’est ce pas se rendre possesseurs et maîtres de la nature ? Mais nous venons de dire que le tohu-bohu à l’origine désignait les débuts création divine or comment Dieu aurait-il pu permettre que le chaos règne avant que sa puissance démiurgique ne mette la terre en forme ? Peut-être que ce que nous appelons tohu-bohu cache en réalité une unité, un ordre qui nous dépasse et que nos sens ne peut saisir que sous la forme d’un charivari insensé de sensation. Alors, ou bien le tohu-bohu est un désordre auquel l’homme se doit de remédier par sa puissance ordonnatrice ou bien, le tohu-bohu se manifeste justement dans l’esprit de l’homme pour lui montrer son impuissance à comprendre des subtilités du monde qui le dépassent.

En apparence, le tohu-bohu est une épreuve à surmonter, un chaos à vaincre pour que l’homme se sente davantage chez lui dans le monde. Mais en réalité, il est possible que le tohu-bohu n’existe pas autrement que dans l’esprit de l’homme. Il masque alors à ses sens le véritable ordre, indépendant de sa volonté. C’est pourquoi nous sommes en droit de penser que l’homme doit vivre pleinement le tohu-bohu s’il veut parvenir un jour à comprendre l’incompréhensible.

Le tohu-bohu comme désordre à surmonter- Foucault

Le tohu-bohu, c’est quand tout est sans dessus-dessous, qu’on ne s’y retrouve plus. C’est une expérience pénible qu’il appartient à l’homme de surmonter. En effet, l’homme a pour lui la faculté de raison qui lui permet de concevoir un monde cohérent et d’ordonner le monde tel qu’il est pour qu’enfin il corresponde à ce modèle. L’artiste par exemple, a longtemps eu pour mission d’allier avec justesse les couleurs pour peindre un tableau harmonieux ou d’agencer une série de sons pour jouer une mélodie douce et plaisante. La construction architecturale, quand elle a une fin résidentielle, doit correctement calculer l’espace et le style doit rester relativement uniforme pour ne pas jurer avec l’apparence du reste du quartier. La raison dirige la technique pour ordonner le monde. Plus rien ne doit lui échapper. Elle est la fin du tohu-bohu car en s’en rendant maître, elle le fait disparaître. Au contraire, le tohu-bohu, c’est cette folie qui défie la raison, qui même lui permet d’exister. Sans l’aversion du désordre et ses différentes formes, jamais l’art n’évoluerait, jamais l’homme ne se perfectionnerait à produire des moyens de dompter ce désordre. Si tout ne doit pas être qu’un tohu-bohu, peut-être qu’un grain de folie a sa place et son utilité au sein d’un ordre trop rigoureux et ennuyeux.

L’un des plus beaux exemples de tohu-bohu dans la littérature nous est donné par Victor Hugo dans Notre Dame de Paris. Lorsque Hugo décrit la scène du charivari, une grande fête de carnaval, il nous donne à imaginer la grande confusion qui y règne : la musique se mêle aux éclats de rire, aux cris ; les costumes colorés produisent une mosaïque bariolée qui ne peut se laisser saisir par l’œil ; les danses et les jeux confondent tous les mouvements. Le carnaval est alors une totalité informe qui ne se laisse plus décrire par la plume d’Hugo. Pourtant, il y a une beauté saisissante qui se dégage de cette folie.

Dans La naissance de la clinique, Maladie mentale et psychologie ou Surveiller et punir, Michel Foucault développe l’idée que c’est assez récemment que la raison a voulu exclure tout désordre social. La raison moderne veut tout rationaliser pour pouvoir tout normaliser. Ainsi sont conçues les prisons, les cliniques ou les casernes. La raison veut exclure ou corriger, supprimer ou rectifier tout ce qui n’est pas elle. Si la folie des hommes, intrinsèque à leur humanité, permettait l’existence du tohu-bohu, la raison veut y mettre fin. Pourquoi pas ? Après tout, nous ne pourrions difficilement vivre dans un désordre social en permanence, mais le danger de vouloir en supprimer toute trace, c’est qu’alors, plus rien ne s’opposera à une raison devenue totalitaire. La tohu-bohu est le meilleur ennemi de la raison, car il oblige cette dernière à se remettre en question encore et encore et de penser sa propre pensée à la lumière du désordre pour s’en démarquer. Le tohu-bohu participe à la liberté de l’homme, car il consiste en ce mélange incompréhensible des voix, des idées, des actions qui ne sont plus entravées par la pensée dite raisonnable.

Le tohu-bohu comme ordre caché – Leibniz

Pourtant, ce désordre duquel découle une confusion générale ne cache-t-il pas une forme d’ordre ? Le tohu-bohu serait alors un phénomène de cryptage du réel qui en même temps transporte la vérité, mais la rend inaccessible en lui donnant une forme (ou plutôt une absence de forme) que nos sens ne parviennent plus à expérimenter ou plutôt dont l’expérience est si imparfaite qu’elle provoque dans l’esprit un grand désarroi et une insatisfaction. Le tohu-bohu, n’est-il pas alors l’expression d’une vérité voilée ? Le tohu-bohu est un concept définitivement humain qui est censé s’appliquer au monde pour décrire son état. Or, son état est précisément la réalité que l’on forme dans notre esprit et rien d’autre. Tel esprit pourra par exemple considérer la musique tribale comme une cacophonie, d’autres sauront l’apprécier. Cela dépendra de la capacité de l’auditeur a identifier les sons de chaque instrument et à reconstituer la mélodie pour en saisir les subtilités. Un esprit non habitué à tel ou tel ensemble de sons les appellera probablement bruits sans comprendre l’ordre dont ils sont dépendants. Cet ordre peut bien sûr dépendre de choix humains comme la musique tribale dépend de la composition des musiciens, mais peut-on imaginer que le tohu-bohu, qui n’est pas une simple cacophonie, mais un désordre plein et entier, laisse dans l’incompréhension n’importe quel homme, car seul un esprit parfait a le pouvoir de rendre compte de son ordre interne.

La personne qui, pour la première fois expérimente le fracas des vagues pourra sans le doute le qualifier de tohu-bohu. En effet, son esprit sera probablement étourdi par les sons violents des flots qui se fendent sur les rochers, par les vapeurs maritimes ou par les nuances de couleur offertes par les eaux écumeuses dont le mouvement toujours nouveau ne semble suivre aucune règle et ne saurait difficilement être appréhendé. Nos sens bien trop imparfaits nous inviteraient à appeler ce spectacle tohu-bohu. Si c’est incompréhensible, nous nous disons naïvement qu’il n’y a donc rien à comprendre. Pourtant, si c’est Dieu a conçu notre monde et l’a ordonné, il n’existe pour lui aucun tohu-bohu, mais simplement une pluralité infinie de sons, de couleurs, d’odeurs que son esprit parfait parvient à décomposer et à reconnaître.

C’est l’idée que défend Leibniz dans sa préface à l’Essai sur l’entendement humain. Pour pouvoir entendre le bruit des vagues, il faut bien que nous puissions entendre le bruit de chaque goutte d’eau qui compose les vagues. Notre âme les perçoit, mais notre esprit ne s’en aperçoit pas, car il lui est impossible de décomposer et recomposer chaque son pour rendre compte de leur structure interne. Pour celui habitué aux bruits de l’eau, parce qu’il vit près d’un moulin par exemple, ces petites perceptions n’auront pas plus d’effet sur son esprit, car à force d’en faire l’expérience, elles sont destituées de leur caractère de nouveauté et ne frappent plus cet esprit comme avant. Or, l’esprit de Dieu est transcendant, et omniscient ; il fait l’expérience totale du monde et perçoit absolument tout parfaitement. Si l’ordre caché dans le tohu-bohu ne nous est pas accessible, il l’est pour Dieu. Peut-être est-ce pour nous rendre plus humbles et accepter de ne pas comprendre certaines choses ou alors pour nous faire accéder à la beauté du désordre et de la confusion, car saisir chaque phénomène comme un maillon d’une totalité ordonnée semble fort ennuyeux et froid.

Le tohu-bohu comme vie dans le tumulte – Nietzsche

Il ne s’agit alors pas de combattre le tohu-bohu ou de le voir comme un mal, mais de nous en imprégner pour en faire une expérience esthétique unique qui nous est justement permise par l’imperfection de nos sens. Il y a dans le désordre ou dans la confusion, un nouveau moyen d’expression. Le tohu-bohu peut se produire, mais ne se reproduit jamais à l’identique, il est la marque d’une vitalité particulière, d’un moment particulier qu’on ne peut jamais saisir dans son entièreté. Le tohu-bohu en matière d’art est comme une ivresse, car il veut rendre ivres nos sens en les saoulant d’odeurs, de couleurs de formes de sons. L’être humain n’est peut être pas fait pour l’ordre ou du moins pas entièrement. Ce serait le priver d’une beauté particulière du monde ; une beauté qui ne se donne pas facilement et pour laquelle il faut qu’on se donne corps et âme sans chercher à comprendre, c’est-à-dire à rationaliser ce qu’on entend, ce qu’on voit et ce qu’on touche. Le tohu-bohu doit se vivre justement pour se sentir vivant.

Marinetti, qui théorise le mouvement futuriste, comprend bien qu’un tableau représentant un objet en mouvement ne sera jamais aussi beau que l’objet en mouvement lui-même : « Une automobile rugissante, qui a l’air de courir sur de la mitraille, est plus belle que la Victoire de Samothrace », écrit-il dans son Manifeste du futurisme. La beauté du tohu-bohu est une beauté dans l’exaltation de la vie, dans l’exaltation des sens. Elle ne peut que se vivre. On a quelques instants pour voir une voiture de course se projeter devant nous, mais si l’on veut la peindre ou simplement la décrire, il est déjà trop tard, elle est passée. Le tohu-bohu, c’est l’esthétique du maintenant. Marinetti ajoute qu’ « Il n’y a plus de beauté que dans la lutte. Pas de chef-d’œuvre sans un caractère agressif. La poésie doit être un assaut violent contre les forces inconnues, pour les sommer de se coucher devant l’homme ». Le tohu-bohu, c’est cette beauté dans l’agressivité parce qu’il ne se laisse pas dompter par nos sens, par notre entendement, il est en lutte perpétuelle avec le retour à l’ordre qui provoquerait alors sa disparition.

Nietzsche dans La naissance de la tragédie, identifie deux modes d’expression de l’artiste qui sont en réalité deux forces de vie antagonistes qui luttent en chaque individu. Il s’agit de l’apollinien et du dionysiaque. L’apollinien, c’est le rangé, l’ordonné, le tempérant. La beauté apollinienne tient dans le calme, l’harmonie des couleurs et des sons. C’est l’esprit de contemplation nécessaire pour pouvoir apprécier l’art et ses nombreux sujets. Mais l’apollinien ne suffit pas. Pour que l’âme puisse apprécier la contemplation et le calme des passions a leur juste valeur, il faut que le corps soit d’abord soumis à une violence qui mets en alerte toute ses facultés. Le dionysiaque, c’est l’intempérant, c’est le trop, c’est la force de vie qui se déchaîne. On n’admire pas une tragédie grecque comme on admire le tableau d’un locus amoenus. Le dionysiaque, c’est le corps affecté, dépassé pourrions-nous dire, par une pluralité de sensations, l’apollinien, c’est le délice esthétique que rien ne trouble. Si ces deux forces sont en lutte permanente, elles ne sont pas moins complémentaires. L’homme a autant besoin d’excitation que de repos, c’est même grâce à l’une qu’on peut apprécier l’autre et réciproquement. L’apollinien seul deviendrai vite ennui et lassitude tandis que le dionysiaque seul ne serait qu’épuisement et folie. Le tohu-bohu nous permet d’abord de nous sentir vivants, que le monde dans lequel nous évoluons garde une part de mystère, de désordre et d’incalculable. Il nous permet ensuite d’apprécier le calme, l’ordre précaire construit pierre après pierre par l’humanité et la maîtrise toujours plus grande des forces naturelles par l’homme. Tohu-bohu et ordre ne sont pas antithétiques mais complémentaires, l’un ne peut se comprendre et ne peut révéler sa véritable valeur que par rapport à l’autre. C’est à la seule condition d’accepter de vivre dans ce tohu-bohu qu’est parfois le monde que nous pouvons avoir accès à la vie pleine et entière.

Conclusion

Nous imaginons le monde né dans un fracas assourdissant, une tempête d’atomes que rien ni personne ne saurait décrire. Le tohu-bohu était au début de toute chose, mais quelle est sa fin ? Masquer un ordre plus grand ? Nos tentatives pour le comprendre sont aussi vaines que celles visant à ordonner paisiblement le monde. Tôt ou tard, les forces du chaos reprendront leurs droits nous laissant face à l’idée qu’un jour, nous avions eu l’audace de penser pouvoir les dominer. Il nous faut dès à présent apprendre à crier, mêlant notre voix à celle de tant d’autres âmes, et évoluant joyeusement dans ce tohu-bohu insensé qu’est la vie.

Thomas Primerano, étudiant en philosophie à la Sorbonne, membre de l’Association pour la Cause Freudienne de Strasbourg, membre de la Société d’Etudes Robespierristes, auteur de « Rééduquer le peuple après la Terreur » paru chez BOD

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