Très tôt dans l’ouvrage, Marie Bergström explique l’intérêt de ses réflexions : un paradoxe de la rencontre. Cette dernière, en effet, dite facilitée grâce aux outils numériques que sont les applications et sites bien nommés de rencontre, n’a jamais été aussi complexe qu’aujourd’hui, surtout pour certaines catégories de personnes (les femmes les plus âgées ou les hommes les plus jeunes).
A partir de ce paradoxe fondamental, qui vient interroger à la fois le concept même de rencontre et toute la galaxie du couple – et notamment l’intime –, l’auteure propose une analyse des sites et applications de rencontres, rappelant qu’ils ne sont avant tout que des entreprises qui servent des intérêts capitalistes (et il ne s’agit pas ici de blâmer leur objectif lucratif). Ils influencent massivement les nouvelles modalités de rencontres, quitte à bouleverser le fragile équilibre de cet événement social si particulier. Finalement, ces entreprises existent pour que la rencontre advienne – et nous sommes nombreux à l’espérer en les utilisant –, mais les voici attaquées pour la même raison…
Une des critiques tout à fait audible quant à ces sites et applications demeure leur constitution. La chercheuse rappelle ainsi qu’ils sont construits par des informaticiens et des techniciens du numérique qui cherchent à composer avec les contraintes du métier, qui lie simplicité d’utilisation et facilité dans la conception. Plus encore, les sites et applications mettent en place des politiques marketing qui les mènent à appliquer un principe stratégique bien connu : la focalisation. En se spécialisant, ils attirent davantage de clients. Reste à savoir s’ils ne font que profiter du désir d’homogamie de la majorité ou s’ils le renforcent…
La rationalisation de la rencontre
C’est le cœur de l’interrogation de la sociologue qui refuse de penser les individus tels des êtres en quête d’amour façonnés par les nouvelles arènes de la rencontre :
« si le marché travaille et publicise une série de pratiques amoureuses et sexuelles, il n’est pas certain qu’il en bouleverse pour autant le contenu. Cela veut dire que la mise en marché des rencontres ne suppose pas nécessairement une rationalisation analogue des conduites usagères » (page 69).
Par exemple, ce n’est pas tant l’existence ou l’usage de ces sites et applications qui éloigne les jeunes femmes du couple, mais bien le passé relationnel. Une rupture, notamment, aura un impact parfois fort sur les nouvelles espérances des jeunes. En somme, il n’y a pas chez les jeunes générations un rejet de la stabilité amoureuse, mais c’est bien son absence (ou, pire, son retrait dans le passé) qui les en éloigne. La perspective est alors fondamentalement différente… L’auteure rappelle ce que disent bien des célibataires : plus l’exigence sociale conjugale se fait forte, plus il devient difficile de faire des rencontres.
En revanche, le changement réel qu’induisent les sites et applications dans la rencontre porte sur l’ordre de la découverte de l’autre. Habituellement, ce sont deux corps physiques qui entrent en contact avant de laisser apparaître des corps sociaux et intimes. Sur Internet, c’est avant tout la connaissance de l’autre qui détermine le choc des corps physiques. Après tout, les photos ne sont que des instantanées d’un corps en mouvement.
D’ailleurs, photographies et textes descriptifs jouent un rôle prégnant dans la sélection des potentiels partenaires. L’auteure en fait des marqueurs sociaux, tout autant que la maîtrise de la langue ; constituant une somme de « bonnes pratiques » à suivre pour attirer l’attention. Encore une fois, les services en ligne ne font que formaliser des pratiques de sélection et d’élimination déjà en place en réel : les fautes de langage, l’apparence physique et bien d’autres critères subjectifs peuvent s’avérer rédhibitoires. Ainsi, sont mobilisés
« des jugements de goût (et de dégoût) quant à ce qui est beau, moche, raffiné, ridicule ou vulgaire, c’est-à-dire des schèmes de perception socialement et sexuellement situés » (page 120).
De manière plus osée, l’on pourrait associer la pensée de François Jullien, qui souligne notamment que la rencontre et l’intime émergent de l’écart, aux propos de la sociologue : quand le virtuel devient réel, les utilisateurs mesurent l’écart entre l’échange, l’image, la perception, la chimère même, du ou avec le partenaire numérique et le réel. Reste à savoir laisser vivre cet écart pour qu’il ne devienne pas un fossé. Une façon complexe de résumer le feeling, en somme ?
Une sexualité banalisée?
Enfin, la principale critique portée aux rencontres en ligne reste d’avoir banalisé la sexualité. Au-delà de tout jugement, l’auteure souligne les raisons qui conduisent effectivement à une facilitation des rencontres sexuelles. D’une part, les sites et applications privatisent la rencontre : la vie sexuelle est de nouveau – enfin ? – entre les quatre seules mains des deux protagonistes. Les rencontres sexuelles traditionnelles, elles, étaient à la vue de tous, bridant ainsi une majorité. D’autre part, il est impossible de nier que les services en ligne accélèrent les rencontres ; notamment avec des personnes qui sont alignées sur la recherche initiale.
Finalement, c’est un implicite (sexuel) hétérosexuel qui préfigure à la fois la construction de ces services en ligne et les rencontres en elles-mêmes ; la chercheuse analysant ainsi les figures de la salope et du salaud, mais aussi l’idéal de réserve féminine face à des hommes plus ou moins explicites.
Encore une fois, nous avons tendance à juger les évolutions de nos sociétés en diabolisant l’un des acteurs qui, en général, ne fait que mettre en relief (et profiter, disons-le) de ces mutations. Loin d’être les artisans des changements autour de la rencontre, les sites et applications dédiés sont de passionnants réceptacles des plus ou moins inavouables désirs et envies des femmes et hommes. Grâce à eux, Marie Bergström aura réussi à lever le voile sur la réelle vie personnelle – et intime ? – de nos contemporains.
Ces rencontres numériques auront-elles raison de l’intime, cher à Arendt et à Jullien ? Prenons le pari que non : le parcours change, mais la ligne d’arrivée elle, reste présente : le couple, aussi transformé soit-il. Or, si ledit couple en est peut-être affecté, tel que déjà évoqué par ailleurs, il n’est plus – ni exclusivement ni exhaustivement – associé à l’intime. Et si l’amour a peut-être de nouvelles lois, l’intime, lui, restera toujours « in-encastrable ».
Guillaume Plaisance