L’espace public chez John Dewey

Le public et ses problèmes, ce philosophe pragmatique expose une conception dynamique de l’espace public, qu’il définit dans la lignée kantienne, comme la sphère intermédiaire entre la société et le gouvernement.

Partant du constat de la disparition et de l’éparpillement du public, il cherche les moyens de le raviver et de l’unifier dans les conditions posées par les sociétés proprement modernes. En effet, ce qu’il appelle l’âge de la technique est à l’origine du déclin de l’espace public. Cette ère s’ancre dans l’accélération du développement des télécommunications, celle des marchés internationaux et la mondialisation des liens d’interdépendance, ce dont témoignent les guerres mobilisant des pays sur tous les continents, qui ont pour effet de faire entrer l’humanité dans une ère marquée par le besoin de nouvelles relations humaines. Ainsi, les affaires publiques d’une communauté donnée dépassent le cadre des frontières territoriales traditionnelles, comme l’ont montré les alliances entre pays lointains (Allemagne/Turquie, Angleterre/Japon) lors de la Grande Guerre. La naissance de la « Grande Société » fait du globe terrestre un monde vaste et complexe qui échappe à l’emprise et au contrôle des individus.

 

           « Les hommes sentent qu’ils sont prix dans un flot de forces trop vastes pour qu’ils les comprennent ou les maîtrisent. La pensée est immobilisée, l’action, paralysée ».

 

Ceci est la cause directe de la disparition du public selon Dewey. Mais il ne conclut pas, à l’instar d’un théoricien tel que Lippmann, qui soutient la thèse technocratique de l’incapacité des masses à participer au pouvoir et aux décisions ayant trait aux affaires publiques, à la supériorité des jugements des experts. Cette thèse, qui fait du public un pur spectateur du pouvoir, appelle pour Dewey une autre solution à cette crise du public : la formation du jugement des masses. Car pour lui, la compétence du jugement n’est aucunement une aptitude naturelle, inscrite dans la nature humaine. Elle est plutôt directement corrélée aux conditions sociales qui la favorise ou la défavorise. L’irrationalité et l’ignorance du public ne sont ni définitives, ni irrémédiables. L’opposition, tant à Kant qu’à Lippmann, est ici nette : les individus ne sont ni omnicompétents, ni naturellement apte à juger en toutes choses. En effet, la thèse de l’omnicompétence est une illusion, certaines questions, trop techniques, ne pouvant être tranchées que par des spécialistes formés pour de telles questions. Toujours est-il que le discernement et la lucidité ne sont pas des propriétés innées, mais acquises tout au long de la vie du citoyen, ils constituent des habitus intellectuels. Le modèle kantien apparaît, à cet égard, exagérément enthousiaste sur la capacité des individus à participer à la vie publique. Peut-être la thèse de la formation sociale de la raison publique et de la compétence réduite du public est-elle, à notre sens, plus réaliste que celle de la naturalité de la compétence du jugement. Dewey adopte donc une position médiane entre celle de l’expertise du jugement concernant les affaires publiques, que l’on peut faire remonter à Platon, et celle de son universalité naturelle. Reconstruire le public, c’est établir l’adéquation de la Grande Société avec une communauté elle-même devenue une « Grande Communauté » :

 

« Tant que la Grande Société ne sera pas convertie en Grande Communauté, le Public restera éclipsé ».

 

Dewey se propose donc de définir les conditions qui seraient favorables à l’élévation de la raison publique, et partant, à la résurgence du public. La reconstruction du public, qu’il juge dispersé, comporte deux phases : la première consiste à faire prendre conscience au public de lui-même, et la deuxième qui réside dans l’organisation et la politisation de ses intérêts. Le pragmatisme deweyien cherche à unifier les publics en faisant que « les publics divisés et troublés forment un Tout », à opérer une transition de la passivité du public aux modalités rendant possibles son activité. Les liens entre les publics seront assurés par plusieurs moyens, dont l’éducation. Celle-ci est en effet indispensable puisqu’elle a pour fonction, non seulement de transmettre les traditions de la communauté, mais rend l’individu proprement « humain », c’est-à-dire apprend aux individus qu’ils sont, certes distincts de la communauté, mais qu’ils en sont également membres. Cette enquête doit être « contemporaine et quotidienne » et permettra de transformer l’opinion isolée et individuelle en opinion publique et de rendre continu et pérenne le public :

 

« Seule une enquête continue – continue au sens de persistante et connectée aux conditions d’une situation – peut fournir le matériel d’une opinion durable sur les affaires publiques ».

 

La publicité des résultats de l’enquête suppose l’absence de censure, qui doit être institutionnellement garantie. La publicité, alliée aux enquêtes sociales et au perfectionnement de l’éducation, permet ainsi aux individus qui composent le public alors constitué de communiquer des signes et des symboles, des significations communes qui pourront devenir des buts et des désirs, bref des intérêts communs, eux-mêmes bases d’une possible action commune. L’espace public suppose donc le partage d’expériences individuelles, permettant de transformer un problème social, vécue par la société civile, en problème public, appelant une régulation politique. Ainsi, les problèmes et les imperfections de l’espace public sont-ils essentiellement liés à des questions de communication et d’intercompréhension. Par conséquent, le secret apparaît, chez Dewey, comme l’élément perturbateur de la construction permanente de la démocratie, ce qui condamne les individus à rester non seulement étranger au pouvoir, mais opaques les uns aux autres, la communication induite par la publicité, tant verticale qu’horizontale, étant rompue.

Mais miser sur les enquêtes sociales comme facteur de la communication ne va pas sans poser de problèmes. Elle ne sert pas à découvrir le public, mais à le créer, nous dit Dewey. Or comme elle doit être conduite par des spécialistes, l’écueil de la manipulation du public n’est pas évité puisqu’ils peuvent être tentés de biaiser le public dans le questionnement et le recueillement des données. Ainsi, la fragilité de la méthode expérimentale prônée par Dewey réside dans le fait que la constitution du public dépend de l’honnêteté et de la probité des experts qui auront pour charge d’éclairer et de faire naître à lui-même le public. La question qui se pose est en effet : ces spécialistes ne se trouvent-ils pas être une nouvelle classe, dont les intérêts seraient divergents, voire antagonistes, de ceux du public ? Substituer une publicité tronquée, biaisée à une pratique systématique du secret est-il bénéfique à la construction rationnelle d’une opinion publique ?

De plus, l’enquête sociale pose le problème de la formation de l’opinion publique. Selon Dewey, cette méthode suffirait à transformer les opinions individuelles ou celles d’un public particulier et partiel en opinion publique. Mais nous l’avons vu, l’opinion publique doit résulter, pour mériter ce qualificatif, de la discussion rationnelle entre les citoyens. Elle est le produit de la formation intersubjective et rationnelle de l’opinion. L’enquête sociale, elle, ne ferait qu’apprendre à un individu ce que pensent les autres citoyens sur telles ou telles questions. En impliquant la juxtaposition des opinions individuelles, et non leur rencontre et leur interaction, la communication des opinions, médiatisée par l’enquête, devient indirecte. L’enquête sociale ne serait alors qu’une méthode de sondages qui recueillerait les opinions de la société civile mais non ceux du public.

Cette double difficulté ne doit cependant pas éluder les acquis de la position défendue par Dewey qui, selon nous, persistent. L’espace public comme tâche à réaliser de manière permanente, la confiance en la possibilité de l’intelligence du public et la solution communicationnelle qu’il propose nous apprennent que les défauts de la démocratie ne sont pas définitifs, mais qu’il est possible de les corriger. Ainsi, la démocratisation des sociétés comme la résolution des maux des démocraties passent, pour des penseurs de l’espace public tels que Kant et Dewey, par le nécessaire recul du secret, considéré comme synonyme du mensonge, de la propagande, de l’arbitraire :

 

« Tant que le secret, le préjugé, la partialité, les faux rapports et la propagande ne seront pas remplacés par l’enquête et la publicité, nous n’aurons aucun moyen de savoir combien l‘intelligence existante des masses pourrait être apte au jugement de politique sociale ».

 

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