<« Les vices d’autrefois sont devenus les mœurs d’aujourd’hui » affirme Sénèque dans ses Lettres à Lucilius (64). Le philosophe revenait à un autrefois, à un passé afin de démontrer que le présent se et s’est construit contre le passé, niant ses valeurs en lui préférant ses vices. Il y questionnait, déjà, la notion d’héritage et ainsi la manière dont le passé influence le présent et la construction du futur. Et pourtant, la fracture ici sous-entendue entre aujourd’hui et autrefois n’est pas si forte, l’héritage du passé étant souvent prégnant.
Cette citation trouve un écho dans nos sociétés contemporaines, en proie à une crise d’identité et des valeurs. C’est tout le sens de la notion même d’héritage, alors que les mœurs actuelles interagissent fortement avec les valeurs héritées du passé. Les débats politiques, souvent stériles, se nourrissent désormais de cette question.
L’héritage comme fardeau individuel
Le présent peut être vu comme un dépassement du passé, dans une idée de perpétuel progrès. Dans ce cas, l’héritage du passé serait un fardeau dont il faudrait se défaire, quitte à aller à son encontre. Aujourd’hui, individuellement comme collectivement, la plupart des sociétés occidentales connaissent ce mouvement.
A un niveau individuel, deux raisons peuvent expliquer le rejet des valeurs du passé, quitte à s’inspirer de ses vices.
D’abord, la déception. Face à un passé qui n’a pas tenu ses promesses, les individus changent de modèle et adoptent un autre mode de vie. Combien d’entre nous ont exprimé leurs regrets face à une société qui n’est pas parvenue à nous donner satisfaction ? En l’absence de sens donné à sa vie, l’homme se lance dans une aventure où les vices d’autrefois sont adoptés. L’attente à l’égard du passé est souvent grande, notamment parce qu’il est idéalisé. Le passé constitue alors une bulle autour de nous qui risque d’éclater à tout instant. En l’occurrence, le retour précipitéau présent crée de la déception et nous conduit au rejet de l’héritage du passé.
D’autre part, la quête moderne du bonheur. C’est aujourd’hui la nouvelle vertu, à savoir trouver sa forme de bonheur. Face à des générations passées qui ont vécu dans le cadre de mœurs rigoureuses, les nouvelles générations tentent de se débarrasser du cadre pour se satisfaire. L’avènement de l’homme de plaisiret de fête en est l’exemple, afin de noyer son désespoir. L’ère du divertissement généralisé, de sa forme la plus banale, la télévision, à la plus aboutie, les nuits des fêtards noctambules, permet d’oublier, de se débarrasser des ennuis et des tracas. Les générations passées souffraient, selon ce raisonnement, de leur cadre trop rigide ; en l’abattant et en adoptant ce qu’étaient leurs vices, la société tente de se rassurer et de trouver une forme de bonheur.
Cependant, ces dépassements de cadre, ce renversement peuvent être bénéfiques. En effet, Platon, dans La République (2002), critiquait abondamment les arts et la musique. Avoir rompu avec cette vision de l’Art comme vice (parce que n’étant qu’une pâle copie de la réalité) a effectivement conduit vers une nouvelle forme de bonheur non négligeable et fondamentale même si l’on considère l’avènement de la musicothérapie.
En poussant le raisonnement à l’extrême, l’on pourrait même dire que si nous nous sentons déterminés, c’est parce que nous avons un héritage. Se dire que l’on a une famille, un nom qui a un passé, un ancrage géographique impose déjà une certaine manière de vivre. Nous ne sommes pas déterminés parce que nous sommes jetés au monde au hasard, mais parce que nous respectons ce hasard. L’on nous explique que la société impose des schémas mentaux qui déterminent, reproduits dans un même groupe social ou une famille. En réalité, la société impose le respect du groupe social et de la famille, nuance. Cette vie privée qui rassure est aussi celle qui circonscrit le plus. Un discours difficile à admettre et pourtant de plus en plus représentatif de nos sociétés.
La société contre le passé
La vie sociale est pleinement inspirée des vices de la vie d’autrefois. Un exemple célèbre : aujourd’hui, nos sociétés sont tournées vers la vie économique. Le foyer n’est plus seulement le lieu de la famille, il est avant tout une unité de consommation. Alors que les Grecs, pour reprendre l’analyse arendtienne, mettaient au cœur la vie publique (l’homme en tant que zoon politikon) et délaissaient la vie privée (laissée à l’animal laborans), lieu des vices, la modernité a renversé ces valeurs. Autrement dit, nos sociétés contemporaines ont inversé toutes les mœurs grecques, en mettant le travail au cœur de la vie des hommes. Pire encore, l’inversion des valeurs s’est prolongée jusque dans la conception de l’intimité. Alors que les Grecs tentaient de protéger, voire cacher leur intime (leur famille, etc.), nous ne cessons de le mettre en avant aujourd’hui. Les réseaux sociaux en particulier ont contribué à cette dynamique ; et ne pas révéler une partie de soi et de sa vie privée sur Facebook peut exclure. Pourtant, la vision grecque de l’intime permettait de protéger son existence et d’éviter l’aliénation. La société, en se construisant contre le passé, y a perdu une part d’identité.
Cette nouvelle vision sociale s’est répandue dans le monde politique et dans le débat d’idées. Alors que la rhétorique était méprisée pendant des siècles, elle a connu ses plus grands succès aux XIXème et XXème siècles. Si elle suscite aujourd’hui de la méfiance, un homme ou une femme politique ne maitrisant pas l’art de parler aura peu de chances de convaincre. Doucement, le culte de l’apparence et de la volonté de plaire s’est installé dans nos sociétés. Alors qu’il était naturellement bon, la société d’apparence a corrompu l’homme, expliquait Rousseau. Ainsi, ce qui constitue aujourd’hui la norme (pour combien de temps ?) est bien la copie des vices d’autrefois.
Au-delà de l’enjeu social, c’est le monde politique qui aujourd’hui se place sur ce débat : quid de l’héritage ? Vaut-il mieux conserver nos acquis ou bien tendre vers de potentiels progrès ? C’est cette question qui structure aujourd’hui le débat politique et non plus le clivage droite – gauche : un candidat est-il progressiste ou conservateur ? Veut-il dépasser l’héritage ou le protéger ? Nombre de démocraties ont versé dans le progressisme sans avoir à s’arrêter (tels que les pays Nordiques) quand d’autres, comme la France, progressent périodiquement. La sphère politique est aujourd’hui centrée sur cette notion d’héritage … oubliant parfois qu’elle a elle-même balayé le sien !
La permanence rassurante des valeurs
Les sociétés d’aujourd’hui intègrent les valeurs du passé et garantissent même leur transmission. Les mœurs d’hier sont bien souvent celles d’aujourd’hui, tout comme les vices.
D’abord, parce que la morale peut être considérée comme universelle. C’est en tout cas la théorie de Kant qui propose dans sa Métaphysique des mœurs (1795) un ensemble de préceptes moraux à respecter, parmi lesquels le respect de l’autre comme fin et non comme moyen, ou encore l’adoption de principes de vie (de mœurs donc) qui pourraient être érigés en principes moraux universels. Même si la morale kantienne n’est pas en tous points respectée par les terriens malgré son caractère universel, elle rappelle que chacun d’entre nous est mu par des principes intangibles propres, qui dépassent les notions d’éducation ou de civilisation. Par exemple, est prohibée l’inceste d’un point de vue moral dans toutes les sociétés. La force de la tragédie racinienne réside précisément en l’extraversion de ce vice intemporel et universel. La catharsis, à savoir la purgation des passions permise par leur représentation par la tragédie, jouait d’ailleurs un rôle crucial dans les sociétés antiques et modernes.
Universelles ou non, les valeurs et les mœurs restent au fondement des sociétés et des Hommes. Quand Nietzsche conceptualisait l’Eternel Retour dans son ouvrage Le Gai Savoir (1882), il insistait sur une anti-morale affirmant que l’homme doit agir de telle manière qu’il souhaiterait revivre sa vie en tous points et ce infiniment. Autrement dit, Nietzsche invite à vivre selon des valeurs qui pourraient en tout temps et en tous lieux nous correspondre et nous satisfaire. Si les vices deviennent des mœurs, et ce réciproquement et infiniment, le caractère éternel des valeurs est bien mis en évidence. Ce sont toujours les mêmes thèmes qui reviennent : même si certains s’effondrent durant une décennie ou un siècle, ils reviendront plus tard. En tant que forces vitales, les valeurs ne peuvent s’éteindre. Ce sont toujours les mêmes questions existentielles qui habitent l’Homme (sur sa vie, sur l’infini, etc.) et ce sont toujours les mêmes réponses qui le rassurent (en termes de valeurs notamment).
Le présent n’est donc que le prolongement du passé, du moins dans ses mœurs profondes et fondamentales. Pour ce qui est du reste, ce sont des choix qui sont faits dans l’héritage, la décision permettant de supporter le monde – selon Sfez –. Alors, dans ce cas, la transmission des valeurs est-elle cruciale.
Les mœurs futures sont-elles nos vices ?
L’intégration du passé, avec ses mœurs et ses vices, dans ceux du présent pose deux difficultés : celle de leur transmission et celle relative aux nouvelles formes de vice.
La transmission des valeurs du passé en tant qu’héritage relève de l’éducation, et notamment conservatrice, telle que celle proposée par Hannah Arendt dans La Crise de la Culture (1961). La philosophe envisage d’éduquer les enfants dans le cadre d’enseignements théoriques (les savoirs des Anciens et des contemporains) sans idéologie et sans influence d’opinion afin de laisser aux enfants le soin d’être eux-mêmes juges. En proposant de transmettre des valeurs issues du passé comme du présent, Arendt souhaite que les enfants conservent le potentiel de révolution qu’ils ont en eux et ainsi de bouleverser si nécessaire les normes et les mœurs. Les Eglises par exemple jouent ce rôle : en tant qu’institutions plurimillénaires, elles sont telles des phares du passé dans le présent. Libre à chacun d’adopter ou non les mœurs proposées par les religions : leur positionnement permet simplement de comprendre les enjeux des évolutions de nos sociétés.
En l’occurrence, les nouveaux enjeux sont nombreux et la notion de vices prend des formes extrêmes. Si les mœurs présentes sont issues des vices passés, les vices contemporains risquent de devenir les mœurs futures. Or, ces vices contemporains sont marqués par la barbarie, le terrorisme et l’inhumanité. Autrement dit, le Mal a pris un nouveau visage de plus en plus terrible. Tout un chacun, y compris le plus banal des individus, peut commettre les plus inhumains et barbares actes, de manière motivée ou non. Ainsi, l’héritage qui risque d’être laissé pour le futur est celui de l’inhumanité et de l’incapacité des sociétés actuelles à réagir. Doucement, insidieusement, un monde de terreur pourrait s’installer, où les valeurs morales fondamentales et les bonnes mœurs auraient totalement disparu. Le retour en force des extrémismes en est l’illustration. Ainsi, la déception causée par les mœurs et les valeurs, qui semblent impuissantes, nous mène dans un cercle vicieux de l’horreur.
Vers un transhumanisme
Face à cette inquiétante perspective, un courant tente d’apporter une solution très aboutie, le transhumanisme, proposant à la fois l’avènement de l’ère des machines et d’un homme nouveau, augmenté. L’enjeu philosophique est majeur, le transhumanisme technologique étant une attaque violente contre la condition humaine. Il met en exergue de nouveaux maux, accentuant la dissolution du Moi dans une masse uniforme, favorisant l’interruption du jugement, en acceptant de s’en remettre aux machines.
Ainsi vu, le remède aux problèmes actuels serait encore pire. En réalité, le dépassement de l’homme qu’appelle le transhumanisme est bien la solution. Mais ce transhumanisme doit être de l’intérieur. Nous avons connu la transcendance par la religion et la figure divine, nous allons connaître le transhumanisme comme dépassement de nos limités ;deux formes de transhumanismes extérieurs. A quand le transhumanismeintérieur en tant que Surhomme nietzschéen ? Celui qui nie la morale, refuse le regard des autres, accepte son chaos intérieur, agit tel que bon lui semble par Amor fati, comme nous l’avons vu avec l’Eternel Retour.
Si la condition humaine est bien celle d’un être fini, sachons trouver en nous, dans notre intime, l’infini qui permet de nous dépasser. Nous pourrons alors trouver notre parcours, notre projet et notre finalité ; pour échapper à la dictature du « on » d’Heidegger et devenir un Da Sein, un Être-Là. Pour cela, cherchons en nous les ressources, en nous libérant des contingences et des peurs. Alors peut-être nous cesserons de nous effrayer de l’héritage laissé à nos enfants.
Un exemple littéraire : L’héritier de Joost de Vries
L’héritage comme conflit n’est pas seulement celui qui oppose les générations passées, présentes et futures. C’est aussi la bien connue – et ô combien triste – dispute des héritiers quand il s’agit de se partager un patrimoine. Financier, social, culturel ou même simplement moral, l’héritage pour Joost de Vries prend un tour spécial. Son personnage principal, Friso de Vos, héritier naturel d’un universitaire décédé, perd ce statut privilégié quand Philip de Vries s’impose dans les médias. Cette critique du monde de la recherche et des universités va beaucoup plus loin et vient interroger la notion de transmission (y compris en termes d’enseignement), légitime ou non. Même si l’ouvrage se caractérise parfois par son vocabulaire spécialisé (traduit du néerlandais), il met en lumière le talent d’un jeune auteur qui gagne à être connu.
Guillaume Plaisance