« Toute mon ambition, sur le plan pictural, consiste à matérialiser avec la plus grande impérialiste rage de précision les images de l’irrationnalité concrète… qui provisoirement ne sont pas explicables ni réductibles par les systèmes de l’intuition logique ni par les mécanismes rationnels ».[1]
Cette phrase de Salvator Dali explique que l’irrationnel n’est que provisoirement inexplicable car l’irrationnel a sa propre logique que la psychanalyse a mise en exergue. Dali, passionné par les théories freudiennes s’intéresse au rêve et à toutes les manifestations de l’inconscient. Pour ce faire, il use de « l’activité paranoïaque-critique : méthode spontanée de connaissance irrationnelle fondée sur l’association interprétative-critique des phénomènes délirants ». [2] La spontanéité du dire sans la médiation de la raison, sans l’intervention du jugement, sans que la conscience ne vienne mettre son veto quant à ce qui est socialement, moralement…acceptable. Et l’herméneutique comme nouvelle science à appliquer à l’art et qui est absolument nécessaire pour comprendre l’œuvre du peintre catalan. Mais, pour ce faire, encore est-il nécessaire de rappeler ce que le père de la psychanalyse a découvert quant à la psyché.
Freud distingue, dans le psychisme humain, trois topos : le ça, le surmoi, le moi (explication ici). Le ça, c’est l’inconscient. En lui ne règnent que des pulsions plus ou moins fortement investies. Dans l’inconscient, il n’y a pas de doute, pas de certitude, pas de temps (le temps est sans effet sur les pulsions). Seul le principe de plaisir régit. Dans le ça, ça désire, et c’est tout. Le surmoi est aussi l’inconscient. Il est le lieu de la censure constitué par l’intériorisation des interdits parentaux et sociaux. Enfin, le moi reste le pôle conscient du sujet, il fait face au principe de réalité. Au cœur de tout cela : les pulsions. Elles peuvent se réduire à deux groupes signalés sous les termes d’Eros pour les pulsions de vie et de Thanatos pour les pulsions de mort. Et ces deux pulsions fondamentales sont au cœur de l’œuvre de Dali. Tenons pour exemple l’œuvre « Persistance de la mémoire » de 1931.
« Persistance de la mémoire » et ses célèbres montres molles. Au loin, l’océan, une nappe d’eau comme une chappe de plomb avec en extension une falaise. Le milieu est aquatique faisant référence au liquide amniotique. Ici, c’est le désert dans sa version océanique, avec sur le devant une sorte de tremplin, de plongeoir. Oui, dès que l’on vient à la vie, on est immédiatement plongé dans la temporalité. Naître, c’est toujours déjà commencer à vieillir. Devant le plongeoir, un arbre désolé : un simple tronc avec une unique branche. Pas de feuille, aucune végétation. Ici, l’eau ne reflète pas la vie mais l’annonce de la mort lorsque l’eau est absente. L’arbre est dénudé et porte au bout de son unique branche une montre dégoulinante, symbole du temps qui s’écoule, du temps qui passe et qui engloutit tout ce qui est.
Le temps ; ce que l’on ne peut arrêter, retenir. Le temps s’écoule comme l’eau, il file entre les doigts. On peut ici penser à Héraclite qui affirme que l’on ne se baigne pas deux fois dans le même fleuve parce qu’entre la première et la seconde fois, le fleuve et moi sommes devenus, nous nous sommes « corrompus » l’un l’autre, nous ne sommes plus ce que nous étions avant notre rencontre. Nous sommes altérés et nous avons vieilli. Sur le côté gauche de la toile, un socle, sorte de rectangle-tombeau sur lequel repose une montre molle, une montre gousset dégoulinante. Sur la première montre, on peut observer la présence d’une mouche, animal qui apparait lors des premiers signes de la putréfaction. Sur la montre gousset on constate la présence de fourmis. On sait, qu’enfant, Dali, avait observé leur travail de destructionsur le cadavre d’un petit animal. Enfin, au centre du tableau, ce qui peut s’apparenter au cadavre d’un dauphin et dont le corps est déjà exsangue. Il est sorti de l’eau, il est sorti du temps, de la temporalité : il est figé dans la mort. Il y a du morbide dans cette œuvre de Dali, tout y est désolé, mortifère. Le temps chronologique s’est arrêté, l’heure de la sentence fatale est venue.
L’œuvre de Dali est psychanalytiquement significative et pour que celle-ci soit encore plus manifeste, il n’hésite pas à se référer à la mythologie et son sens psychanalytique, suivant ainsi la démarche freudienne :
« Si Freud (…) recourait à l’interprétation des mythes, c’était précisément pour venir au secours de l’interprétation des symboles rebelles à la méthode des associations libres ». [3]
C’est ce phénomène que l’on retrouve dans l’œuvre « Métamorphose de Narcisse », premier tableau réalisé à partir de la méthode paranoïaque-critique.
A propos de cette œuvre, Dali fait une déclaration d’amour à Gala :
« Quand cette tête se fendra, Quand cette tête se craquèlera, Quand cette tête éclatera, ce sera la fleur, le nouveau Narcisse, Gala mon narcisse ». [4]
Couleur ocre, jaune, solaire, telle que la beauté fascinante de Narcisse, Narcisse trop amoureux de lui-même pour pouvoir répondre ou même prêter une quelconque attention aux amours qu’il déclenche. On peut ainsi observer à l’arrière plan de la toile un groupe de jeune femmes rassemblées, à l’air désolé. Il se refuse à la nymphe Echo. Puni, il ne vivra qu’aussi longtemps qu’il ne verra pas sa propre image. Mais voulant se désaltérer, il se mire dans le reflet de l’eau et se pétrifie dans sa propre image. Il se transforme en fleur qui dépérit à l’automne. Dans cette œuvre de Dali on retrouve la place et la symbolique de l’œuf : symbole chrétien de la résurrection, de la pureté et de la renaissance. Cette toile du peintre catalan manifeste cette cristallisation du sujet, comme pétrifié par sa propre beauté et déclare l’amour qu’il porte à son épouse Gala qu’il compare à la légendaire fleur. Hypnotique, cette œuvre montre un Narcisse dans sa métamorphose. Comme la main sortant de terre de Rodin « la main de Dieu » tenant le premier homme et la première femme entremêlés, on peut voir ici aussi la main sortant de terre et tenant, avec délicatesse et du bout des doigts, la perfection de la beauté naissante. Cette approche du sens psychanalytique, Dali la réitérera à plusieurs reprises à l’instar de l’œuvre « le rêve ».
« Le rêve », toile qui représente une sorte de statue de femme plus particulièrement un buste, les yeux et la bouche clos et recouverts de fourmis, symbole de mort dans l’œuvre de Dali. Les cheveux sont comme pétrifiés et sur le côté gauche on peut voir une sorte de serpent qui tombe entre les deux seins. Dans le fond, trois personnages quelque peu entravés dans leurs mouvements, comme handicapés, sortes de mannequins plus que des hommes. Enfin, dans le fond de la toile, on peut noter la présence d’un ange qui se cache le visage, qui ne veut pas regarder.
Cette toile étrange manifeste la plupart des angoisses de Dali. Tout d’abord, la femme comme statufiée et paralysante par sa physionomie, sorte de Méduse qui avait pour particularité de pétrifier ceux qui la regardait dans les yeux et dont la tête fut coupée. On dit qu’elle était si fière, jeune fille, de sa chevelure, qu’elle en fut punie et vit cette splendide chevelure se transformer en serpents. Le serpent, symbole de la tentation de la chair, de la sexualité et dont le venin est aussi mortifère qu’il peut être pharmaceutique. Les trois personnages du fond qui semblent empêchés dans leur gestuelle peuvent faire penser à ceux qui ont rencontré le regard de Méduse et qui s’en sont trouvés paralysés. On sait que la symbolique de la béquille dans l’œuvre de Dali traduit aussi ce mouvement, la paralysie partielle. Ces trois sujets ont-ils été pétrifiés par le regard de Méduse ? Enfin, dans le fond de la toile, l’ange, symbole de ce qui est céleste, de ce qui traduit la pureté se cache comme pour échapper au regard fatal de la gorgone.
On peut voir ainsi que l’œuvre de Dali use régulièrement des symboles psychanalytiques et mythologiques dans son œuvre, ouvrant ainsi l’inconscient à un dire particulier qui se prononce sans la censure habituelle que constitue la conscience. Mais Dali demeure dans la figuration. A l’inverse, Miro s’en échappera et traduira non pas ce que l’inconscient dit car il s’agit encore d’une ouverture à l’interprétation mais au pulsionnel pur par des œuvres proches du monochrome. Recouvrer la pulsion à l’état pur, la spontanéité du geste, tel semble être le prochain moment du surréalisme.
« Surréalisme ; non masculin : automatisme psychique pur par lequel on se propose d’exprimer, soit verbalement, soit par écrit, soit par toute autre manière, le fonctionnement réel de la pensée. Dictée de la pensée, en l’absence de tout contrôle exercé par la raison, en dehors de toute préoccupation esthétique du monde ».
Encyclopédie : « le surréalisme repose sur la croyance supérieure de certaines formes d’association négligées jusqu’à lui, à la toute-puissance du rêve, un jeu désintéressé de la pensée ».
Laisser advenir l’irrationnel, tel est le cas du névrosé et parfois de l’artiste. Pour comprendre le point commun entre le névrosé et l’artiste ainsi que leur divergence, il est nécessaire de dire ce que Freud en affirme. Le point commun entre le névrosé et l’artiste est qu’ils ne peuvent se confronter au principe de réalité et se réfugient dans le principe de plaisir pour échapper à la frustration. Mais à la différence du névrosé qui ne revient pas du principe de plaisir, l’artiste revient dans le principe de réalité et traduit ses névroses et obsessions par la création artistique : l’œuvre d’art : « On peut dire toutefois que c’est la raison d’être de la psychanalyse de ne plus se donner la différence entre la stérilité du rêve et la créativité de l’art, mais de la traiter comme une différence qui fait problème à l’intérieur d’une unique sémantique du désir. Par là elle rejoint les vues de Platon sur l’unité foncière de la poétique et de l’érotique, celles d’Aristote sur la continuité de la purgation à la purification, celle de Goethe sur le démonisme »[5]. Ainsi, l’œuvre d’art parle-t-elle de ce qui obsède fondamentalement l’humanité : l’amour, la mort, la nécessité. C’est en cela que le spectateur ressent le fait que l’œuvre d’art traite de l’universel en tout homme et qu’un phénomène de reconnaissance est possible. Mais que nous dit l’énigmatique œuvre de Miro de cet universel ?
Quitter le figuratif pour dire le pulsionnel, manifester ce qui se trouve en-deçà de la reconnaissance, du travail interprétatif, de l’identification, telle semble être la démarche artistique du peintre Miro.
Ce qui frappe en premier dans la perception d’une œuvre de Miro, c’est la charge émotionnelle qu’elle provoque avec l’utilisation minimaliste des moyens. C’est ce que l’on peut voir dans l’œuvre « Hirondelle et amour ». Dire la paix et l’amour de façon symbolique mais significative. La toile : un fond bleu-azur, l’horizon constellé de multiples dessins énigmatiques : des oiseaux, symbole de l’envol, de la liberté, de ce qui est aérien, en apesanteur, surplombant les mots « hirondelle » et « amour ». L’hirondelle, symbole du printemps, de la naissance des amours, le tout entouré de bras et de jambes disloqués, grossièrement dessinés, à la manière des enfants et de façon multicolore. Bras et jambes qui s’entrecroisent. Au bas, un visage mystérieux, de profil, pris dans l’usage de couleurs tranchées (vert, noir, rouge), couleurs primaires comme le graphisme. Les corps sont enchevêtrés, légers, aériens parce que l’amour donnerait la liberté de mouvement, sorte de danse désarticulée. Pourquoi, si ce n’est parce que l’amour disjoint, liquéfie le corps ? En effet, aussi longtemps qu’un sujet n’est pas bouleversé par l’Eros provoqué par la confrontation avec l’altérité de l’autre, il demeure accaparé, cloisonné en lui-même. Mais dès l’instant où l’autre se révèle comme absolument autre et paradoxalement nécessaire à ce que je suis, à l’être que je suis, alors je me disloque, je me liquéfie parce que par sa présence, l’autre a ouvert une brèche dans mon être, une fissure dans ce que je suis. Désormais, alors qu’avant lui, je m’autosuffisais, sans lui maintenant je suis désarçonnée et ceci parce que l’autre m’a déraciné de moi-même.
D’où dans cette œuvre de Miro un corps disloqué par l’amour, des membres séparés et pour les accompagner une hirondelle qui contrairement à la parole d’Aristote a ici fait le printemps :
« L’homme est cet être capable de réaliser ses désirs sur le mode du déguisement, de la régression et de la symbolisation stéréotypée. En l’homme et par l’homme le désir avance masqué. La psychanalyse vaut dans la mesure où l’art, la morale, la religion sont des figures analogues, des variantes du masque onirique »[6].
Mais au-dessus des autres oiseaux présents sur la toile, on peut noter la présence d’une petite araignée. Serait-ce la crainte d’un amour qui prend dans sa toile, dont on ne peut s’extraire car à mesure que l’on se débat on se trouve davantage emprisonné. Dépendance charnelle qui fait que l’amour, s’il libère de l’accaparement à soi, aliène aussi à l’autre et fait que l’amour dévore consume les amants.
« Comment je trouvais toutes mes idées de tableaux ? Eh bien, je retrais le soir, tard, à mon atelier rue Blomet et allais me coucher, quelques fois sans avoir dîné. J’avais des sensations que je notais dans mon carnet. Je voyais apparaitre des formes plafond ». [7]
Pour comprendre ce phénomène, on peut se référer à l’œuvre « Le carnaval d’arlequin » de 1924-1925. Freud affirmait que le rêve était« la voie royale de l’inconscient ». Que nous dit l’inconscient de Miro lorsque la, faim provoque des hallucinations ?
Espace clos, petits sujets comiques qui évoquent le carnaval. Le carnaval, mélange de déguisements, les participants se travestissement et jouent de leur apparence pour sortir de leur identité « sociale » pour affirmer une identité choisie, souvent burlesque, voire grotesque. Il y a toujours quelque chose d’orgiaque dans le carnaval : mélange de musique, de cris, de processions. Ici, dans l’œuvre, une guitare qui fait seule de la musique, un diable qui sort de sa boite, une échelle, une feuille, des cercles, des formes géométriques tout ceci sur fond de murs délabrés proches du pourrissement. Dans cette toile, les petits êtres chimériques ne sont pas tous identifiables. Néanmoins sur la table, un poisson mort. Laisser l’irrationnel se dire. La multitude des formes non humaines, sorte de rêve-cauchemar primitif que l’on peut retrouver dans l’enfance. Sorte de fouillis organisé sans logique apparente si ce n’est celle que les hallucinations provoquées par la faim peuvent provoquer. L’angoisse est ici personnelle ; l’angoisse provoquée par la grande misère et la faim. Mais l’angoisse chez Miro n’est pas qu’individuelle, elle est aussi collective, c’est celle provoquée par la guerre d’Espagne et la seconde guerre mondiale.
En effet, après l’éclatement de la seconde guerre mondiale il peint des constellations : ciel rempli de lune, constellation avec des couleurs franches, tranchées, primaires (bleu, rouge, noir, blanc) sur le fond gris d’un mur délabré. L’imagination apparait ici comme ce qui permet de s’évader de l’horreur de la guerre. Le cosmos, le ciel étoilé mais aussi bousculé par les bombardements qui viennent entrainer la cacophonie dans le calme céleste. « Le chant du rossignol à minuit et la plus matinale » (1940) traduit ce désir d’entendre le chant de l’oiseau malgré la violence de la guerre, le désir de recouvrer un instinct naïf, naturel, élémentaire de la beauté du monde. Le chant du rossignol sous le son de la pluie sorte de mélodie dans la mélodie et ce pour couvrir le bruit de la fureur de la guerre. Ici, les constellations sont nombreuses mais disloquées comme « explosées » par le tumulte. Peut-on entendre le chant de l’oiseau par-delà cette cacophonie ?
La peinture surréaliste a quelque chose de volontairement régressif, d’enfantin. Ici, c’est une émotion enfantine qui est évoquée : être encore capable d’être ému par le chant de l’oiseau dans le cosmos, tenter de recouvrer un souvenir « puéril », une émotion originaire par-delà la fureur guerrière :
« La guerre signifie bombardement, mort, commandos d’exécution, je voulais retenir de quelque manière que ce soit, cette époque si dramatique et si triste, je dois pourtant avouer que je n’étais pas conscient alors de peindre mon Guernica ». [8]
Le ciel éclaté, bouleversé, éparpillé par les bombardements, le cosmos totalement désorganisé comme on peut le voir dans l’œuvre : « Réveil au petit jour » de 1941. Une femme, au premier plan à gauche, les yeux grands ouverts, des sujets à l’identité peu distincte (comme mutilé), une croix (on peut voir une église), symbole de mort. Des oiseaux perturbés par la traversée du ciel par des avions militaires, quelques étoiles et symboles viennent consteller cet azur quelque peu funèbre. La guerre apparait comme destructrice, cacophonique, mutilante. Elle déchire les chairs et remplacent les vivants par des croix symboliques. Le fond de la toile manifeste un mur moisi, pourri, en décrépitude et les carrés présents en fond de toile font penser à des lits d’hôpital.
Mais chez Miro l’angoisse n’est pas que collective, elle est aussi individuelle, personnelle. Sa crainte d’être pendu lui fait réaliser une toile qui représente deux personnages séparés par une véritable corde accrochée. C’est peut-être cette peur de la mort qui fait que l’on doit aller à l’essentiel en un minimum de moyens d’expression, à l’instar des peintres japonais. Une ligne, un point, un fond bleu pour dire l’essentiel tels que l’enfant ou le malade mental parviennent à l’exprimer.
Tenons pour exemple le triptyque : Bleu I, Bleu II, Bleu III. Espace bleu, formes noires et rouges demandent un effort d’interprétation car la toile échappe à toute explication rationnelle. Très impressionné par l’Action Painting aux Etats Unis, Miro réduit sa peinture à l’expression la plus élémentaire. Laisser advenir à soi pour que le spectateur laisse advenir à lui-même. La pureté de l’élan comme recherche, la simple action du pulsionnel, pour s’approcher d’un art presque calligraphique. Que dire de ces toiles si ce n’est le caractère apaisant du jeu des couleurs : un ciel azuré avec quelques points comme constellation. Dans Bleu III, un fil retient une sorte de coquelicot, aérien comme un ballon d’enfant. Capturer le geste dans ce qu’il a de plus spontané, de plus immédiat, la trace du pulsionnel comme le ferait Pollock lors de ses transes esthétiques. On sait que Miro s’intéressait au travail de Rothko et à la théorie des couleurs de Goethe. Il joue sur la sensation du regardant à partir de la simple évocation, laissant libre cours à l’interprétation en la castrant pour juste ressentir l’élégance du geste, sa pureté dans son immédiateté (donc lorsque la pensée n’a pas encore fait un travail de réflexion pour ordonner, pour que la chose soit reconnaissable, significative). Bleu comme le ciel, bleu comme l’océan, comme l’horizon à perte de vue. Bleu comme ce qui est sans entrave, sans limite, synonyme d’une liberté totale et harmonieuse. Aller à l’essentiel, au plus émotionnel comme ce que peut ressentir l’enfant. Aller vers le minimalisme, l’épure. Il n’y a plus à interpréter, il faut accepter de se laisser captiver par les couleurs et les formes les plus rudimentaires, se laisser aller au geste calligraphique. Cette épure, c’est celle qui fait qu’en deçà de toute interprétation psychanalytique, il y a la pulsion originaire, la poussée énergétique. Exprimer la simple sensation, s’arracher de toute interprétation, dire simplement « c’est beau », parce que « c’est beau », parce que cela se suffit à soi-même. Des couleurs primaires, des gestes élémentaires pour une sensation originelle : la pulsion.
Oui, il y a quelque chose de régressif et de primitif dans cet acte esthétique, une régression comme un retour au fondamental. Et ce phénomène est peut-être à rapprocher de celui de la petite mémoire, de la mémoire involontaire, celle qui se présente au détour d’une saveur, d’une odeur qui convoque immédiatement la rencontre originaire avec cette sensation. Cette mémoire particulière peut être rapprochée de celle décrit par Proust dans le célèbre texte de la petite madeleine, dans « A la recherche du temps perdu ». Vivre un moment extra-temporel grâce à un petit morceau de madeleine dans une tasse de thé : passé et présent coïncidant parfaitement ensemble, inscrivant un instant d’éternité qui échappe à la temporalité. Ce pur bonheur d’être arraché à la fluidité du temps, c’est peut-être ce que l’on ressent face à ce triptyque de Miro. Ici, tout n’est qu’émotion, rien n’est à interpréter en termes de figuration, seul le geste dans sa spontanéité est incarné. Il s’agit d’une œuvre-poème :
« Le poète est pareil à l’enfant qui joue ».[9]
Si Miro a usé de ce que la psychanalyse qualifie de mouvement régressif parce que ce dernier permettait d’accéder à ce qu’il y a de plus originel chez le sujet (ses pulsions, ses sensations…), Salvator Dali, quant à lui, a usé de la psychanalyse comme outil de paranoïa-critique. Ici mythologie et inconscient se mêlent au travers de la figuration pour solliciter ce qui chez l’homme demeure le plus souvent enfoui et filtré par une conscience moralisatrice et castratrice.
Sandrine Guignard
[1] : Dali : Taschen, P.255.
[2] : Ibid, P.255 ;
[3] : Ricoeur : De l’interprétation, P.164.
[4] : Dali : Taschen, P.299.
[5] : Ricoeur : De l’interprétation, P.176.
[6] : Ricoeur ; De l’interprétation, P.164.
[7] : Miro : Taschen, P.40.
[8] : Ibid, P.72.
[9] : Ricoeur : De l’interpétation, P.168.
Pour aller plus loin :