François Jullien continue son cheminement intellectuel pour arriver à l’inouï, après avoir envisagé l’intime, l’écart, la seconde vie, la décoïncidence… Sans doute réservé à un public plus aguerri que par le passé, cet ouvrage analyse le réel, parfois si lassant, pour lui redonner des dimensions plus attrayantes.
Le philosophe, très rapidement, évacue une des idées reçues autour de l’inouï : on ne le découvre pas, il n’apparaît pas, il ne fuyait pas, il ne se cachait pas. Jullien précise plutôt qu’il faut le trouver dans ce qui s’étale, autrement dit dans ce qui serait omniprésent, qui s’imposerait même.
L’inouï, en tant qu’in – ouï, reste, au sens du restant. Est inouï ce qui s’affiche devant nous sans que nous ne le percevions complètement. Le percevoir relève plutôt de la seconde vie, parce qu’il convient alors de se défaire des cadres classiques, de ses habitudes, des automatismes, des manières de pensée même. C’est parce qu’il n’est précisément pas encore perçu, parce qu’il arrive dans un second temps, que l’inouï nous intéresse : il n’est pas assimilé, nous pouvons donc espérer de lui, même nos attentes peuvent s’exprimer.
Continuant à lier les différents concepts de sa pensée, Jullien précise que seul l’écart permet d’avoir accès à l’inouï : « par fissuration, disjonction et dislocation du déjà dit – déjà vécu – déjà pensé, c’est-à-dire en fracturant la continuité qui ne cesse inlassablement de reconduire au même et d’assimiler » (page 31). En effet, l’inouï n’est pas l’exceptionnel ou même le prodigieux ; il sera plutôt l’inclassable, celui qui ne se laisse pas ranger, qui dérange même, bref qui déborde parce qu’il est inaccessible.
Bien qu’inaccessible, « l’inouï nomme l’en soi, en ce qu’il pointe le réel avant toute assimilation subjective : avant qu’il ne commence d’être nommé, normé, normalisé, formaté par nos cadres perspectifs et d’intellection » (page 90). C’est un réel dégagé de l’intégration dans nos filtres de pensée, de nos capacités d’appréhension mais aussi de l’altérité. Sinon, le réel, étalé, lassant, désapparaît.
Or, « c’est au découvrement qu’il revient, par décoïncidence et dégagement de l’étalé, de faire réapparaître, par écart, réémerger, ce dont le désapparaître éteint – atrophie – nos vies » (page 139). Le philosophe souligne ainsi la finalité des processus de décoïncidence et d’écart qu’il avait détaillés et explicités dans ses ouvrages précédents. En décoïncidant de l’ouï (de ce qui a été ouï), l’inouï se dévoile.
Jullien revient aussi, sans surprise, au thème de l’intime, qui lui est cher : le concept d’inouï « permet de respecter l’absolue étrangeté de l’Autre, c’est-à-dire de reconnaître l’Autre en tant qu’autre, dans son écart abyssal, sans le laisser rabattre dans une banalisation du Même, en le retenant de toute assimilation » (pages 181 et 182). C’est grâce au regard (qui n’est pas anodin chez l’auteur, qui avait souligné que seuls deux êtres intimes pouvaient se regarder dans les yeux sans jamais sourciller) que s’effectue le dé-couvrement de l’Autre. L’inouï donne alors un sens plus profond à l’intime, que Jullien détaille dans la fin de l’ouvrage.
Au-delà, dans sa postface, le philosophe pose une question cruciale : quelle place pour des ouvrages tels que les siens, qui proposent une philosophie générale ? Quelle place pour l’exigence dans un monde qui s’en détourne ? Jusqu’à la dernière ligne, Jullien interroge son lecteur.
Jullien, F. (2019), L’inouï, Grasset
Guillaume Plaisance