Dans « Chemins qui ne mènent nulle part », Heidegger affirme : « L’essence de l’art, c’est le Poème. L’essence du Poème, c’est l’instauration de la vérité »[1]. Qu’est-ce à dire ?
Le poème use du langage. Les pierres, les plantes, les animaux ne possèdent pas le langage : seul l’homme parle parce que seul l’homme pense car seul l’homme détient le Logos. Dire les choses, c’est les nommer, les comprendre et les communiquer. C’est la raison pour laquelle, le langage, avant d’être esthétique reste pratique, usuel et fonctionnel. Il est un outil. Il n’est pas immédiatement au service du vrai et du beau. Il n’est pas à l’origine ce qui procède de l’esthétique. Comment le langage devient-il poème ? Comment et pourquoi le poème dit-il le vrai ? Et qu’est-ce que la vérité ?
Art et Vérité
Dire, c’est poser, faire acte de monstration. « Sagen » (dire) vient de « sagan » (montrer). Dire signifie donc faire paraître, faire advenir, laisser être, montrer. Mais le dire du poème, le dire de l’art est le dire de la vérité, donc un dire essentiel. Il est donc nécessaire de définir la vérité telle que Heidegger l’entend. Pour définir la vérité, Heidegger ne s’appuie pas sur la définition scientifique de cette dernière et qui consiste en la simple adéquation du nom avec l’objet. Le langage poétique s’oppose à la pensée calculante qui ne pense pas car la science ne pense pas l’Impensé, elle ne pense pas l’être, l’essence, le vrai au sens grec du terme : « La science, au contraire, n’est pas un avènement inaugural de la vérité, mais toujours l’exploitation d’une région du vrai déjà ouverte, ce qui se fait en concevant et en fondant (sur le mode de la preuve) comme exact ce qui, dans la sphère se montre comme tel d’une façon possible et nécessaire »[2]. Pour définir la vérité Heidegger se fonde sur le terme grec qui désigne cette dernière : aléthéia qui signifie le dévoilement, lever le voile posé sur les choses et qui entrave l’appréhension de leur essence. La vérité serait donc initialement dissimulée mais ce qui la dissimule reste aussi ce qui en permet le dévoilement. La vérité se cache en même temps qu’elle se dit, se dit en même temps qu’elle se cache. Plus que cela, elle se cache pour mieux se révéler. Le voile posé sur les choses, ce sont les illusions, les apparences qui dissimulent l’idée, l’essence. Inscrite dans la tradition platonicienne, la vérité serait l’être dissimulé derrière l’apparaitre. Comme le souligne Heidegger, c’est l’étant qui, fondé sur l’être en cache l’essence. Mais Heidegger se sépare de la pensée platonicienne lorsqu’il affirme que l’art révèle la vérité.
En effet, selon Platon, le monde sensible est celui des apparences toujours déjà trompeuses, là où tout change, est corrompu, devient. Et le peintre reproduisant l’apparence ne fait que nous éloigner encore plus de l’essence. En effet, si l’objet l’idée est déjà une dégradation de l’Idée du lit, Idée qui est éternelle, qui est l’essence du lit, alors la toile du peintre qui représente l’objet lit nous éloigne une seconde fois de l’Idée par l’admiration qu’elle peut inspirer. Il s’agit d’une deuxième dégradation de l’Idée. Alors, comment Heidegger, se fondant sur le définition grecque de la vérité peut-il s’éloigner de cette pensée en affirmant que l’œuvre d’art révèle le vrai, l’essence des choses. Pour répondre à cela encore faut-il savoir ce qu’est une chose.
Art et Etre
La chose est un produit, mais un produit particulier. Qu’est-ce à dire ? L’être-produit du produit est sa fonction, il est être-pour, il est fabriqué dans le but de servir à quelque chose. Ainsi se définit-il par sa fonctionnalité, son utilité. A la différence de cela, l’œuvre d’art qui est elle-même une chose n’use pas la matière par laquelle elle s’incarne mais la révèle en même temps que l’œuvre révèle la matière dans laquelle elle prend forme. L’œuvre d’art est une chose mais une chose qui ne s’use pas et dont on n’use pas. L’œuvre d’art serait donc une chose à part et parce qu’elle fait advenir la choséité de la chose (l’essence de la chose), elle en révèle l’essence, son être. Comment ceci se fait-il ? Ceci parce qu’à la différence des objets quotidiens, l’œuvre d’art est la représentation d’un objet, elle est un objet qui représente un objet. Elle est une chose par laquelle l’être d’une chose advient. Comment l’être de la chose advient-il dans l’œuvre d’art ? Et qu’est-ce que l’être d’une chose ? Plus que cela, l’’œuvre d’art n’est-elle pas une chose qui fait advenir à l’Etre. Et qu’est-ce que l’Etre ?
« Et pourtant, en dépassement de l’étant, non pour s’en éloigner, mais le devançant jusqu’à lui, quelque chose d’autre arrive encore. Au milieu de l’étant dans son Tout se déclôt une place vacante. Une éclaircie s’ouvre. Pensée à partir de l’étant, elle est plus étant que lui. Ce foyer d’ouverture n’est donc pas circonscrit par l’étant mais c’est lui, radieusement qui décrit autour de l’étant, tel le Rien que nous connaissons à peine, son cercle ».[3]
L’Etre, c’est le rien, le néant. Plus que cela, une néantisation. Pourquoi l’Etre est-il le rien ? Pourquoi est-il un fondement infondé ?
L’Etre fonde les étants (sinon ils ne pourraient pas être). Si l’Etre était fondé par autre chose que lui-même il ne serait pas l’Etre mais un étant comme un autre. Donc l’Etre doit être fondé par lui-même. Mais si l’Etre avait un fondement, ce dernier s’épuiserait à meure qu’il fonderait les étants, donc il disparaitrait et les étants aussi. Or, il y a de l’être, plus que cela l’Etre est l’Il y a. Il faut donc que l’Être soir fondé par lui-même mais que ce fondement soit infondé pour ne pas s’épuiser. L’Etre est donc le sans fond, l’infondé. Il est retrait. L’Etre ne cesse de se constituer à mesure qu’il se retire en lui-même et il ne cesse de se retirer pour pouvoir se donner : il est don parce que retrait. L’être, c’est donc le Rien. Et si la vérité est révélation de l’essence alors le vrai est le dire du Néant, dévoilement du Rien. L’œuvre d’art, parce qu’elle fait advenir la vérité révèle donc le Rien, l’infondé de l’Etre et donc dit l’essence des choses. Elle fait advenir la vérité, révèle le Rien : « L’être-crée de l’œuvre, c’est la constitution de la vérité en sa stature ». [4]
« L’art est alors : la sauvegarde créant la vérité dans l’œuvre. L’art est donc un devenir et un advenir de la vérité. Et la vérité ? Provient-elle du Rien ? Assurément, si par le Rien on entend la pure et simple négation de l’étant, celui-ci étant représenté comme ce donné habituel et disponible, qui précisément, par la seule instance de l’œuvre, s’ébranlera et s’avérera être l’étant qui n’était vrai que putativement »[5].
Art et Monde
En étant monstration l’œuvre d’art fait advenir l’Etre en tant qu’il est essentiellement retrait. C’est un événement, plus encore que cela, l’avènement de l’Etre. Elle est ouverture de l’étant qui révèle ce qui se dissimule derrière en tant que retrait : l’Etre, le Rien. L’œuvre d’art est ouverture, révélation du Monde. Qu’est-ce que le Monde ? Le Monde n’est pas un étant singulier, mais
« l’unité des voies et des rapports ; le cercle d’apparition de tout ce qui est, le milieu de tout surgissement, l’ouvert lui-même. Tel est le premier caractère qui permet de définir l’essence de l’œuvre (c’est-à-dire aussi du poème) elle octroie à l’étant comme tel son espace d’ouverture ou ce qui veut dire la même chose, « elle tient ouvert l’ouvert du monde »[6].
Ouverture de l’étant, déclosion, dévoilement, tel est le monde. Mais l’œuvre d’art n’ouvre pas seulement le Monde, elle installe aussi la Terre qui elle est fermeture, clôture sur soi, « et c’est justement parce qu’elle est réserve et retrait que la Terre est sauvegarde »[7]. L’œuvre d’art apparait alors comme le lieu de la lutte, du combat entre ce qui est ouverture de l’étant (le Monde) et la clôture de l’Etre ( la Terre) : « Le poème accomplit l’unité du monde et de la terre »[8]. Ouverture qui tente d’absorber la clôture, clôture qui ne cesse de vouloir retenir, se retenir de l’ouverture, tel est le combat qui se joue dans le poème, dans l’œuvre d’art. Chacun luttant l’un contre l’autre pour la préservation du soi, chacun étant l’un par l’autre, l’un pour l’autre dans la clôture du soi en demeurant soi. Telle est la lutte présente dans l’œuvre, choc provoqué par ce jeu entre don et retrait, voilement et dévoilement, ouverture et clôture, étant et Etre, Etre et Rien.
« Mais le poème fait plus encore : il n’institue pas seulement le dévoilement de l’étant (dévoilement qui constitue l’un des versants de l’être), mais encore ce que nous avions appelé, à la suite de Heidegger, le dévoilement du voilement. Menant l’invisible au visible en tant qu’invisible, il amène l’être au paraitre comme ce qui se retire »[9].
L’inconnu, l’Impensé, l’œuvre d’art fait avenir ce qui procède de la monstration mais qui ne peut apparaitre que sous son mode fondamentalement retrait. Elle laisse advenir au dire ce qui est réfractaire au mot et qui ne peut se prononcer que sous le mode de la parole silencieuse, du Poème.
Toute œuvre d’art est poème parce qu’elle laisse advenir l’être de la chose, la choséité de la chose telle qu’on peut l’admettre dans les poèmes d’Hölderlin ou dans la toile des « Souliers » de Van Gogh, la choséité de la chose, son essence, sa consistance au travers de sa fragilité, sa solidité au travers de sa liquéfaction, le retrait au travers du don. Paradoxe de l’œuvre d’art qui donne à voir ce qui échappe au regard, qui dit ce qui se clôture dans le silence, qui présente la préhension de ce qui résiste à toute donation : l’Etre, le Rien.
Sandrine Guignard
[1] : Heidegger : chemins qui ne mènent nulle part », P.85.
[2] : Ibid, P.69 ;
[3] : Ibid, P.58.
[4] : Ibid, P.71.
[5] : Ibid, P.81.
[6] : Ibid, P.34.
[7] : Marlène Zarader : Heidegger et les paroles de l’origine, P.188.
[8] : Ibid, P.189.
[9] : Ibid, P.191.