Musique enchantée ou enchantement par la musique du White Rabbit de Jefferson Airplane.

White Rabbit est une chanson qui sort en 1967 dans l’album Surrealistic Pillow du groupe de rock Jefferson Airplane. La chanson, qui emprunte ses images des deux textes les plus connus de Lewis Caroll, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles et De l’autre côté du miroir, est écrite par Grace Slick entre décembre 1965 et janvier 1966. Le morceau écrit sous l’influence de la drogue, ou plus particulièrement après un trip acide, est rédigé en forme de petite histoire qui demande de suivre l’aventure d’Alice et en même temps, incite à prendre des substances psychotropes, tout comme Alice l’a fait. La chanson joue sur l’imaginaire du monde fantastique d’Alice et crée une fantasmagorie qui interpelle dès les premiers mots. Alice au pays des merveilles est, comme les contes de fées, une histoire qui a bercé l’enfance de presque tous les jeunes. Et seulement en parler nous ramène vers cette époque fantastique et innocente de notre enfance. Nous n’avons nul besoin de faire d’effort pour imaginer les personnages qui peuplent la chanson, et les paroles nous prennent directement aux tripes. Nous avons grandi avec Alice, nous avons voyagé avec elle dans ce monde fantaisiste, dans ce monde de folie, et combien de fois avons-nous perdu la tête avec elle, délaissant toute logique parce que nous sommes au pays des merveilles. Pourquoi ce choix de paroles ? Et quelle est la signification de la fantaisie dans la musique ? Nous allons donc analyser comment l’utilisation de la fantaisie avec la musique obsédante, donne toute sa force à la chanson White Rabbit.

 

I. REMEMBER WHAT THE DORMOUSE SAID

A)  La Mémoire

Selon la théorie du souvenir de Platon, l’âme de chaque personne détient la mémoire universelle. Mais une fois réincarnée dans un corps, elle oublie. Par conséquent, la vérité du monde est cachée au fond de chaque être, et nous pouvons tous arriver à cette vérité par un travail de mémoire. Travail qu’il assimile à un genre d’accouchement. Élaborant sur cette image, Socrate crée sa maïeutique :

« Mon art de maïeutique a les mêmes attributions générales que celui des sages-femmes. La différence est qu’il délivre les hommes et non les femmes et que ce sont les âmes qu’il surveille en leur travail d’enfantement, non point les corps », dit Socrate dans le Théétète.

La maïeutique est donc l’action de puiser au fond d’une personne pour ramener, de son inconscient, les mémoires enfouies et les étaler à la surface. Pour ce faire, il faut qu’une personne, celle qui va tenir le rôle de sage-femme, pousse l’autre à se rappeler. La chanson White Rabbit est bâtie sur ce principe.

« Rappelez-vous des paroles du loir » nous dit la chanson. Ces paroles, comme toute la chanson d’ailleurs, mais plus encore par l’exhortation littérale de cette phrase, nous demandent de nous rappeler, de fouiller dans notre mémoire, pour trouver un passé enfoui.

Mais en plus de cela, la chanteuse fait appel maintes fois à notre mémoire, pour nous obliger à nous tourner vers cette histoire lue ou entendue des années de cela. Ainsi le mot « call » revient à plusieurs reprises dans cette petite chanson. « Call », qui veut dire appeler, fonctionne à deux niveaux. La chanson nous dit : « Call Alice », d’appeler Alice. Le mot « appel » est utilisé à la fois comme verbe et comme nom dans la chanson, « Has given you the call » (vous a donné l’appel). Donc nous sommes à la fois appelés, et devons aussi bien répondre à cet appel. La chanson, continue ce jeu d’appel tout au long en s’adressant directement à nous, le pronom « you[1] » (« tu ») revient tout au long du texte, et donne l’impression que l’on s’adresse directement à nous. En plus, la chanteuse établit une complicité avec l’interlocuteur. Par exemple, quand elle dit : « Et ceux que maman te donne ».

L’absence d’article possessif devant « maman » laisse entendre que soit elle connaît la maman de l’interlocuteur, soit qu’elle partage la même mère. Et donc, d’un coup la chanson arrive à nous pousser dans cette enfance où l’on s’imaginait être au pays des merveilles avec toutes ces créatures magiques, et nous nous rappelons.

La narration a été utilisée ou a contribué à véhiculer certaines informations, à créer des stéréotypes, à donner des pistes pour bien vivre et ainsi à créer une mémoire collective acceptable à la plupart des gens dans la société. Les contes de fées, par exemple, ont disséminé l’idée pendant des siècles du rôle de la femme, de l’homme, les constructions beau/laid, bien/mal, riche/pauvre, entre autres. Alice au pays des merveilles, conté et reconté, fait aussi partie de notre mémoire collective. Mais contrairement aux contes établis, le texte ne donne pas de leçon de morale, pas de choix de vie, ne nous dit pas ce qui est bien ou mal. Alice n’a pas comme but d’épouser le prince, de vivre heureuse pour toujours et de faire une ribambelle d’enfants.

La puissance de la chanson White Rabbit ne vient pas seulement de la musique ésotérique mais des paroles qui sortent directement de notre imaginaire. La chanson raconte ce monde fou qui est le pays des merveilles, ce pays où chaque enfant a voulu partir un jour, bien que ce soit un monde qui ne fait aucun sens, peuplé d’animaux et de personnages tellement extraordinaires. Enfant, on a tous voulu avaler la pilule, manger le champignon, parler à la chenille et grandir ou rapetisser à volonté, on a tous voulu suivre ce lapin blanc.

 

B) La Drogue

Et Grace Slick a fait le lien du monde merveilleux avec celui de la drogue. Imaginez, elle nous dit qu’Alice est sous l’effet des drogues. On peut facilement imaginer cela vu que dans le monde merveilleux, les sens sont complètement bouleversés. Les personnages sont étranges, disent des choses insensées, et même Alice n’arrive plus à se rappeler des choses normales, même les fables et les comptines, dont elle inverse ou change automatiquement les paroles. Et bien sûr il y a l’image de cette chenille sur un champignon, fumant le narguilé, qui demande à Alice de goûter le champignon magique. On peut difficilement faire mieux comme image pour donner de la drogue à quelqu’un !

Chanson qu’elle avoue écrire sous l’effet d’un trip à l’acide, Grace dit que le but de la chanson est de critiquer les parents qui interdisent les substances nocives à leurs enfants et en même temps leur lisent ce genre de romans. Bien que l’argument de Slick ne fait aucun sens, car si nous suivons sa logique les parents devraient choisir entre lire Alice au pays des merveilles ou interdire la drogue à leurs enfants. Effectivement, Alice va contre toutes les interdictions faites aux enfants, elle suit un inconnu, mange des choses ici et là sans savoir si elles sont dangereuses ou non, mais braver l’interdiction n’est-ce pas ce qui sous-tend toute trame de conte pour enfants. Sans cela, il n’y aurait pas eu de Petit Chaperon Rouge puisqu’elle n’aurait jamais rencontré le loup, (ça lui aurait peut-être sauvé sa vie et celle de sa grand-mère, mais il n’y aurait pas eu d’histoire !), et pire, Peau d’Âne aurait épousé son père.

N’oublions pas qu’Alice au pays des merveilles fait déjà l’objet de beaucoup de critiques, à cause du penchant de l’auteur pour les petites filles, notamment pour Alice elle-même, sa favorite, pour laquelle d’ailleurs, il écrit cette histoire. L’auteur apparemment aimait prendre des photos de petites filles nues ou dénudées, mais cela n’a pas empêché le texte d’être parmi ceux des plus lus par les petites filles de par le monde[2].

Pour Slick, et comme pour beaucoup d’entre nous, le lapin blanc représente la curiosité et celle-ci ne se résume pas à essayer de la drogue. Mais l’ingéniosité derrière White Rabbit est justement ces paroles innocentes, puisque ne viennent-elles pas d’un conte pour enfants et de plus jouissant d’une musique qui hante, la chanson a pu facilement contourner la censure à la radio.

La drogue faisait partie des expériences sociales primordiales à cette époque, et si la chanson parle à notre imagination à un niveau primaire, créant la nostalgie, le rapport à la drogue ne peut être exclu. Ainsi dans le film Platoon, le réalisateur joue sur ces deux niveaux de la chanson : la nostalgie et l’utilisation de la drogue pour ne pas faire face à la réalité. D’ailleurs, les soldats appellent leur terrier « monde souterrain ». Ce monde déjà se situe à un niveau inférieur et Chris et King entrent en se courbant car la porte est toute petite. Toute la scène est présentée comme un monde complètement irréel, rempli de fumée, éclairé par des bougies ou des ampoules colorées, qui semblent flottées autour. Chris comme Alice, découvre ce nouveau monde, à la fois merveilleux et qui lui fait enfin oublier la réalité qui l’entoure. D’ailleurs les autres désormais ne l’appellent plus par son nom de famille, Turner : Turner est mort dit King, celui qui est dans le monde merveilleux est Chris ressuscité[3].

 

II. FEED YOUR HEAD

A) Le Rêve

 Alice, contrairement aux autres petites filles, se laisse aller à rêver, vit des aventures folles et en ressort indemne. Alice serait la version enfant d’une Matilde ou d’une Emma Bovary[4] qui ne se contente pas de sa réalité mais essaie de vivre son rêve. À l’inverse de sa sœur qui, elle, vit dans la réalité. C’est elle d’ailleurs qui réveille sa sœur et la ramène à la vraie vie, dans ce monde terne où prendre le thé n’est plus empreint de folie mais devient un acte tellement banal comparé aux choses merveilleuses qu’Alice vient de vivre. Et du même coup, elle situe Alice dans le monde réel, où l’espace et le temps ne sont plus distordus : la maison qui se situe à une distance précise et le temps qui s’avance chronologiquement :

« – Réveillez-vous, chère Alice ! lui dit sa sœur.

– Quel long somme vous venez de faire !

  • Oh ! J’ai fait un si drôle de rêve, dit Alice; et elle raconta à sa sœur, autant qu’elle put s’en souvenir, toutes les étranges aventures que vous venez de lire ; et, quand elle eut fini son récit, sa sœur lui dit en l’embrassant : Certes, c’est un bien drôle de rêve ; mais maintenant courez à la maison prendre le thé ; il se fait tard[5]. »

 

D’ailleurs le rêve d’Alice est si contagieux que même sa sœur se laisse aller au rêve après avoir réveillé Alice :

« Mais sa sœur demeura assise tranquillement, tout comme elle l’avait laissée, la tête appuyée sur la main, contemplant le coucher du soleil et pensant à la petite Alice et à ses merveilleuses aventures ; si bien qu’elle aussi se mit à rêver, en quelque sorte[6]. »

 

Alice au pays des merveilles a cette faculté de ressembler à un rêve, tout comme la chanson, où l’espace et le temps sont aussi déformés qu’Alice physiquement.

 

Aujourd’hui, l’expression « descendre dans le terrier du lapin » ou « tomber dans le terrier du lapin » est utilisée couramment dans le sens de monde magique, un monde où nous allons voir, et vivre, des choses irréelles, et magiques. Image d’ailleurs utilisée dans le nouveau générique de Bugs sur Boomerang[7], qui justement demande aux spectateurs de suivre ce lapin dans son monde fou et magique à la fois. Et comme on l’a vu, dans le film Platoon le terme « clapier souterrain » renvoie directement à l’expression : terrier du lapin.

 

Mais cette expression prend tout son sens dans le film The Matrix. Au début du film, Trinity dit à Neo, le protagoniste, de « Suivre le lapin blanc. » Et c’est ce qu’il fait. Il doit suivre un lapin (une femme avec un tatouage de lapin) pour accéder au monde merveilleux.

Neo se rend compte qu’il y a quelque chose dans son monde, qui le rend fou :

« … une écharde dans son cerveau, qui le rend fou »

Et ensuite Morpheus lui dit :

« Tu prends la pilule bleue, l’histoire se termine, tu te réveilles dans ton lit et tu crois tout ce que tu veux croire. Tu prends la pilule rouge, tu restes au Pays des Merveilles, et je te montre jusqu’où va le terrier du lapin[8]. »

Et donc pour en sortir, Neo suit le lapin vers son monde merveilleux à lui, Zion.

 

B) La Musique

Grace Slick arrive à transposer le merveilleux de ce monde avec des paroles simples, la mémoire reconstruisant ce monde de rêve. Mais la musique de White Rabbit contribue aussi à créer ce monde de rêve. Grace choisit une musique envoutante qui déjà nous tire vers les profondeurs des rêves, vers le mystérieux. La musique inspirée de Sketches of Spain de Miles Davis, spécialement du Concerto de Aranjuez que Slick avoue écouter en boucle, ce qui lui inspire White Rabbit, est déjà une musique qui tend vers la fantaisie, vers un monde irréel, vers un rêve. Le Concerto de Aranjuez est inspiré du jardin du palais de Aranjuez, avec ses grands jardins et fontaines, ses chants d’oiseaux, et les parfums des fleurs. La musique elle-même est faite de sorte à nous transporter vers un autre monde, dans un autre espace-temps en nous évoquant un monde pétri de nature et de beauté. En d’autres mots, le concert nous offre l’évasion vers un monde merveilleux. De même, la musique de White Rabbit s’engouffre dans le monde fantastique d’Alice. Slick dirait plus tard :

« Écrire des trucs bizarres sur Alice soutenue par la sombre marche espagnole était en phase avec ce qui se passait à San Francisco à l’époque. Nous essayions tous de nous éloigner le plus possible de l’attendu[9]. »

Ainsi le rêve devenait réalité. Slick s’était aussi inspirée du Boléro de Ravel pour la musique de sa chanson. La composition du Boléro de Ravel débute par un doigt sur un piano. Mais ne va pas plus loin. En effet, Ravel joua un air avec un doigt pour son ami Gustave Samazeuilh et lui dit :

« Ne pensez-vous pas que ce thème a une qualité insistante ? Je vais essayer de le répéter plusieurs fois sans aucun développement, en augmentant progressivement l’orchestre du mieux que je peux[10]. »

Le Boléro est une musique insistante formée d’un long crescendo, et cette intensité qui n’a ni commencement, ni fin, qui ni ne monte ni ne descend, offre une musique hantée et hantante, dont on ne peut s’extirper, puisque justement elle ne termine pas. Ravel disait d’ailleurs que l’œuvre n’a « aucune forme à proprement parler, aucun développement, aucune ou presque aucune modulation. »

Bâti sur les mêmes principes, White Rabbit a les mêmes effets. Les sens sont distordus. Et ajouté aux paroles de la chanson, on a l’impression de ne plus être dans le réel, mais plutôt dans un long rêve, ou plutôt dans un rêve tout simplement, puisque le temps lui-même tourne en boucle. La durée n’a plus de sens, puisqu’il n’y a que cette musique répétitive, lancinante, qui sans début, sans fin, tourne sur elle-même infiniment. La distorsion des sens nous donne l’impression que nous sommes sous l’effet d’un puissant hallucinogène ou dans un rêve profond.

Patrick Kavanaugh d’ailleurs raconte qu’après la première de Boléro, une spectatrice s’exclame que Ravel est fou, et à quoi Ravel a simplement fait la remarque qu’elle avait compris la musique[11].

 

III. WHEN LOGIC AND PROPORTION HAVE FALLEN SLOPPY DEAD

A) Le Surréalisme.

Dans la préface de Tirésias, Apollinaire définit le surréalisme comme :

« Attitude d’esprit, art en réaction contre le naturalisme en trompe-l’œil, qui ouvre carrière à l’imagination du dramaturge, en donnant un libre cours à cette fantaisie qui est une façon d’interpréter la nature, et qui mêle les genres, recourant aux changements de ton du pathétique au burlesque, à l’usage raisonnable des invraisemblances (…) pour faire surgir la vie même dans toute sa vérité, en élevant l’humanité au-dessus des pauvres apparences. »

Et cette démarche surréaliste, de pourfendre les croyances, et de renverser les mœurs pour dire et montrer quelque chose d’extravagant et d’inimaginable, est exactement celle de Grace Slick. Elle raconte comment dans une entrevue où elle argumente pour la dépénalisation de la marijuana et du LSD et ses parents étaient choqués par cela :

« C’était douloureux pour eux, j’en suis sûr, mais je ne me souciais pas de savoir si cela les dérangeait. Les parents critiquaient les choix d’une génération assis là avec leurs verres de scotch[12]. »

 Le terrier du lapin, symbolise aussi métaphoriquement un lieu surréel où l’imagination peut se déployer sans aucune barrière. Au pays des merveilles l’imagination n’a pas de frontières. Tout est possible. C’est le pays de l’inconscient. Et tomber dans le terrier du lapin, ou traverser ce terrier, c’est justement faire ce voyage du conscient vers l’inconscient, et se laisser aller vers un monde imaginaire.

Ancré dans le rêve et la folie, comme les grandes peintures surréalistes, les illustrations d’Alice au pays des merveilles, peuvent être considérées comme faisant partie des œuvres surréalistes[13]. Le texte met aussi l’emphase sur le fait qu’Alice n’arrive plus à ordonner son esprit. Ainsi tout ce qu’elle a appris jusqu’ici, elle n’arrive plus à se les rappeler, ou mélange les mots, la signification et invente les parties. Par exemple, quand elle récite Le Corbeau et le Renard de La Fontaine :

« Maître Corbeau sur un arbre perché, Faisait son nid entre des branches ; Il avait relevé ses manches,
Car il était très-affairé.

Maître Renard, par là passant, Lui dit : « Descendez donc, compère ; Venez embrasser votre frère. »
Le Corbeau, le reconnaissant, Lui répondit en son ramage :

Fromage[14]. »

Paul Éluard, écrit en 1929, « La terre est bleue comme une orange » et la souris raconte à Alice une histoire « longue et traînante[15] » comme sa queue, une histoire qui ne fait pas beaucoup sens mais qui prend la forme de sa queue[16]. En mai 1917 est jouée la première du ballet Parade au Théâtre du Châtelet à Paris. La musique est d’Erik Satie, le scénario d’un acte est écrit par Jean Cocteau et les costumes et décors sont conçus par Pablo Picasso. Et c’est intéressant de constater la ressemblance de ce ballet avec les personnages d’Alice au pays des merveilles. On peut bien imaginer la reine des cartes et toute sa cour faisant partie de Parade.

Erik Satie ajoute dans la musique de Parade le cliquetis de machines à écrire, qui déconcerte mais qui semble aussi hypnotisant que les personnages, à la fois burlesques et touchants, qui défilent sur scène. Il est intéressant de noter que les rythmes du Boléro étaient aussi inspirés des machines de l’usine du père de Ravel[17]. Ravel préférait comme décor de son ballet une scène à ciel ouvert, avec une usine comme fond pour refléter la nature mécanique de la musique[18]. Ravel d’ailleurs était extrêmement pointilleux par rapport au tempo et ne supportait pas qu’on l’accélère pour garder ce côté machinal, comme un outil qui tape à insistance exacte. Il se fâche avec Arturo Toscanini, quand ce dernier lui dit que la musique n’est pas efficace à son tempo, à quoi il lui aurait répondu :

« Alors ne le joue pas[19]. »

De même, Piero Coppola raconta que Ravel surveillait le tempo et aussitôt qu’il accélérait, Ravel lui faisait tout recommencer avec un « Pas si vite[20] ! »

Le surréalisme c’est mettre l’imagination en forme sans suivre de code, par exemple le cadavre exquis pour la poésie. White Rabbit, sort directement de l’imaginaire de Grace Slick et s’adresse à nous inconsciemment vu que les images de la chanson sont déjà présentes dans notre imaginaire. Le groupe de Slick ne jouait pas les chansons des autres bandes : « Le défi était d’écrire ce que vous ressentiez[21]. »

Le but du surréalisme était de scandaliser, de briser les règles. Ainsi, en 1896, Alfred Jarry fait crier « Merde ! » à son personnage, dès son apparition sur scène. Et Grace Slick dirait de sa chanson White Rabbit :

« Avec le recul, je pense que “White Rabbit” est une très bonne chanson. Je ne suis pas un génie mais je ne suis pas nul. Mon seul reproche est que les paroles auraient pu être plus fortes. Si j’avais bien fait les choses, plus de gens auraient été ennuyés[22]. »

 

B) La Trahison des images

 En 1929, René Magritte peint son fameux La Trahison des Images, la peinture d’une pipe en dessous de laquelle est écrit : « Ceci n’est pas une pipe ». Magritte exprime à propos de son tableau :

« La célèbre pipe. Comme les gens me l’ont reproché ! Et pourtant, pourriez-vous bourrer ma pipe ? Non, c’est juste une représentation, n’est-ce pas ? Donc si j’avais écrit sur ma photo C’est une pipe, j’aurais menti[23] ! »

En 1917, Marcel Duchamp présente sous le titre de Fontaine un urinoir comme sculpture comme pièce d’exhibition à la Société des Artistes Indépendants.

Pour les surréalistes, la réalité est autre et n’est pas seulement ce que nous voyons, et nous nous représentons. En tant que Professeur de Mathématiques à Oxford, Lewis Carroll questionne la logique tout au long du texte. Par exemple, si on prend la notion de substance pour montrer ce qui « est » dans le monde, Aristote avance que les substances sont indépendantes, tandis que les prédicats sont soit « dits de » soit « existent dans » autre chose. Leur existence dépend donc d’un autre objet. Mais ceci n’est pas le cas au pays des merveilles, par exemple, le chat disparait complètement en laissant seulement un sourire suspendu dans l’air. Donc le sourire du chat ne dépend plus de l’existence du chat pour exister :

« C’est bon, dit le Chat, et cette fois il s’évanouit tout doucement à commencer par le bout de la queue, et finissant par sa grimace qui demeura quelque temps après que le reste fut disparu.

Certes, pensa Alice, j’ai souvent vu un chat sans grimace, mais une grimace sans chat, je n’ai jamais de ma vie rien vu de si drôle[24]. »

Tristan Tzara publie en 1918 un Manifeste Dada où il appelle à « détruire les tiroirs du cerveau et ceux de l’organisation sociale ». Carroll dans la même optique, se moque de toute forme de logique canonique, par exemple, du syllogisme :

« – Et comment savez-vous que vous êtes fou ?

  • D’abord, » dit le Chat, « un chien n’est pas fou ; vous convenez de cela. »
  • Je le suppose, » dit Alice.
  • Eh bien ! continua le Chat, un chien grogne quand il se fâche, et remue la queue lorsqu’il est content. Or, moi, je grogne quand je suis content, et je remue la queue quand je me fâche. Donc je suis fou[25]. »

Et de toute autre forme de présupposés logiques, que ce soit en philosophie ou en linguistique :

« – C’est ce que je fais, répliqua vivement Alice. Du moins – je veux dire ce que je dis ; c’est la même chose, n’est-ce pas ?

  • Ce n’est pas du tout la même chose, dit le Chapelier. Vous pourriez alors dire tout aussi bien que : Je vois ce que je mange, est la même chose que : Je mange ce que je vois.
  • Vous pourriez alors dire tout aussi bien, ajouta le Lièvre, que : J’aime ce qu’on me donne, est la même chose que : On me donne ce que j’
  • Vous pourriez dire tout aussi bien, ajouta le Loir, qui paraissait parler tout endormi, que : Je respire quand je dors, est la même chose que : Je dors quand je respire[26].

White Rabbit, qui veut être aussi illogique que possible pour créer ce monde irréel, où les sens sont perdus sous l’effet de la drogue, emprunte facilement le monde surréel d’Alice au pays des merveilles qui s’y prête… à merveille :

« When logic and proportion
Have fallen sloppy dead

And the White Knight is talking backwards

And the Red Queen’s off with her head[27] »

 

CONCLUSION

La musique comme les paroles de la chanson White Rabbit nous entrainent, pour parler comme Rimbaud, dans un « long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens ». Mais ici, point d’absinthe comme pour l’homme aux semelles de vent, mais des paradis artificiels dévoilés par l’absorption de psychotropes, et caractéristiques d’une époque qui voit l’Amérique combattre ses démons de la ségrégation raciale, avec notamment les marches de Selma à Montgomery, et marquée par les premiers raids aériens de l’armée américaine sur le nord Vietnam. Et à ce titre, la portée de ce morceau est double, d’une part pour celui qui l’écoute à sa sortie, qui est entrainé telle Alice dans un monde tortueux et torturé, mais empreint de fantaisie, d’autre part, pour celui qui l’entend aujourd’hui, et qui revit les heures sombres d’une période de l’histoire qui, comme nous le voyons dans l’actualité, n’est pas si révolue. En ce sens, White Rabbit et à la fois « connaissance », « re-connaissance » et « reconnaissance ». Ce lapin blanc nous invite à un dévoilement de la vérité, Heidegger dirait « Alètheia », la vérité d’un passé qui ne passe pas, la vérité sur nous-même ; et si dans la chanson, le personnage ingurgite des drogues, en vérité, c’est la chanson elle-même, comme toute œuvre d’art, qui est hallucinogène, comme l’a si bien montré Jim Morrison, nous invitant à pousser les « portes de la perception ». Le lapin blanc nous dit : bienvenue.

 

Bibliographie

 

Musique/Vidéo

 

  • Jefferson Airplane, White Rabbit,

https://jeffersonairplane.com/category/category-1/

 

  • Paroles de White Rabbit

https://genius.com/Jefferson-airplane-white-rabbit-lyrics

 

  • Miles Davis, Sketches of Spain, 1959-1960

 

  • Ravel, Boléro, 1928.

 

  • Boomerang – Générique de Bugs

https://www.dailymotion.com/video/x5jl8mh

 

Œuvres

 

  • Lewis Carroll, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, Macmillan, 1865. (Traduction par Henri Bué, 1869.)

https://fr.wikisource.org/wiki/Alice_au_pays_des_merveilles/Texte_entier

 

  • Patrick Kavanaugh, Music of the Great Composers: A Listener’s Guide to the Best of Classical Music, Grand Rapids, Michigan: Zondervan, 1996.

 

  • Arbie Orenstein, Ravel: Man and Musician. New York: Dover Publications, 1991.

 

  • Marc Myers, Anatomy of a Song. Grove Press, 2016.

 

  • Douglas Lee, Masterworks of 20th-Century Music: The Modern Repertory of the Symphony Orchestra, New York: Routledge, 2002.

 

  • Cecilia Dunoyer,Marguerite Long: A Life in French Music, 1874–1966. Bloomington, Indiana: Indiana University Press, 1993.

 

  • Piero Coppola, Dix-sept ans de musique à Paris, 1922–1939, 1982.

 

 

  • Harry Torczyner, Magritte: Ideas and Images, N. Abrams, 1977.

 

Notes

[1] « You » peut signifier « tu » ou « vous ». Mais dans la chanson on a l’impression que c’est une amie qui s’adresse à nous, une amie avec qui nous avons partagé notre enfance, et comme elle se rappelle toujours des choses que nous avons vécues, elle nous demande de les rappeler aussi.

[2] i) « Depuis sa première publication, Alice au pays des merveilles n’a jamais été épuisée et a été traduite dans près de 200 langues.»

  1. ii) « La copie personnelle d’Alice au pays des Merveilles » de Lewis Carroll – l’une des six seules éditions originales de 1865 connues – a été vendue pour un montant record de 1,54 million de dollars en 1998, qui, avec l’inflation, vaudrait environ 2,24 millions de dollars aujourd’hui – l’équivalent d’environ 1,4 million en livres sterling.

https://metro.co.uk/2015/07/04/25-things-you-never-knew-about-alice-in-wonderland-5267597/

[3] INT. CLAPIER SOUTERRAIN – NUIT

King conduit Chris dans une cave spécialement construite, comme un clapier creusé profondément dans le sol sur un bord isolé du périmètre du bataillon. Une enveloppe de munitions et une toile sont empilées dessus, et des sacs de sable l’entourent. De l’extérieur, on peut entendre un léger son alors qu’ils franchissent une trappe faite de caisses de munitions.

Sur la cassette, «Allez demander à Alice» de Jefferson Airplane.

Pour Chris, c’est un nouveau monde. Et RHAH, le chef résident, est assis là dans toute sa parure soufflant dans un énorme bol rouge brûlant dans un Pipe Montagnard de trois pieds de long, semble être le seigneur du jugement final dans ce monde enfumé.

RHAH

Que fais-tu dans le monde souterrain Taylor ?

KING (souriant)

Ce n’est pas Taylor. Taylor a été abattu. Cet homme Chris a été ressuscité. . .

Oliver Stone, Platoon, 1986, p. 25.

https://thescriptsavant.com/pdf/Platoon.pdf

[4] Matilde, la protagoniste de La Parure de Maupassant, et Emma la protagoniste de Madame Bovary de Flaubert, sont toutes les deux des femmes qui refusent d’accepter leur sort quotidien et préfèrent se blottir dans les rêves plutôt que d’accepter la réalité :

« Elle souffrait sans cesse, se sentant née pour toutes les délicatesses et tous les luxes. Elle souffrait de la pauvreté de son logement, de la misère des murs, de l’usure des sièges, de la laideur des étoffes. Toutes ces choses, dont une autre femme de sa caste ne se serait même pas aperçue, la torturaient et l’indignaient. La vue de la petite Bretonne qui faisait son humble ménage éveillait en elle des regrets désolés et des rêves éperdus. Elle songeait aux antichambres muettes, capitonnées avec des tentures orientales, éclairées par de hautes torchères de bronze, et aux deux grands valets en culotte courte qui dorment dans les larges fauteuils, assoupis par la chaleur lourde du calorifère. Elle songeait aux grands salons vêtus de soie ancienne, aux meubles fins portant des bibelots inestimables, et aux petits salons coquets, parfumés, faits pour la causerie de cinq heures avec les amis les plus intimes, les hommes connus et recherchés dont toutes les femmes envient et désirent l’attention. »

Maupassant, La Parure, 1884
http://maupassant.free.fr/textes/parure.html

[5] Lewis Carroll, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, Macmillan, 1865, p. 192-193 (Traduction par Henri Bué, 1869.)

https://fr.wikisource.org/wiki/Alice_au_pays_des_merveilles/Texte_entier

[6] Ibid., p. 193.

[7] https://www.dailymotion.com/video/x5jl8mh

[8] The Matrix,  Les Wachowskis, 1999.

[9] Marc Myers,  Anatomy of a Song. Grove Press, p. 92–99, 2016.

[10] Arbie Orenstein, Ravel: Man and Musician. New York: Dover Publications, 1991, p. 98.

[11] Patrick Kavanaugh, Music of the Great Composers: A Listener’s Guide to the Best of Classical Music, Grand Rapids, Michigan: Zondervan, 1996, p. 56.

[12] http://internationaltimes.it/how-jefferson-airplanes-grace-slick-wrote-white-rabbit/

[13] Par exemple, les illustrations faites par Lewis Carroll lui-même, ressemblent aux peintures surréelles de Dali.

À la page 16, nous avons une Alice avec un long cou, qui trouverait sa place dans une galerie surréaliste.

[14] Lewis Carroll, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, op. cit., 20.

[15] Ibid., p. 32.

[16] L’histoire de la souris est écrite de façon que quand on regarde l’écriture de loin, elle prend la forme d’une queue de souris. Ibid., p. 32-34.

[17] Michael Lanford, (2011). Ravel and ‘The Raven’: The Realisation of an Inherited Aesthetic in Boléro. Cambridge Quarterly, 40, 2011, p 263.

[18] Douglas Lee, Masterworks of 20th-Century Music: The Modern Repertory of the Symphony Orchestra, New York: Routledge, 2002, p. 329.

[19] Cecilia Dunoyer, Marguerite Long: A Life in French Music, 1874–1966. Bloomington, Indiana: Indiana University Press, 1993, p. 97.

[20] Piero Coppola, Dix-sept ans de musique à Paris, 1922–1939, 1982, p.105-108.

[21] http://internationaltimes.it/how-jefferson-airplanes-grace-slick-wrote-white-rabbit/

[22] Ibid.

[23] Harry Torczyner, Magritte: Ideas and Images, H. N. Abrams, 1977, p. 71.

[24] Lewis Carroll, Les Aventures d’Alice au pays des merveilles, op. cit., p. 76.

[25] Ibid., p. 78.

[26] Ibid., p. 81-82

[27] « Quand toute logique et proportion »

Sont tombés négligemment morts

Et le Chevalier Blanc parle à l’envers

Et la Reine Rouge n’a plus sa tête »

Grace Slick – White Rabbit

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