L’on entend tout et son contraire sur le populisme. Ici, J.-W. Müller nous livre une pensée construire, documentée et parfois déconcertante sur ce qu’il est réellement. Une colère, certes, mais pas seulement. Une colère chaude alors. D’ailleurs, pourquoi a-t-on tant critiqué la colère ? C’est l’analyse proposée par M. Erman.
Au bout de la colère, de Michel Erman
Tout de suite, l’auteur fait tomber un amalgame que nous sommes souvent tentés de faire :
Quand elle ne verse pas dans la haine, la colère n’est pas une figure du mal : elle s’apparente à une transgression et non pas à de la malveillance ni à de la méchanceté car elle est d’abord égotiste.
(page 14)
Finalement, ce qui déplaît dans la colère, ce n’est rien d’autre que la remise en cause qu’elle peut produire, à la fois dans les relations interpersonnelles qu’à des niveaux sociaux, politiques ou économiques plus élevés. Elle risque de casser le lien humain, de désocialiser ; une idée plutôt mal vue dans une société déjà fragmentée comme la nôtre.
Mais Michel Erman précise :
Ala colère, on oppose psychologiquement le calme ou, moralement, la lucidité. Mais d’un point de vue existentiel, la colère est le contraire de l’insouciance et de l’indifférence ; elle est à sa façon une ouverture au monde. (pages 15 et 16)
Tout à la fois destructrice du lien social et proximité avec autrui, la colère semble se jouer des représentations. Le paradoxe est posé, l’essai philosophique peut ainsi commencer.
La colère a longtemps été une émotion interdite par les philosophes. Bannie, elle est devenue monnaie courante, et même instrumentalisée, mise sur le devant de la scène pour des fins plus ou moins louables. Elle serait pourtant un bien social, d’expression personnelle ou collective des impressions et des maux plus profonds. Plus encore, la colère exprime la résistance, l’opposition à l’oppression, et fait ainsi appel à l’entendement pour le philosophe, devenant ainsi quasiment un acte. En effet, dans la colère, point de jeu de rôle, de masque social, le colérique (sans aucune vision péjorative !) joue la carte de la sincérité. La colère est alors une « puissance d’être », infiniment passionnante.
La colère a longtemps été honnie parce qu’elle était considérée comme une faute morale (parce qu’associée systématiquement à la violence). Pourtant, Erman indique qu’elle est plutôt « une faute contre les convenances, sociales ou religieuses ». Idem, la colère rentre en conflit avec les idéaux sociaux et, ne rentrant pas dans la norme, elle n’en devient que moins désirable.
L’un des apports précieux de cet ouvrage est la définition de degrés de la colère : l’irritation, l’indignation et la fureur. Plus encore, l’auteur file une jolie métaphore quant à son analyse de la colère chaude qu’est le populisme, qui nous mène à considérer la colère révolutionnaire comme un réseau bancaire en crise. Et, en une phrase, Erman fait vaciller la vision que l’on a du populisme :
Notons, d’emblée, que la notion de peuple ne renvoie pas à populus, ou ensemble du corps politique formé de citoyens, mais à plebs, c’est-à-dire à ceux qui se jugent dominés dans un monde incertain, considéré comme un obstacle à l’existence, tant il semble fonctionner à leurs dépens et susciter sentiments d’exclusion et peur de l’avenir. (page 97)
Outre cet exemple, que nous détaillerons juste après, la colère est bien légitime. Elle est le « courage de survivre », parce que « c’est la vie qui palpite dans le corps de l’enfant innocent comme dans le cœur de l’homme livré au mal le plus absurde. La colère est originelle et immémoriale » (page 149). De quoi nous réconcilier avec nos émotions ?
Qu’est-ce que le populisme ?, de Jan-Werner Müller
Le constat initial est saisissant :
Si la faculté de jugement politique, qui selon Hannah Arendt est libre, consiste avant tout à pouvoir établir des distinctions, alors il est permis de dire que la capacité de jugement ne se porte peut-être pas si bien que cela en Europe, dans la mesure où aujourd’hui tout, absolument tout, y est l’objet d’amalgames, sans le moindre état d’âme. (page 14)
Le sous-titre nous avait fait comprendre que l’auteur serait sans détour (« définir enfin la menace »), mais son ouverture pose le cadre.
Toujours aussi clairement, Müller explique que le populisme ne peut être compris qu’au filtre de la théorie démocratique. Il y ressemble, il a parfois pu la renforcer, mais il tend à être anti-démocratique. Mais la géniale distinction de Müller est la suivante :
Si la formule populiste « nous sommes le peuple » laissait place à un « nous aussi sommes le peuple », alors nous aurions là une revendication pleinement légitime de la société civile (page 26)
Faisant l’éloge de la complexité, l’auteur s’en prend à l’idée populiste du bon sens, qui permettrait de tout expliquer de tout comprendre ; et dresse le portrait du populisme. D’abord, il est une critique violente des élites qui sont, par définition, contre le peuple. Ensuite, seuls les populistes sont le peuple, à 100 %. Ils ont également une obsession pour les contrats passés avec le peuple, dans la perspective d’un mandat impératif qui leur serait confié. Contrairement aux idées reçues (et à leurs propres affirmations), ils ne cherchent pas la volonté générale mais bien l’esprit du peuple, tel qu’ils l’ont défini. Ainsi, nul besoin de débat, de représentation nationale. Enfin, bien sûr, cette pseudo-volonté générale doit être représentée par un leader.
Pourtant, le peuple est insaisissable, et c’est bien là un précieux conseil aux démocrates. Parce qu’en face, le populisme n’accepte pas d’être placé en minorité ou dans l’opposition, dans la mesure où il représente le peuple et/ou la nation. Bref, le cercle infernal anti-démocratique s’enclenche, notamment par le refus de reconnaître la défaite.
Anti-pluralistes et obsédés par un peuple soi-disant uni(que) et indiscutable, les populistes réussissent le tour de force de maintenir les caractéristiques détaillées précédemment y compris au pouvoir. La critique des élites est toujours possible, il suffit de changer d’échelle (l’Union Européenne par exemple) ou encore de se mouvoir dans le temps (les élites passées, les élites en cours de formation, etc.).
Müller explique ainsi que les populistes font appel à
trois techniques d’exercice du pouvoir : prise de possession de l’appareil d’Etat, clientélisme de masse et discréditation de toute opposition.(page 90)
Inspiré respectivement de Fraenkel et de Habermas, l’auteur dresse le tableau du pouvoir politiste comme la mise en place d’un Etat-double dans une démocratie défectueuse.
En rafale, l’auteur critique les postures actuellement adoptées pour lutter contre les populismes. D’abord en précisant que processus ne signifie pas automatiquement progrès. Ensuite, que l’ « exclusion automatique » est contre-productive (sinon, l’on commence à marcher vers la fin du pluralisme). Sans oublier l’erreur qu’est de qualifier de populiste toute critique de l’Union Européenne ou proposition divergente quant à l’intégration européenne (l’auteur en profite alors pour rappeler le triangle d’incompatibilité suivant : intégration économique, souveraineté nationale et démocratie).
Et dans une conclusion en 10 thèses, Jan-Werner Müller se veut à la fois être un savant pédagogue et un sévère maître à penser.
Guillaume Plaisance
Bibliographie
Au bout de la colère – Michel Erman – Plon
Qu’est-ce que le populisme ? – Jan-Werner Müller – Folio