Comprendre, c’est affronter de manière attentive et sans préméditation la réalité et la résistance que celle-ci oppose quelle que soit cette réalité. – Hannah Arendt, Introduction aux origines du totalitarisme
Que cesse l’inquiétante ère de la simplicité ! Les concours sont trop difficiles à obtenir, les philosophes trop compliqués à lire, les autres trop complexes à décrypter. Pourquoi devrions-nous nous contenter du simple, pire de la simplification (auquel cas, par qui ? comment ? et dans quel but ?) ? Le souci d’accessibilité est la réponse habituelle à notre interrogation. Les auteurs et conteurs – que nous sommes tous au quotidien – sont invités à s’exprimer de manière simple, claire, avec une langue sans détours ni images. Interdits, aussi, les méandres de la pensée : il faut donner l’illusion d’une pensée limpide, immédiatement compréhensible, presque linéaire, progressive, pour ne pas perdre les lecteurs ou l’audience.
L’on peut aisément comprendre cette exigence, ne serait-ce que pour être écouté, entendu, lu, visible même. Le problème réside ailleurs : l’exigence de simplicité, de décomplexification, est devenue une obsession. C’est le monde entier, et avec lui chacun de ses éléments, qui doit passer au filtre de la simplification. Et pourtant, non, le monde restera toujours complexe, souvent incompréhensible. C’est d’ailleurs son absence de sens (ou à l’inverse la multitude de sens que le monde peut prendre) qui lui donne sa valeur, et qui explique son existence. La « résistance » de la réalité, c’est sa complexité.
Qu’est-ce que la complexité ?
Pour répondre à cette question, c’est le spécialiste du sujet qu’il convient de convoquer, Edgar Morin, qui écrit dans son Introduction à la pensée complexe (2005) : « La complexité est donc liée à un certain mélange d’ordre et de désordre [en tant que] mélange intime. ». Est complexe ce qui est « composé d’éléments qui entretiennent des rapports nombreux, diversifiés, difficiles à saisir par l’esprit, et présentant souvent des aspects différents » (CNRTL).
Parce que difficile à comprendre, contraire à l’image idéale d’ordre, le complexe est à éviter. Ce rejet du complexe émane avant tout de l’héritage grec de la philosophie occidentale, et en particulier le principe de non-contradiction d’Aristote. Selon le philosophe, « il est impossible qu’un même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps et sous le même rapport à une même chose » (Métaphysique). Des auteurs comme Hegel ont tenté de dépasser ce principe même de tension et d’opposition. La dialectique va au-delà et propose de créer des liens entre les opposés et les contraires. Néanmoins, cette pensée n’a pas été majoritaire, et la pensée occidentale s’est longtemps complu dans l’antonymie simplicité – complexité, négligeant alors les liens très puissants qui les relient.
L’un n’existe pas sans l’autre, mais en plus elles représentent ensemble la réalité de la condition du monde et de l’homme : de l’évidence au mystère, du clair à l’obscur, du simple au complexe. De la même manière que la nuit n’est pas que l’absence du jour, ayant une entité propre ; la complexité et la simplicité coexistent, interagissent et se construisent ensemble. En clair, éradiquer la complexité dans un idéal de simplicité reviendrait à tuer cette dernière. Evacuer la complexité ne permettra pas d’atteindre la simplicité, ce serait s’en éloigner. Sans compter que sans complexité, rien n’est, n’advient et n’existe.
Drogués à la causalité
L’abus de la simplicité se traduit notamment par l’usage permanent des modèles. Toutes les disciplines s’y plient avec joie, des sciences dures aux sciences humaines. Edgar Morin avait insisté sur ce point, notant que « toute théorie, y compris scientifique, ne peut épuiser le réel, et enfermer son objet dans ses paradigmes ». En science, la plupart du temps, les hypothèses posées par les chercheurs montrent qu’ils ont conscience du caractère réducteur des conclusions et des modèles utilisés.
Il n’en est rien pour les individus. Chacun d’entre nous, au quotidien, se plait à l’idée de poser des étiquettes sur les choses et sur les autres. François de Smet note l’accoutumance à la causalité, cette obsession pour le schéma déductif. A partir des maigres informations que nous détenons sur les autres (ou sur une situation, une chose, etc.), nous en tirons une série de conclusions, par déduction et parfois induction. Ces conclusions, biaisées et partielles, rassurent, et donnent une image, simple, de l’altérité. La négation de l’identité et de l’unicité des personnes que l’on simplifie est souvent inconsciente, mais non moins dévastatrice. François de Smet va plus loin, considérant même dans Lost Ego (2016) que notre libre-arbitre est une création. Peut-être pour se rassurer face à la complexité du monde et surtout … du Moi ?
Une protection et une menace pour le Moi
L’être et le pensant sont complexes, difficiles à saisir. Si l’introspection est si effrayante, c’est parce que s’observer soi-même met souvent en péril l’image que l’on a de soi. Lorsque l’on arrive à déverrouiller une porte mentale en nous, celle-ci ne débouche que rarement sur l’évidence et la simplicité. Le plus souvent, de nouvelles interrogations émergent, venant complexifier la situation. Wittgenstein, dans ses Investigations philosophiques (1953) a justement attribué à la philosophie le rôle de « [défaire] dans notre pensée les nœuds que nous y avons introduits de façon insensée ; mais c’est pour cela qu’il lui faut accomplir des mouvements aussi compliqués que le sont ces nœuds ».
La complexité du Moi effraie, et elle est en effet une triple menace. D’abord, la complexité du Moi s’exprime dans la façon de voir le monde, au travers d’une multitude de filtres. Autrement dit, la complexité du Moi vient modifier l’environnement dans lequel nous vivons, rendant difficile l’accès à l’objectivité et ainsi à la vérité. Mensonge et erreurs sont donc quotidiens, involontairement la plupart du temps. Ensuite, la complexité du Moi pose problème quand elle concerne autrui. « Toi », « Lui », « Elle » sont aussi complexes, et il est donc difficile de les saisir, de les comprendre, de savoir comment réagir parfois. Et enfin, la complexité du Moi est une menace pour le Moi lui-même, puisque l’on a alors tendance à simplifier nos états d’âmes, nos schémas mentaux. A vouloir les clarifier, les émotions, les pensées et l’identité en sont simplifiés, modélisés, conceptualisés. L’ipséité même s’en voit brisée, alors que l’on pourrait envisager d’accepter notre chaos intérieur comme l’envisage Nietzsche pour son Surhomme.
Malgré tout, la complexité du Moi est une protection contre le monde extérieur. Sans complexité, nous serions transparents, prêts à être scannés par tous les individus (voire les robots et les machines) qui nous entourent. Echapper au monde et s’en retirer sont des conditions sine qua non pour mieux y revenir, y être authentique. L’Homme en tant qu’être qui a à être doit briller par son absence – pour reprendre la pensée heideggérienne –. Cette complexité est une assurance contre le monde menaçant, mais aussi contre soi. La pensée freudienne de l’inconscient, de l’autocensure et du refoulement met parfaitement en exergue la complexité de l’individu comme rempart contre lui-même.
Réduire la complexité ?
Réduire la complexité est une ambition dont la politique s’est emparée. Les programmes, les prévisions et les discours s’appuient sur les modèles – encore eux – pour représenter la réalité et ensuite agir. Mais attend-on vraiment de la politique qu’elle simplifie le monde aux yeux des citoyens ? N’est-ce pas plutôt qu’elle agisse sur le monde pour influencer le cours des choses, et recréer le lien qui unit les hommes ? L’action arendtienne inaugure une nouvelle ère, un monde sans cesse renouvelé, et en cela particulièrement complexe. Cette capacité à réunir est le miracle de l’action pour Arendt. L’action a ce quelque chose d’ineffable, d’indicible, d’infiniment complexe. Il y a aussi de cela dans la crise politique occidentale, une mauvaise orientation de l’action.
Même de bonne foi, la politique est donc souvent hors des attentes, en cherchant à construire auprès des citoyens des explications simples aux phénomènes. Les responsables politiques tentent ainsi de monopoliser l’action publique en montrant qu’ils sont les seuls à avoir le niveau d’influence nécessaire. Mais la situation est encore pire quand des idéologies ou des modèles s’ajoutent dans les idées politiques. L’idéologie n’est qu’une clef de lecture parmi tant d’autres.
Ainsi, face aux théories sociologiques holistes et de l’individualisme méthodologique, Edgar Morin souligne avec raison :
« La société est produite par les interactions entre individus, mais la société, une fois produite, rétroagit sur les individus et les produit. (…) Autrement dit, les individus produisent la société qui produit les individus. ».
Malgré tout, ce qui demeure rassurant, c’est que la recherche de la simplicité correspond à un long processus complexe qui y mène. L’essentiel est donc de le rendre visible, pour que chacun ait accès à l’iceberg dans son ensemble, et non seulement à sa partie émergée.
Une condition d’existence ?
L’absence de complexité nierait la réalité. Par-dessus tout, elle tuerait la notion même d’intimité, cette relation tellement incroyable que seule son expérience permet de l’appréhender. L’intime, à la fois en tant que profondeur de l’être et relation fusionnelle avec autrui, relève du stade ultime de la complexité tant la notion même d’altérité est mise à mal. L’Intime de François Jullien invite l’« élu(e) » à faire tomber les barrières du corps, de la finitude, de l’extériorité. Se crée une intériorité commune, sans fond. La fusion mentale de ces corps sans conséquence physique ne relève-t-elle pas de la plus haute définition de la complexité ?
A partir de là, la pensée comme l’expression complexes se comprennent. Ce sont des pensées dans le « langage expressif » de Merleau-Ponty, qui permet de matérialiser une expérience sensible ou cognitive. Le vertige qui prend face à une expérience hors du commun ne rend-il pas muet tant elle est complexe ? Nous avons besoin de cette pensée complexe pour exister. L’angoisse que nous ressentons face à l’infiniment grand ou petit, tant à l’égard de l’espace (que sommes-nous face à l’immensité de l’Univers ?) que du temps (que vaut une vie humaine dans l’histoire de la Terre ?), est atténuée par le complexe. L’incompréhension préserve parfois du malaise. Quant au vertige qui nous prend face au complexe, il nous permet de mieux exister. Nous sommes finis, il est vrai. Le savoir doit nous rendre faire tendre vers l’infini, et donc la complexité.
Pour toutes ces raisons, la complexité ne doit pas être fuie, mais plutôt recherchée. Elle rend l’expérience humaine, la vie en elle-même, plus digne d’être vécue. Complexe, le monde mérite encore plus d’être aimé : c’est l’Amor mundi d’Hannah Arendt, cet amour pour le monde et du monde tel qu’il est. Nous avons tout intérêt à aimer ce monde, celui dans lequel des choses qui n’auraient pas du arriver sont arrivées. Parce qu’imprévisible, il nous fait sentir vivants. Et c’est par l’Action que nous pourrons un tant soit peu l’influencer. Ainsi, pour penser le monde dans son infinie complexité, science et hommes peuvent se tourner vers le perspectivisme et le syncrétisme. Ils ne suffiront pas pour tout comprendre, évidemment. Mais au moins, nous saurons au mieux, grâce à la conjugaison des vues et pensées de tous.
Guillaume Plaisance
Article intéressant qui traite de la complexité en toute simplicité, sans pour autant la réduire à une notion floue et incompréhensible.
Merci pour cet article magnifique. Bonne continuation !
bonjour ce texte est brillant et fait preuve de plein de lucidité c’est un régal.
Bravo
Merci pour cette approche de “philosophique” de la complexité.
Votre action a été perçue.